Michel Dreyfus

Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme 1852-1967

Éditions de l’Atelier, 2001

Fiche réalisée par Kevin Crouzet, étudiant en Khâgne au lycée Claude-Fauriel (Saint-Etienne) en 2010-2011.


« Pourquoi mutualistes et syndicalistes, ces enfants de la Révolution industrielle ont-ils suivi à partir du XIXe siècle en France des chemins si divergents ? ». C’est à cette question posée par Henri Hatzfeld dans son ouvrage consacré à la sécurité sociale que Michel Dreyfus tente d’apporter une réponse dans Liberté, égalité, mutualité. De la tentative avortée du comte de Clermont Tonnerre (président de l’Assemblée constituante en 1789) pour créer un droit aux secours gratuits à la mobilisation collective en 1967 contre les ordonnances Janneney, l’auteur retrace l’histoire du mouvement mutualiste en France. Il explique ses relations avec les syndicats et en fait ressortir l’exceptionnalité en Europe. La Mutualité est avant tout un système de solidarité entre les membres d’un groupe sur les questions de santé et de vieillesse (retraite, obsèques).

Les sept premiers chapitres permettent de poser le cadre chronologique à l’évolution du mouvement mutualiste en France. Malgré l’existence de sociétés de secours mutuels dès le début du XIXe siècle, parfois au marge de la légalité comme celle du Devoir mutuel regroupant des tisseurs lyonnais qui prennent la tête de la révolte des Canuts en 1831, l’aventure mutuelle commence véritablement avec le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 tandis que ce dernier affiche sa volonté de lutter contre le paupérisme. Les bases d’un mutualisme impérial sont ainsi posées par le biais des sociétés approuvées afin de « réunir les différentes classes de la société, […] de faire cesser la jalousie qui peut exister entre elles, de neutraliser en grande partie le résultat de la misère » (p. 43). A l’image des sociétés de secours mutuels, elles offrent une aide financière pour les soins aux malades et les frais funéraires mais aussi, et c’est une nouveauté, pour les retraites. Avec l’aide de l’Empire qui accorde des avantages fiscaux et parfois une aide matérielle par l’action des communes, ces sociétés approuvées se développent puisque l’on en dénombre 4 200 en 1869.

Malgré cela les ouvriers apparaissent comme réticents à adhérer à ces sociétés leur préférant les chambres syndicales plus revendicatives, plus révolutionnaires et moins liées au pouvoir. Les syndicats se battent pour un avenir proche, lorsque la mutualité pense à un futur plus lointain mais les deux mouvements cherchent à améliorer les conditions de vie des salariés. De là naissent les premières tensions entre les partisans de l’assistanat et ceux de la révolution. La première grande fracture est la Commune car les mutualistes, opposés à tout mouvement révolutionnaire, refusent de participer au soulèvement. Par la suite le gouvernement républicain, en tension avec les syndicats et soucieux de ne pas voir se former un nouvel adversaire, vote en 1898 la Charte de la Mutualité qui supprime le carcan impérial. Ainsi, comme le souligne M. Dreyfus, à la veille de la Grande Guerre le mouvement mutualiste organisé au sein de la Fédération Nationale de la Mutualité Française (FNMF) depuis 1902 couvre l’ensemble du territoire avec des sociétés importantes comme celle de La Boule de Neige qui compte même des sections en Russie et en Syrie avec près de 71 200 membres en 1913. Si le développement dans les villes est incontestable, il reste plus faible dans les territoires ruraux isolés du fait d’une méfiance persistante des paysans.

L’entre-deux guerre conduit à un apaisement des relations avec le monde syndical comme lors de la défense des assurances sociales qui impliquent une cotisation obligatoire et non plus volontaire ainsi qu’un système de gestion conjointe par les deux mouvements. Puis, la « page noire » de Vichy sépare à nouveau les deux formations. Si la Charte du Travail est perçue comme un moyen de « casser les reins au syndicalisme » (p. 142) par la Mutualité, la mise en place de la Sécurité sociale à la Libération constitue un choc pour les mutualistes qui se voient privés de certaines de leurs missions comme la maladie et la vieillesse confiées maintenant aux syndicats. La Mutualité se trouve alors dans l’obligation de développer de nouvelles missions telles la protection de l’enfance ou l’encouragement de la maternité. Malgré ces tensions, les deux mouvements se retrouvent côte à côte dans les cortèges en 1967 pour défendre la Sécurité sociale contre les ordonnances Janneney.

Délaissant l’aspect essentiellement historique, M. Dreyfus, dans une seconde partie de son ouvrage, brosse le portrait du mutualiste tout en essayant d’éviter le piège du stéréotype mais toujours en conservant le souci de montrer la divergence ou non avec le syndicalisme. Les grands principes en sont la liberté, la solidarité, la démocratie et enfin l’indépendance. Mais cela reste des principes et le contraste avec la réalité est parfois saisissant comme le refus de la proximité avec le gouvernement. En effet, Léon Bourgeois, membre influent de la Mutualité au début du XXe siècle, est aussi un des fondateurs du parti radical. Cette collusion avec le parti de Clemenceau, le « premier flic de France », constitue une nouvelle ligne de tension avec les syndicats au début du siècle.

Si le XXe siècle confirme le succès d’un tel mouvement avec près de onze millions d’adhérents en 1945, les femmes vont pendant très longtemps occuper une place marginale à cause du coût important que représente la maternité. Ainsi avant la Seconde Guerre mondiale, une seule femme a réussi à siéger au sein du conseil d’administration de la FNMF et les mutualités maternelles sont encore peu nombreuses malgré les efforts de certains dirigeants. Succès du mouvement chez les individus mais faiblesse de la mémoire mutuelle. Cette partie constitue donc un moyen pour l’auteur de montrer comment le mouvement syndicaliste, qui a toujours connu des effectifs inférieurs numériquement, a réussi à bâtir une identité, contrairement à la Mutualité. Malgré les tentatives de cette dernière pour mettre en place, par exemple, un hymne – La Marseille Mutualiste – afin de concurrencer L’Internationale. Face à des syndicats exploitant les événements de la Commune ou encore le mythe résistancialiste, la Mutualité a honte de son passé. De cette incapacité à bâtir une identité collective est née la méconnaissance de ce mouvement mutualiste face au syndicalisme que l’auteur tente de corriger en insistant sur les avancées sociales qu’il a rendu possible par son action.

Le travail de M. Dreyfus est aussi à comprendre comme une réhabilitation de l’action de la Mutualité française, un mouvement unique en Europe. La confirmation d’une exception à la française transparaît dans de courts développements au sujet de la situation de la Mutualité en Allemagne, en Espagne, et en Angleterre où la formation et l’évolution sont bien différentes. Confirmant ainsi la formule d’Henri Hatzfeld « tout aurait pu s’y passer autrement et tout s’est passé autrement ailleurs » (p. 305).

Compte rendu réalisé en 2011 dans le triple cadre de la préparation du concours de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, d’un colloque organisé au lycée Claude-Fauriel et d’un partenariat avec le Comité d’histoire des administrations chargées du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (Chatefp).

– Compte rendu publié dans F. Thénard-Duvivier (coord.), Les mondes du travail en France de 1800 à nos jours, Les Cahiers du Chatefp, n°14, juin 2011. Publication librement téléchargeable en ligne.