Compte rendu réalisé par Lisiane Durand, étudiante en Hypokhâgne au lycée Claude-Fauriel (2012-2013) dans le cadre d’une initiation à la recherche en Histoire consistant également en la réalisation d’un mini-mémoire, d’une prestation orale devant un jury et de la formation au Certificat Informatique et Internet (C2i).

Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, aspect de l’identité en Grèce ancienne, Paris, Flammarion, coll. « Idées et Recherches », 1995, rééd. « Champs arts », 2012.

L’ouvrage de Françoise Frontisi-Ducroux (sous-directeur au Collège de France) s’inscrit dans une réflexion déjà amorcée par une thèse soutenue en 1987 et intitulée Prosopon : valeurs grecques du masque et du visage (éd. ANRT, Lille, 1989) à propos de l’identité en Grèce ancienne.

L’ouvrage de F. Frontisi-Ducroux est en partie bâti sur l’ambivalence du signifiant prosopon qui, en grec, désigne le masque mais aussi le visage. Ce prosopon possède une place de premier ordre dans les représentations artistiques (théâtre, littérature, poterie) et permet de comprendre le rôle du masque en Grèce mais aussi la façon dont l’individualité est perçue. En effet, le masque ne travestit pas mais au contraire révèle et s’offre au regard de l’autre dans une quête perpétuelle de reconnaissance de soi. Partant de la découverte d’un masque surprenant dans la région de Megara Hyblaea (Sicile) datant de la fin du VIe siècle av. J-C., F. Frontisi-Ducroux commence une étude sur la complexe relation qui unit le masque et le visage chez les Grecs. L’auteur s’attache en effet à démontrer la différence entre la conception du masque chez les Anciens et la nôtre, fruit d’un héritage datant du IIe siècle de notre ère qui ne le considère pas comme un outil révélateur.

C’est sur le terme prosopon que l’auteur met donc l’accent. En effet, cet unique signifiant introduit, en grec, aussi bien la notion de visage que de masque ce qui nous permet de mesurer l’écart entre notre approche du masque et du visage (qui sont pour nous deux réalités bien distinctes et même parfois contraires) et celle des Grecs. Dans un premier temps, le prosopon c’est, étymologiquement, « ce que l’on offre au regard d’autrui ». C’est donc ce qui est susceptible d’être vu mais aussi de voir. La mention du visage dans des moments clefs d’une intrigue montre bien sa fonction privilégiée dans les échanges avec l’autre. Dans l’allégorie de la caverne, Platon met en lumière cette condition. Les prisonniers qui ne peuvent pas se voir ne peuvent rien se dire. En effet, « s’ils pouvaient s’entretenir, entre eux, dit Platon, ils donneraient aux ombres le nom des objets réels… » Le prosopon apparaît donc comme la condition sine qua non permettant l’échange de parole et, a fortiori, la possibilité « d’un entretien, impossible sans entrevu » (p. 25). Le prosopon est donc révélateur et s’apparente ici à ce que nous nommons « visage » comme partie du corps consubstantielle au reste qui peut aussi bien voir qu’être vue. Le théâtre grec et plus particulièrement la tragédie est sans doute le meilleur moyen de comprendre cette notion ambivalente qu’est le prosopon grec. En fait, il joue sur l’ambigüité du terme. Ainsi, le corps textuel tragique exploite la notion associée à ce que nous avons l’habitude de nommer « visage » tandis que la représentation théâtrale exploite celle associée à ce que nous nommons « masque ». Ainsi, au théâtre, le visage de l’acteur est complètement aboli, il n’existe plus et est substitué par le prosopon du personnage, du héros, du dieu.

L’horreur des traits d’une certaine Méduse aussi nommée Gorgone (gorgoneion) ne se définit pas en termes de prosopon et pourtant c’est ce que l’on pourrait apparenter à un masque d’horreur. La laideur de leurs traits est le « paradigme du non-prosopon » pour les Grecs. Ainsi, aucun texte ne donne de description de « cette face », bien trop horrible pour être vue ou dépeinte. La face interdite est donc ce qui ne mérite pas l’attention du spectateur, ce qui ne peut s’offrir aux regards. Dès que les Grecs commencent à s’exprimer, principalement avec Homère, ils nomment l’œuvre d’art comme un thauma idesthai, « une merveille à voir », quelque chose qui frappe l’œil du spectateur. « L’image désormais n’en finira plus d’arrêter les regards, et les Grecs ne cesseront de dire leur fascination et de commenter à l’infini […] le mutisme qui les saisit, nouveau jeu de miroir, devant les images muettes » (p. 77). Dès lors, la représentation des visages se travaille et les motifs sur terre cuite offrent une base à l’auteur pour mener son étude.

Trois types de représentations sur vases attiques permettent de mieux comprendre la place du prosopon dans l’imagerie grecque.
– Tout d’abord, les Anciens n’ont cessé de présenter le sommeil et la mort comme deux frères, comme deux états qui s’apparentent. Dans le cas du sommeil, le dormeur est généralement tourné de profil. Ainsi l’échange avec les autres personnages de la scène et le spectateur est impossible. En fait, le dormeur est dans un autre monde. Dans la majorité des représentations de la mort, le cadavre est de face, le prosopon offert au spectateur. Ainsi, on parle d’apostrophè c’est-à-dire une interpellation directe de l’observateur. Dans le cadre des représentations de guerriers, l’apostrophè permet d’attirer l’attention de celui qui regarde et cette interpellation participe à la glorification du héros. Ainsi, cette représentation permet d’insister sur la plus noble façon de mourir c’est-à-dire au combat. La représentation frontale du cadavre permet donc de mettre en lumière toute la « splendeur » de cette mort.
– Le motif de l’ivresse est encore omniprésent sur les vases attiques et plus particulièrement, bien sûr, sur les récipients à vin, les coupes et les cratères. Alors, la frontalité permet de créer une intimité entre le buveur représenté et le vrai banqueteur qui observe. Le prosopon représenté est alors un moyen d’échange et peut être aussi ce qui manifeste la dimension sociale du banquet. Sur les récipients à vin, on a parfois l’image d’un alter ego bestial qui est le satyre et qui parodie les activités et les comportements de l’homme. Lorsque le face-à-face intervient dans les représentations des satyres, c’est toujours pour que les humains se voient regardés par leur double, par l’étrangeté qui sommeil en chacun d’eux. Le peintre se sert alors du satyre pour « légender » son œuvre. Il n’est pas rare que l’orientation du sexe du satyre indique la scène principale qu’il convient au spectateur d’observer.
– Enfin, le mythe de Pandore est là pour nous rappeler que la femme représente le tout premier écart face au modèle parfait : l’homme. Pourtant, on constate une très grande importance de la figure féminine dans l’imagerie attique ce qui nous pousse à croire que ce paradoxe est en effet ici pour mettre en relief l’idée du peintre. Ainsi, si la femme est beaucoup représentée sur la céramique attique, c’est toujours, et quelque soit l’orientation de son prosopon, pour symboliser sa condition d’être inférieur, soumis aux regards des hommes.

L’ouvrage de la mythologue F. Frontisi-Ducroux s’inscrit dans la droite lignée de travaux d’auteurs tels que M. Foucault ou J-P. Vernant et P. Borgeaud (L’homme grec, Le Seuil, 1993) qui s’attachent à mener des études anthropologiques et s’intéressent à l’adaptation des sociétés dans un contexte culturel unique et sensiblement très différent du nôtre.