La parution en format poche de la thèse de Muriel Darmon, publiée en 2013, témoigne de la fascination exercée par les classes préparatoires sur le lectorat français. Les classes prépas font beaucoup parler d’elles, comme en témoignent les Unes consacrées à « l’enfer des prépas » par de grands magazines ou quotidiens. C’est pour s’attaquer à cette légende urbaine que Muriel Darmon, normalienne et donc ancienne élève de prépas littéraires, a décidé de consacrer sa thèse de sociologie à ce dispositif de formation. Pour cela, pendant deux ans, elle a hanté les couloirs, les classes et les autres lieux relatifs aux classes préparatoires scientifiques et économiques d’un lycée de province : « le lycée ». Elle a rencontré plus d’une centaine d’élèves, des professeurs, le proviseur ; assisté à leurs réunions, aux conseils de classe, à la sélection des dossiers des élèves. De cette immersion, elle a tiré sa thèse décryptant les mécanismes de formation d’une jeunesse dominante « mise au travail » par des équipes soucieuses de leur efficacité mais aussi de leur bien-être.
Pour présenter le dispositif de fonctionnement des classes préparatoires, auquel est consacré la première partie de l’ouvrage, elle a fait le choix d’analyser les dispositifs en appliquant les éléments mis en avant par Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir car « La prépa, c’est Guantanamo… 4 étoiles ! » comme le dit un enseignant. Comparer les classes prépas à la prison peut paraître excessif et c’est d’ailleurs la conclusion à laquelle elle arrive en constatant que la bienveillance n’est pas absente des préoccupations des professeurs et des administratifs. Elle date de 2005 ce virage pris sur injonction de la puissance publique exigeant que ces classes soient plus rentables en limitant les abandons d’étudiants en cours de formation et en calant leur parcours sur celui de l’Université avec le système des équivalences.
Dans son travail, elle n’oublie pas la vie clandestine de la prépa : les à-côtés, les « hors » de l’institution qui subsistent malgré les mises en garde du proviseur comme des enseignants lors des réunions de rentrée. Ainsi, elle a rencontré ceux et celles qui contrairement à ce qui étaient recommandés sont tombés amoureux (« les jeux de l’amour et du scolaire ») ou bien encore ceux qui font « prépa option touriste ». Elle évoque également les moments de chahuts organisés venant ponctués des journées longues et chargées, les soirées de promo, véritables soupapes pour libérer la pression accumulée à travailler. Ces moments, évoqués au cours des entretiens, demeurent toutefois moins documentés que les moments de travail directement observés par Muriel Darmon et laissent ainsi le lecteur sur sa faim.
L’apprentissage du temps est au cœur du dispositif comme l’avait déjà montré Pierre Bourdieu dans la Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps en 1989. Si gagner cette course contre la montre est crucial pour préparer les concours, Muriel Darmon montre qu’en fonction de l’origine sociale des étudiants le rapport au temps n’est pas le même. Les jeunes issus de milieux moins aisés ont des scrupules « à perdre leur temps » alors que ceux issus de familles dotées de capitaux culturels et économiques élevés (depuis au moins deux générations) ont un rapport au temps plus détaché, acceptant de ne rien faire à certains moments et appréciant les moments d’urgence leur semblant correspondre à ce qui les attend une fois entrés dans la vie active. Ce que Claude Grignon appelle un temps « aristocratique et « emblématique », qui exige d’être « prodigue de son temps et des autres », de le gaspiller, de le perdre, d’en faire la « consommation ostentatoire » pour tenir son rang temporel ; l’autre bourgeois et « technique », qui commande au contraire de l’économiser, de l’organiser, de le gérer d’une manière efficace pour le gagner. » (pp. 183-184).
Cette partition se retrouve aussi entre les deux sections étudiées présentant « deux ascétismes : vivre selon la règle, vivre dans le siècle » (p. 275). Le premier affecterait en priorité les élèves des prépas scientifiques « les taupins » alors que le second désigne les prépas économiques « les épices » où la sociabilité et les sorties tiennent une place centrale : constitution d’un réseau, sorties culturelles… « Dans un cas (…), le travail scolaire emplit toute la vie. Mais dans l’autre (…), toute la vie devient travail scolaire (…). » (p. 281). Au-delà de ces différences, il en est une autre. « Le recrutement des prépas économiques porte donc la marque du poids relatif plus important du capital économique, alors que celui des prépas scientifiques est plus mixte du point de vue des capitaux. » (p. 311). Toutefois, dans tous les cas, malgré la mise en place de « dispositifs périphériques d’ouverture sociale » (p. 316), les classes préparatoires sont bel et bien le lieu d’une reproduction sociale.
Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes