La complexité de la situation en Ukraine appelle quelques clarifications, qui passent nécessairement par une mise en perspective historique.
Il ne s’agit pas de faire le tour de la question mais de poser quelques bases que j’espère utiles pour comprendre les discours et les actions des différents acteurs.

Kiev, berceau de la Russie ?

L’historiographie traditionnelle, russe mais aussi française, fait de l’État de Kiev constitué au IX ème siècle, l’ancêtre de la Russie. Cet État s’étend loin vers le nord, l’est et même le sud ; ses frontières sont mouvantes et mal définies. Il prend forme autour de la domination des Varègues sur des populations slaves qui ont migré dans cette région depuis le V ème siècle ( les Varègues, des Vikings, étaient également appelés Rous et ce nom est passé à celui du territoire de la dynastie kiévienne.).

L’État de Kiev, La Rous, est bien entendu revendiqué comme ancêtre de l’Ukraine par les nationalistes ukrainiens. On a donc deux revendications pour un même territoire.

Les historiens français se sont rangé dans leur majorité à l’hypothèse d’une Rous ancêtre de la Russie. Cela se fait dans le cadre d’une permanente Russophilie que que l’on peut faire remonter à Voltaire et à ses liens privilégiés avec Catherine II mais qui prend essentiellement corps à la suite des accords franco-russes de la fin du XIX ème siècle. On notera cependant cette citation de Voltaire « De tout temps l’Ukraine s’est voulue libre ».

Dans cette vision de l’histoire, l’identité ukrainienne n’est qu’un régionalisme. On retrouve cette idée dès la fin du XIX ème siècle chez un historien comme Leroy-Beaulieu dans son «L’Empire des tsars et les Russes », encore réédité.

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Elle permet certainement de mieux comprendre des déclarations qui peuvent aujourd’hui sembler surprenantes comme celles de V. Giscard d’Estaing en 1993 qui compare la perte de l’Ukraine par la Russie à ce que serait pour la France la perte de Rhône-Alpes ou de Laurent Fabius qui déclarait sur le même sujet « C’est une perte irréparable pour la Russie »
Cela conduit en tout cas dans l’opinion publique française et ses élites à une « évidence » qui mérite pour le moins d’être interrogée : l’Ukraine appartiendrait naturellement – au sens fort du terme – à la zone d’influence russe.

Le meilleur spécialiste de cette partie de L’Europe, Daniel Beauvois, remet fortement en cause cette doxa. Il parle même d’une « aberration de notre historiographie , car il s’agit de la part des Russes, copiés par les Français, «d’une captation d’héritage».

Le lien existe entre cet État de Kiev et la Russie mais il n’est pas politique, il est religieux. La Russie apparaît au XIVème et XVème siècle. C’est la Moscovie. Nulle trace sérieuse de migrations entre la région de Kiev et la Moscovie n’existe – même si elles sont avancées par certains. Il est bien incertain de défendre l’idée d’une solution de continuité politique entre les deux entités.

Du point de vue religieux les choses sont différentes. La Rous, la « Slavia orientalis » est bien l’espace qui sous l’influence de Byzance a adopté la religion orthodoxe (baptême du prince Vladimir en 988). La christianisation se fait par le sud, elle continuera vers le nord jusqu’en Russie et l’affaiblissement puis la chute de Byzance. L’évolution des rapports de force politiques, feront de Moscou la 3ème Rome.

L’écriture de l’histoire est toujours une construction. D. Beauvois dit que « les historiens sont des fabricants d’identité ». Il est souhaitable qu’ils ne le soient pas sur commande, et qu’ils gardent le maximum de distance et d’objectivité.

La domination polono-lituanienne et le rôle déterminant des cosaques

Seconde période capitale pour comprendre la situation en Ukraine, les siècles de la domination polono-lituanienne. Elle commence avec Casimir III le Grand (1333-1370) qui agrandit le royaume vers le sud-est en occupant une grande partie de la Ruthénie peuplée en majorité d’Ukrainiens. L’extension du royaume de Pologne atteint son apogée vers 1500 sous les derniers Jagellons. C’est la période du rattachement à couronne polonaise des possessions ukrainiennes du grand-duché de Lituanie. La domination polonaise culmine à la fin du XVIème siècle. Elle est faite d’un contrôle de la terre par de grands propriétaires fonciers avec une forte dégradation de la situation de la paysannerie, réduite au servage pour sa majorité, alors qu’elle était restée libre jusque là. Les élites ukrainiennes se polonisent par contre, notamment en devenant catholiques, ce qui permet d’entrer au sénat de Varsovie.

Les cosaques forment une société guerrière originale née au XVème siècle en agglomérant des serfs en rupture de ban et autres aventuriers avides de liberté. Ils sont utilisés par les Russes ou les Polonais pour protéger leurs confins, par exemple contre les Tatars.
L’insurrection d’un de leurs Hetmans (chef), Bogdan Khmelnitski, contre le pouvoir Polonais en 1654 est à l’origine d’une utilisation historique douteuse jusqu’à aujourd’hui. Se cherchant des alliés, il signe un traité d’alliance avec la Moscovie, qui est encore souvent présenté comme le rattachement de l’Ukraine à la Russie.
On peut sérieusement en douter. En effet, le successeur de Khmelnitski signe de nouveau des accords avec la Pologne et le plus puissant des Hetmans, Ivan Mazeppa, s’allie avec la Suède contre le Tsar au début du XVIIIème siècle. Reste dans l’historiographie populaire russe une Ukraine appartenant de droit à la Russie depuis plus de 3 siècles. C’est d’ailleurs en célébration du tricentenaire de l’accord, en 1954, que Khrouchtchev décide le rattachement de la Crimée à l’Ukraine.

Naissance d’une identité Ukrainienne et indépendantisme

La conscience d’une identité nationale ukrainienne de développe tout au long de la seconde moitié du XIX ème siècle. Le personnage emblématique de ce mouvement est le poète Tarass Chevtchenko, considéré comme le père de la littérature en langue ukrainienne. L’objectif de Chevtchenko et d’autres intellectuels ukrainiens est une sorte de fédération slave où l’Ukraine existerait de manière autonome.

La paysannerie ukrainienne, bien que très largement analphabète, joue aussi un rôle considérable dans cette émergence d’une identité ukrainienne. Elle est fortement politisée car elle possède une longue tradition de révoltes paysannes, contre les polonais aux XVIIème et XVIIIème siècle, qui se continuera largement jusqu’au au début des années 1920. La langue ukrainienne s’est perpétuée par les paysans. Ce n’est qu’à la fin du XIXème siècle qu’apparaissent les premiers journaux en ukrainien, à Lviv en Galicie, c’est à dire dans la partie occidentale de l’Ukraine, sous domination autrichienne.

Cet esprit national conduit à une brève indépendance. La Rada (parlement) refuse de reconnaître l’autorité du nouveau régime après le le coup d’État bolchevique de 1917 et proclame l’indépendance de l’Ukraine. Cette indépendance réelle est très brève. L’Allemagne, encore puissante, impose très vite un régime sous sa tutelle qui reprend pour son chef le vieux terme d’Hetman.

Le nationalisme ukrainien s’exprime aussi jusqu’en 1922 par l’action armée de bande de paysans « les verts » qui pratiquent une guérilla visant à empêcher toute intrusion de l’État, qu’il soit « rouge » ou « blanc », dans les campagnes et donc toute saisie de grains. Certains de ces « vert » sont politisés à l’exemple de ceux conduits par Makhno dans le sud du pays qui se revendiquent de l’anarchisme.

Et la Crimée ?

Le rattachement de la Crimée à l’Ukraine est récent. (1954) Ce n’est pas un simple cadeau du pouvoir soviétique ou alors il a été empoisonné. Pour le comprendre il faut se souvenir des difficultés de la soviétisation de l’Ukraine. La grande famine avant la seconde Guerre mondiale mais aussi les combats armés qui se poursuivent entre nationalistes ukrainiens et forces soviétiques jusque vers 1950. Le rattachement de la Crimée peut donc être perçu comme un cadeau aux élites ukrainiennes qui sont devenues très fidèles à Moscou au milieu des années 1950.

Cadeau aussi entre frères. Cette fraternité est proclamée depuis Moscou depuis plus d’un siècle, mais c’est une fraternité qui n’exclut pas les rapports de dominations : la distinction Petit-Russiens / Grand-Russiens demeure, avec son lot de relations condescendantes. Le baiser russe peut être dangereux; tous les peuples périphériques de l’Empire le savent.

Enfin, avec habileté, le pouvoir soviétique fragilise une éventuelle volonté indépendantiste de l’Ukraine en y rattachant la Crimée, peuplée alors de Russes. La même politique menée avec la Géorgie (rattachement de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud) a permis au pouvoir de Moscou d’intervenir militairement pour officiellement défendre les volontés séparatistes de ces nations.

Pour conclure.

Pour tenter d’amener quelques clés de compréhension de la situation actuelle on peut insister sur le caractère extraordinairement douloureux de l’histoire de l’Ukraine : partages multiples et dominations étrangères presque continues ; domination de la paysannerie par le servage puis par la collectivisation ; famines de 1921- 1922 puis de 1932 – 1933 ; massacres des juifs dans des pogroms puis lors de la Shoah; impositions de régimes autoritaires ou totalitaires pendant plusieurs siècles.
L’actuelle « révolution ukrainienne » n’est pas fondamentalement le fruit d’une volonté de rattachement à l’Union européenne ou au contraire de la partie est du pays à la Russie. C’est d’abord une volonté de démocratie, de voir la fin de la corruption et de la mise en coupe réglée du pays par des oligarques mafieux. Cette volonté trouve des échos dans l’histoire lointaine, depuis les pouvoirs cosaques, en passant par les résistances paysannes et jusqu’aux tentatives d’indépendance du début du XXème siècle.
On peut aussi s’interroger sur ce que donneraient les logiques que beaucoup utilisent en parlant de l’Ukraine si on les appliquaient à d’autres pays d’Europe, par exemple lorsque l’on prend prétexte de la présence de populations russophones pour justifier un droit de la Russie à intervenir, voire lorsque l’on parle des Russes de Crimée et non des russophones de Crimée. Faut-il appliquer cette logique aux populations parlant Hongrois dans les pays limitrophes de la Hongrie ? La France peut-elle revendiquer la Wallonie ? Peut-être même, parce que la capitale de Charlemagne étant Aix-la-Chapelle, peut-elle considérer que l’Allemagne est le berceau de la France.

Les sources principales de ce qui précède sont :

– l’encyclopédie Universalis

– les travaux de Daniel Beauvois dont « Histoire de l’Europe du Centre-Est, PUF, Paris, 2004. » (ouvrage collectif)

– les quatre livraisons de « La fabrique de l’histoire » consacrées à l’Ukraine footnote]http://www.franceculture.fr/emission-la-fabrique-de-l-histoire-0
->[http://www.franceculture.fr/emission-la-fabrique-de-l-histoire-0->http://www.franceculture.fr/emission-la-fabrique-de-l-histoire-0[/footnote]

On trouvera sur le site Slate.fr un dossier cartographique : http://www.slate.fr/monde/83755/cartes-comprendre-ukraine