« Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou son agression » Albert Memmi, « Le racisme, essai de définition », La Nef, n° 19-20, septembre-décembre 1964, pp. 41-47

La définition du grand sociologue Albert Memmi, souvent reprise, fait autorité. Elle recouvre bien l’ensemble de la pensée et des comportements racistes. Elle souligne en particulier leur caractère instrumental et leur dimension fantasmatique, souvent inextricablement mêlés. Le problème est qu’elle est trop large. Memmi n’assure-t-il pas, dans le même article, que « c’est le racisme qui est naturel et l’anti-racisme qui ne l’est pas » ? Il y aurait de quoi désespérer, si derrière ce « racisme » ne se glissaient d’autres comportements, qu’il importe de distinguer, et dont certains sont moins potentiellement dévastateurs. Ainsi de la xénophobie, cette hostilité à l’étranger en général (à commencer par les populations immigrées) ou, plus souvent, à certains étrangers en particulier. Elle peut conduire à des discours de type génocidaire, tel celui du Montagnard Barère, en 1793, à propos des Anglais, «une peuplade étrangère à l’Europe, étrangère à l’humanité : il faut qu’elle disparaisse » . Mais le degré de théorisation, l’universalité et la stabilité dans le temps de la pensée xénophobe ne sont pas comparables à ceux de la négrophobie ou de l’antisémitisme. C’est encore davantage le cas de l’ethnocentrisme, qui par définition ne concerne qu’un peuple. Sous une forme virulente, il amène une fermeture à l’autre et au monde, et peut conduire à la violence. Mais, le plus souvent, il correspond à un patriotisme de clocher, discutable mais sans doute inévitable complément du sentiment d’appartenance à une communauté, à l’aune de laquelle les autres sont jugés. Ainsi bien des populations se désignent du mot « être humain », dans leur langue, dont on a fait leur nom. Il convient encore d’évoquer les diverses formes d’hétérophobie – ce qu’on désigne souvent, improprement, comme « racisme anti-jeunes » ou « anti-vieux », ou « anti-obèses », ou « anti-paysans », ou « anti-urbains », etc. Un cas particulier, d’une grande importance aux deux derniers siècles, fut (est toujours?) l’hostilité aux plus riches (ou aux moins pauvres), théorisée comme anticapitalisme et qui, en particulier à travers sa fréquente focalisation sur la finance, se greffa souvent sur la vieille haine des Juifs ou, dans d’autres régions du monde, des Arméniens ou des Chinois.

Prise en charge dans les pays communistes sous forme de « haine de classe », valorisée et encadrée, elle conduisit dans certains cas à d’effroyables ravages, qui ne le cèdent en rien en gravité à ceux du pire racisme. Il s’agit cependant d’autre chose, comme pour les objets d’hostilité précédemment évoqués : ils n’ont des groupes soumis au racisme ni la stabilité dans le temps (un riche devient pauvre, un jeune cesse vite de l’être…), ni les contours relativement aisés à définir, et sur lesquels agresseurs et victimes s’accordent à peu près. On peut rattacher à l’hétérophobie le mépris masculin pour les femmes –ou sexisme-, qui en diffère certes par la stabilité du groupe-cible, mais qui, en dépit de l’océan de souffrances qu’il a provoqué, se distingue du racisme par l’absence de menace de ségrégation radicale ou d’élimination globale.

Quant au racisme, il s’agit d’une vision du monde fondée sur une raciologie, où les groupes humains sont distingués suivant des critères biologiques, dotés d’une grande stabilité –voire d’une immuabilité- liée à leur hérédité, et qui sont étroitement liés à une caractérologie bien précise, elle-même résistante au temps, aux migrations, aux changements de mode de vie et à l’éducation. Ces races clairement différenciées ne sont pas égales : formant système, leurs traits de caractère, leur intelligence, leur beauté sont hiérarchisés. Si l’on s’en tient à ces énoncés descriptifs (que peu vers la fin du XIXe siècle auraient remis en cause), on parlera (à la suite de Pierre-André Taguieff ) Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1988 de racialisme.

Le racisme y ajoute du performatif et une visée politique, qu’elle s’en tienne au discours ou se traduise en actes. Cette visée peut prendre plusieurs formes, d’inégale radicalité, et pas seulement celle de l’extermination, du génocide, avec lequel le racisme est venu se confondre après la Shoah.

  • La plus courante est la domination, qui s’exprime au travers de la colonisation, de l’exploitation du travail, de l’inégalité en droit ou, plus bénignement, du paternalisme, l’inférieur en race étant assimilé à un grand enfant.
  • Vient ensuite la ségrégation, comme dans le Sud des États-Unis à la suite de l’écroulement du système esclavagiste d’exploitation, en Afrique du Sud (apartheid) ou en Allemagne nazie avant la « Solution finale ».
  • Un pas de plus, et c’est l’élimination, le plus souvent par expulsion (« nettoyage ethnique »), parfois (on y rêva beaucoup dans les facultés de médecine) par stérilisation.

Pour presque tous les racistes, le mélange des races est une abomination, les métis des dégénérés : la mixophobie est à l’ordre du jour.

L’intérêt de cette définition restrictive est de faire ressortir l’ancrage historique précis du racisme, qui n’a rien de l’intemporalité anthropologique que lui prêtait Memmi. Les hommes ont sans doute toujours pensé le monde par stéréotypes souvent hiérarchisés, mais ceux-ci n’ont guère été raciaux avant le XVIIIe siècle. Les distinctions furent fréquemment d’ordre religieux.

  • Ainsi les Portugais débarqués en Inde, au XVIe siècle, se disaient entourés de Mouros da Meca (musulmans moyen-orientaux), Mouros da Terra (musulmans indiens) et Gentils (hindous), la couleur de peau et les traits physiques n’étant qu’accessoires.
  • Aux Indes néerlandaises (Indonésie), après 1854, les Eurasiens (métis), les soldats d’origine africaine de l’armée coloniale et plus tard les Japonais furent classés « Européens ». Mais il était enjoint à une autochtone de se faire baptiser pour pouvoir épouser l’un de ces derniers.
  • Aux Antilles françaises, le célèbre Code Noir de 1685, qui régulait le droit de l’esclavage, ne distinguait pas les Noirs libres des Européens. C’est en 1733 que les métis et les conjoints de Noires furent exclus de l’administration. Entre 1773 et 1779, les libres de couleur durent adopter des noms et des vêtements distincts.

Le Dictionnaire de Trévoux, dès 1704, avait légitimé l’assimilation entre couleur de peau et infériorité de la condition : « Nègre. Se dit aussi de ces esclaves qu’on tire de la côte d’Afrique ». C’est bien la mise en esclavage qui avait entraîné le racisme, et non l’inverse. Un millénaire plus tôt, une évolution analogue s’était produite dans le monde musulman : les esclaves noirs avaient reçu une appellation particulière (abid), distincte de celle des esclaves européens, la littérature arabo-berbère s’emplissant dès le IXe siècle de notations dépréciatives à leur encontre.

En dépit des assertions grossièrement négrophobes et antijuives d’un Voltaire, l’ère des Lumières était trop empreinte d’optimisme universaliste pour donner naissance au racisme moderne. Celui-ci apparut vraiment vers le milieu du XIXe siècle, produit de la laïcisation croissante des sociétés occidentales, de la tentation scientiste et, de manière réactive, de l’émancipation progressive des Noirs et des Juifs, qui remettait en cause des situations acquises.
L’attaque vint de certains milieux catholiques et nationalistes d’extrême-droite, comme en France lors de l’Affaire Dreyfus l’Action Française dont le chef, Charles Maurras, entendait promouvoir un « antisémitisme d’État » qui dénationaliserait l’ensemble des citoyens juifs. Mais ces groupes, dans la continuité de l’hostilité chrétienne ancestrale à l’encontre du « peuple déicide », ne théorisèrent guère un racisme plus global.

Quant aux courants conservateurs et libéraux, ils étaient dans l’ensemble peu racistes. Les plus virulents furent alors d’illustres représentants des milieux scientifiques (médicaux en particulier) et, jusque vers 1900, de la gauche radicale. Pour les premiers, les progrès de la biologie (surtout au travers de savantes mesures des crânes, ou craniométrie), puis de la génétique, allaient donner une base scientifique à la définition d’espèces humaines différentiées. Et celles-ci, au travers de l’eugénisme positif (sélection des meilleurs dans une logique de haras humains) ou négatif (interruption de la reproduction des « médiocres »), allaient bientôt pouvoir être remodelées pour le bien commun.

Pour les seconds, la naissance d’un « homme nouveau » régénéré était également à l’ordre du jour, cependant que le progressisme cautionnait la contrainte sur les peuples « arriérés », en particulier au travers de la colonisation. Plus constamment encore, l’hostilité au Capital se focalisait sur son incarnation visible – les Juifs, tous des Rothschild en puissance. Ainsi de Karl Marx, dans l’un de ses premiers ouvrages, Sur la question juive (1844) : « Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent (…) (Le Juif) décide du destin de l’Europe ».
Le doux socialiste utopique Charles Fourier (1772-1837) voit dans les « hordes de Juifs (…) la lèpre et la perte du corps social ». Il est vrai que, pour lui, les Arméniens sont d’ « autres héros de la fourberie mercantile », les Turcs des « bêtes féroces à figure d’homme » et les Chinois «le peuple le plus fourbe et le plus lésineux de la terre ». Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), père de l’anarchisme, écrit dans ses Carnets : « Le Juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer. » Le Prussien Eugen Dühring (1833-1921), philosophe socialiste, anticlérical, féministe, propose d’exclure les Juifs de toutes les fonctions sociales et politiques importantes, et ajoute, à propos de ces races « hostiles à la vie », qu’ils représentent en compagnie des Arméniens : « le cafard humain n’a pas le droit à l’existence ».

Il convient cependant de reconnaître que, chez ces penseurs, le racisme n’est qu’un élément parmi bien d’autres. Il n’en va pas de même chez les trois « papes » français du racisme, dont l’influence fut grande au-delà des frontières, en particulier en Allemagne. Joseph-Arthur de Gobineau (1816-1882), auteur d’un Essai sur l’inégalité des races humaines, nostalgique de l’Ancien Régime, a la hantise du « mélange des sangs », accusé de mener le monde à une décadence inévitable. La seule réalité, le seul moteur de l’histoire est la race. La blanche, responsable de « tout ce qu’il y a de grand, de noble, de fécond sur la terre », est cependant issue d’Asie (« Rien de ce qui a été trouvé dans le monde ne l’a pu être ailleurs »), où Gobineau séjourna longuement comme diplomate (en Perse), allant jusqu’à se dire musulman.

La race blanche a vocation à dominer la jaune, dénuée de toute noblesse ou créativité, et surtout la noire, qui « ne sortira jamais du cercle intellectuel le plus restreint ». Gustave Le Bon (1841-1931), qui usurpe le titre de docteur en médecine, combine l’adaptation du concept darwinien de « lutte pour la vie » aux sociétés humaines (ce qu’on dénomme darwinisme social) et le polygénisme défendu par Voltaire : les races constitueraient des espèces distinctes, sans origine commune. Violemment antisémite, antichrétien, négateur de toute morale universelle (l’ « âme des races » gouverne tout), il rapproche des singes tant les Noirs que les femmes, au cerveau trop étroit. La pureté raciale lui est essentielle : « Les croisements sont désastreux entre peuples de mentalité trop différente ».
La médecine moderne et l’hygiène devraient cesser de préserver « la foule des dégénérés de toute sorte ». Il prône la guerre comme moyen de sélection naturelle : « Tout ce qui est faible est bientôt condamné (…) à périr ». Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), républicain, candidat socialiste à Montpellier, félibre, darwinien, avance que « l’hérédité nous écrase ». S’il n’y a pas actuellement de race pure, il importe d’introduire un « sélectionnisme » radical en Europe, et de stériliser les « inférieurs », sous peine d’avoir à livrer des « guerres d’extermination ». Il convient de faire triompher la « race nordique » blonde aux yeux bleus, par-delà les frontières nationales. La démocratie est « le pire des systèmes », car elle entrave « l’élimination des éléments inutiles ». On ira vers une « race unique et parfaite » en découplant radicalement l’amour et la volupté de la reproduction, artificialisée et réservée à un petit nombre de mâles « d’une perfection absolue ».

C’est cependant l’Allemagne qui, après 1880, devint le foyer le plus virulent du racisme. L’influent biologiste Ernst Heinrich Haeckel (1834-1919) sépara radicalement en 1868 les branches sémitique et « aryenne » de l’humanité, que Gobineau (qui n’était pas antisémite) réunissait dans la même race. Le journaliste Wilhelm Marr (1819-1904), athée, venu de l’extrême-gauche, inventa en 1879 le terme antisémitisme dans son pamphlet La victoire de la juiverie sur la germanité, qui connut douze éditions en un an : les Juifs, même convertis au christianisme, seraient pour l’éternité inassimilables, car « la séparation (…) réside dans le sang ». Marr, tout à sa dénonciation d’une « société enjuivée », créa dans la foulée une Ligue des Antisémites, soutenue par Richard Wagner et par le grand historien Heinrich von Treitschke. Une Union pour l’extirpation des Juifs lança en 1880 une pétition, signée par 265 000 hommes adultes, qui exigeait une désémancipation :
« … La juiverie est une puissance de fait qui ne peut être abattue qu’en mettant en œuvre les moyens concrets et réels dont dispose l’autorité de l’Etat. Parmi ces moyens, il faut accorder la première place à la réforme de la législation qui avait rendu possible l’exploitation et la décomposition du peuple allemand par les Juifs et par les Allemands qu’avait contaminés l’esprit juif. Tout retard aurait des conséquences fatales. »

Hitler ne naîtrait que neuf ans plus tard, mais il n’aurait plus rien à inventer. Il se contenterait d’agir.

Jean-Louis Margolin Aix-Marseille Université

Version étendue du texte paru dans Histoire de l’Homme coordonnée par Christian Grataloup chez Le Monde-La Vie