C’est amplement mérité car il réussit un exercice compliqué, isolant à la fois les tendances de fond et il donne à les comprendre grâce à une multitude d’exemples qui dépassent la simple anecdote. Evitant tout simplisme, il cherche à nous faire comprendre ce pays qui apparait de l’extérieur comme un « tissu de contradictions » en étant le premier client au monde de Louis Vuitton alors que domine un parti marxiste-léniniste qui veut bannir le mot luxe des panneaux publicitaires.
Des rencontres grâce à huit années passées sur place
Evan Osnos est journaliste et a été pendant plusieurs années correspondant du New Yorker à Pékin. Il choisit d’organiser son propos en trois temps et vingt-quatre chapitres, à savoir le boom économique, la rébellion des Chinois contre la propagande et la censure et enfin la quête de nouvelles valeurs. Ce livre est le fruit de nombreuses rencontres et donne à voir plusieurs endroits de la Chine. Parmi les rencontres, il y a celle avec Lin Zhengyi, ce Taïwanais qui a choisi en 1979 de rejoindre la Chine continentale en laissant derrière lui toute sa famille. Il est devenu ensuite Lin Yinfu, économiste très influent. On croise aussi par exemple Gong Hainan qui s’est lancée sur le créneau des célibataires et d’internet. Au bout de sept ans, son site affiche 56 millions d’utilisateurs, ce qui en fait le plus gros service de rencontres en ligne de la Chine. En même temps ce site répond à une nouvelle réalité chinoise, à savoir le choix du conjoint qui longtemps n’a pas été possible. Aux Etats Unis les sites de rencontre permettent de faire des nouvelles connaissances, d’élargir. La problématique est exactement inverse en Chine où il faut trier parmi un milliard trois cent millions de congénères. On lira également le destin étonnant de Li Yang, celui qui permet à un grand nombre de Chinois d’apprendre et surtout de parler l’anglais, comme un sésame dans le monde actuel. Enfin, on a également droit au voyage en Europe avec Evan Osnos qui s’est immiscé dans un groupe de touristes chinois. Toutes ces rencontres constituent vraiment un des points forts du livre.
Rêves de fortune
Le journaliste livre aussi ce qu’il faut de statistiques, très utiles pour nos cours. Il ne se cantonne pourtant pas à les aligner car elles sont si énormes qu’elles ne peuvent restituer le mouvement d’une société qui représente un cinquième de la population mondiale. La Chine qu’il dépeint c’est la Chine récente, celle en train d’émerger économiquement. Citons quelques chiffres pour prendre conscience de l’ampleur de ce qui se joue actuellement en Chine : le pays construit davantage de lignes à grande vitesse et d’aéroports que tous les autres pays réunis. Toutes les six heures la Chine exporte autant de marchandises que pendant toute l’année 1978 ! Mais tout ne peut se résumer à des chiffres de croissance car un des défis majeurs c’est, pour les dirigeants chinois, de réussir l’articulation entre développement économique et maintien d’un régime unique centré sur le parti communiste. Le parti affiche tout de même 80 millions de membres aujourd’hui. La Chine est donc un immense marché mais certaines entreprises extérieures n’en possèdent pas les codes. Ainsi Home Depot, chaîne de magasins de bricolage, s’est rendue compte que les Chinois ne rêvent pas d’outils et de bricolage car ils viennent juste de sortir de la ferme et des métiers manuels des usines communistes ! En 2007, les 10 % des Chinois urbains les plus riches gagnent 9,2 fois que les 10 % les moins fortunés. Le coefficient de Gini est un bon résumé de cette contradiction qui ne fait qu’enfler entre développement économique et situation politique. L’autre exemple particulièrement intéressant sur cette gestion de la nouvelle richesse par le parti communiste concerne le monde de l’art avec notamment l’exemple d’Ai Weiwei. Ce développement économique permet à certains Chinois de voyager et par exemple en Europe. Comme le dit Evan Osnos « l’Europe est moins une région sur la mappemonde qu’un état d’esprit ». La Chine est donc paradoxale « elle abrite à la fois des fortunes à mains nues et des prisons noires, elle a une grande curiosité à l’égard du monde, mais revendique avec fierté et défiance la nouvelle place qu’elle occupe ». Pourtant la Chine change et ne croyons pas que les Chinois se laissent abreuvés par la propagande et développent des stratégies de contournement.
Quête de vérité
Pour les Etats-Unis en 1927, Harold Lasswell décrivait une situation qu’on peut sans doute appliquer aussi à la Chine : « Si les masses veulent être libres de leurs chaines d’acier, elles doivent accepter des chaines d’argent ». Loin de s’affaiblir, la mécanique chinoise de manipulation de l’opinion continue de se développer et de se sophistiquer. On voit le jeu très spécial du chat et de la souris entre blogueurs chinois et pouvoir politique. Certains blogueurs savent par exemple jusqu’où aller et s’arrêter à temps, comme une sorte d’autocensure. Un « anaconda enroulé sur un lustre » : la formule résume bien l’attitude du Parti face aux contestataires qui peuvent surgir sur internet.
Il faut là aussi appuyer le raisonnement sur quelques chiffres qui aident à comprendre ce qui se passe. Chaque jour près d’un quart de million de citoyens découvrent pour la première fois le web. Certains Chinois acceptent cet encadrement par l’Etat car ils disposent de points de comparaison sur ce que peut donner une libéralisation accélérée d’un ancien pays communiste. L’exemple soviétique est donc vu un peu comme un repoussoir. Les Chinois ont vu objectivement leur situation générale s’améliorer. En effet, l’espérance de vie est passée de 36 ans en 1949 à 75 ans en 2012. L’avantage du livre est vraiment de décortiquer la situation et de ne pas livrer un discours monochrome. Les internautes développent des techniques alternatives lorsque les censeurs bloquent un texte politique comme la charte 08 et les mots clés qui vont avec à savoir « ling ba xianzhang », les internautes contournent le problème en tapant un mot clé qui ressemble « linba xianzhang » même si l’expression signifie alors « ganglions lymphatiques de magistrat de district » ! L’auteur s’intéresse aussi aux techniques des autorités chinoises pour influencer le web avec les placeurs d’opinion. Ils sont payés un demi yuan pour chaque commentaire qu’ils postent en ligne mais ils doivent influencer de manière discrète pour ne pas risquer d’être identifiés comme des agents du parti communiste. Une de leurs stratégies est de détourner l’attention des principaux sujets. « Pour la première fois de son histoire, la République populaire dépense …davantage pour sa sécurité intérieure que pour sa défense ». Signalons aussi l’exemple révélateur du coefficient de Gini. Celui-ci mesure la distribution des inégalités à l’intérieur d’un pays. C’est donc un indice très parlant et crucial surtout pour un pays communiste et son projet théorique. Plus ce coefficient est proche de 0, plus la distribution est égalitaire. Un ancien premier ministre chinois situait à 0,40 le niveau à ne pas dépasser car au-delà il y a des risques de déstabilisation à cause de l’ampleur des inégalités. Or, où en est-on aujourd’hui ? Pendant un temps, il fut impossible de le savoir car le coefficient n’était plus publié. Il reparait finalement en affichant 0,47, mais la réalité est sans doute plus proche de 0,61, soit le niveau du Zimbabwe, pays qui ne brille pas vraiment par une répartition intérieure équilibrée de la richesse du pays.
Aspirations religieuses
Mais la Chine qui émerge économiquement ne doit pas être réduite à cette dimension, car se pose aussi la question du projet de vie ou de société. Pour poser quelques repères, signalons que la Chine compte environ quatre-vingts millions de chrétiens, ce qui en fait un groupe aussi important que le parti communiste. Officiellement la Chine reconnait cinq religions : le taoïsme, le bouddhisme, l’islam, le catholicisme et le protestantisme. L’auteur pointe ce qu’il appelle le phénomène des « églises de maison » qui sont un jour tolérées, et le lendemain l’objet d’un serrage de vis par l’Etat qui les ferme alors. Il souligne ce qu’il appelle « l’offre religieuse », en la qualifiant de riche et diversifiée. Confucius a d’ailleurs tendance à être noyauté par le parti communiste. « Vivre en Chine dans les premières années du XXIème siècle, c’est assister à une renaissance spirituelle comparable au Grand Réveil religieux de l’Amérique du XIX ème siècle ». Evan Osnos narre par exemple comment certaines familles pratiquent la « mixité spirituelle », allant tout d’abord au temple des Lamas pour prier que leurs enfants aient de bonnes notes à l’école, puis ils traversent la rue pour faire de même dans le temple de Confucius ! Il ne faut donc pas tout réduire à la question de la croissance économique car il y a aussi les aspirations individuelles. Mais, finalement, tout se retrouve peut-être autour de la question de la corruption car celle-ci allie la question de l’économie, du contrôle de l’information et des valeurs. Ainsi, « en se focalisant sur la corruption, Xi Jinping fait le pari que si le Parti déclare la guerre à sa propre iniquité le public s’intéressera davantage à la guerre qu’à l’iniquité ».
A titre d’épilogue, Evan Osnos choisit de revenir sur quelques traits de la Chine d’aujourd’hui et pointe un certain nombre de signes inquiétants. Parmi eux, le fait que la croissance économique ralentit malgré un investissement massif. Mais il propose un constat toujours équilibré en notant en même temps que le pays possède quarante pour cent des gratte-ciels en construction dans le monde, signe indéniable d’une vitalité économique. Pour cerner un pays qui change tant en peu de temps, le témoignage et le travail d’Evan Osnos se révèle donc très précieux. Equilibrant son livre entre témoignages particuliers, mises en perspective et repères chiffrés, il donne des clés pour saisir, derrière l’actualité quotidienne, une partie de la réalité de la Chine de 2015. C’est une vraie réussite, très agréable à lire en plus !
Vous pouvez en découvrir quelques pages ici ou encore vous rendre sur Clio-Lycée pour une sélection de chiffres et d’anecdotes.
© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.