Source de l’article : Yann Richard, « Les stratégies de Gazprom : un problème géopolitique ? », Revue Géographique de l’Est [En ligne], vol. 50 / 1-2 | 2010, mis en ligne le 05 septembre 2011. http://rge.revues.org/2875

Yann Richard, docteur agrégé en géographie enseignant à la Sorbonne, étudie les dynamiques territoriales de l’Europe de l’Est. Dans cet article publié en 2010 dans la Revue Géographique de l’Est, il propose de se pencher sur la pertinence d’une approche géopolitique du rôle de Gazprom dans les relations énergétiques entre l’Union Européenne et la Fédération Russe. Selon lui, si une interprétation géopolitique est pertinente sous certains aspects, il faut privilégier une approche économique dans la plupart des cas. Opposer deux blocs (UE et Russie) serait une simplification abusive en regard des dissensions entre les pays membres, d’autant plus que certaines firmes européennes tentent d’établir des relations directes avec Gazprom sans passer par les institutions nationales et supranationales.

Alors qu’on envisage trop souvent le rapport de dépendance sous un angle unilatéral, le marché des hydrocarbures entre Russie et UE trouve ses fondements dans une dépendance réciproque. L’instabilité des régions productrices du Moyen-Orient impose à l’Union Européenne de développer des échanges solides avec la Russie, pays stable et fournisseur incontournable, à moyen terme pour le pétrole et à long terme pour le gaz. Mais la Russie, dont l’économie repose en grande partie sur l’exploitation des hydrocarbures, dépend fortement des exportations, notamment vers l’UE, son principal consommateur. La relation de dépendance est en fait bilatérale, d’autant plus que le gaz ne constitue qu’une modeste part du système énergétique des pays de l’Union. Les relations énergétiques entre la Fédération Russe et l’UE témoignent de l’opposition entre deux modèles d’intégration. La Commission Européenne tente de réguler le marché de l’énergie avec ses partenaires en faisant peser des contraintes sur le marché intérieur et en essayant d’exporter ses normes aux pays du Sud-Est de l’Europe intégrés au marché européen. Supposé promouvoir une coopération internationale, ce modèle se heurte aux réticences de la Russie mais également à celle de nombreux pays membres, et ne parvient pas à dépasser les jeux d’intérêts nationaux.

Le modèle d’intégration russe, dans lequel Gazprom, de concert avec l’administration fédérale, joue un rôle central, utilise ces dissensions pour conquérir le marché européen de l’énergie en développant des relations d’entreprise à entreprise. Gazprom pénètre le marché européen en multipliant les IDE dans les firmes de l’Union. Le géant russe du gaz a pris l’Allemagne pour point d’ancrage en Europe en créant Wingas en partenariat avec l’allemand BASF, accédant ainsi à la distribution de gaz en Allemagne et dans l’Ouest de l’Europe. Gazprom essaie également de devancer la CE grâce aux consortiums Nord Stream et South Stream, qui impliquent de nombreux pays membres. Le Nord Stream consiste à construire, en partenariat avec les firmes du gaz allemande, hollandaise et française, un gazoduc qui relie directement la Russie et l’Allemagne en passant sous la Mer Baltique. En plus d’un partenariat de firme à firme entre Gazprom et les entreprises allemandes, ce projet développe une relation diplomatique privilégiée entre la Fédération Russe et la République Fédérale d’Allemagne. Le South Stream implique beaucoup plus de pays membres (¼ de l’UE si l’Autriche accepte) et devance le projet Nabucco, faisant de la Russie l’instigateur du grand projet européen de transport d’hydrocarbure et permettant à Gazprom de s’imposer sur les marchés français et italien. Il convient donc de bien distinguer Gazprom, un acteur économique, et le pouvoir russe, acteur politique, car même lorsque leurs actions vont dans le même sens, leurs motifs sont différents : la recherche de rentabilité et de bénéfices pour l’un, la volonté d’acquérir un poids diplomatique international pour l’autre. Sur le marché russe, d’ailleurs, Gazprom est en opposition avec le pouvoir central, qui lui impose des prix de vente trop bas à son goût.

Cet article, à travers l’étude des relations énergétiques entre l’Europe occidentale et la Russie est intéressant en ce qu’il rend compte de la complexité des intérêts en jeu, souvent niée par une analyse binaire héritée de la Guerre Froide. Toutefois, il date de 2010 et la situation diplomatique entre l’Union Européenne et la Fédération Russe a considérablement évolué avec la crise ukrainienne. En 2014, la péninsule ukrainienne de Crimée a déclaré son indépendance et voté par référendum son rattachement à la Fédération Russe. Le gouvernement ukrainien issu de la révolte de l’Euromaïdan, considéré comme illégitime par la Russie, s’oppose à ce rattachement perçu comme une invasion. Les Etats-Unis et l’Union Européenne accusent la Russie de pratiquer un impérialisme qui contrevient au droit international, et ont infligé des sanctions économiques à la Fédération. En réaction à ces mesures, la Russie a décidé en décembre 2014 d’abandonner le projet Southstream, estimant que l’Union Européenne ne se montrait pas assez coopérative. Gazprom a ainsi racheté les parts des groupes ENI, Wintershall et GDF pour détourner le tracé du futur gazoduc vers la Turquie afin de trouver un nouveau client pour maintenir les volumes d’exportation. L’article de Yann Richard omet l’aspect géopolitique de l’autre grand projet de gazoduc, le Nord Stream. Lorsque la construction du pipeline a commencé, en 2005, il s’agissait déjà pour la Russie d’approvisionner le Nord de l’Europe en évitant l’Ukraine avec laquelle les relations énergétiques étaient litigieuses. Avec la crise ukrainienne, les projets de gazoduc ont donc pris une tournure fortement géopolitique. Les nuances apportées par Yann Richard n’en sont pas moins valables : la Russie dépend économiquement de ses exportations de gaz. Au vu des récents incidents diplomatiques entre la Turquie et la Russie, cette dernière pourrait se retrouver acculée par sa propre stratégie énergétique, la Turquie étant censée rattraper les exportations de gaz russes perdues en Europe. Ainsi, le gaz est un outil diplomatique à double tranchant : s’il constitue un des éléments principaux de la puissance géopolitique russe en Europe, il en est également la première limite.

Etienne Boscals de Réals, HK Sainte-Marie Lyon