Voyant qu’elle n’était pas aimée comme elle l’avait espéré, abreuvée d’outrages par Phrynion qui ne se pliait plus à ses caprices, Nééra réunit tout ce qui lui appartient en propre, vêtements, bijoux, y joint tout ce qu’elle peut enlever du mobilier, et s’enfuit à Mégare, emmenant deux esclaves : Thratta et Coccaline. C’était sous l’archontat d’Astios, à l’époque de votre dernière guerre contre Lacédémone[1]. Nééra séjourna deux ans à Mégare, sous les archontats d’Astios et d’Alcisthène ; son métier de courtisane ne lui rapportait pas assez pour l’entretien de sa maison, car elle était fort dépensière : les Mégariens ne sont pas généreux, et, quant aux étrangers, ils n’étaient pas nombreux à cause de la guerre, vu que les Mégariens étaient du parti de Lacédémone, et que vous étiez maîtres de la mer ; d’un autre côté Nééra n’avait pas le droit de retourner à Corinthe, parce qu’Eucrate et Timanoride lui avaient donné la liberté à condition qu’elle n’exercerait plus son métier à Corinthe. Lors de la paix qui suivit la bataille de Leuctres, entre Thébains et Lacédémoniens, sous l’archontat de Phrasiclide, Stéphanos, ici présent, vint à Mégare ; il logea chez la courtisane, et noua des relations avec elle.
Nééra lui dit toute son histoire, et les outrages de Phrynion, puis elle lui confie ce qu’à son départ elle avait emporté. Nééra désirait retourner à Athènes ; mais elle redoutait la colère de Phrynion envers qui elle avait des torts si graves ; le sachant d’ailleurs de caractère violent et insolent, elle se mit sous la protection de Stéphanos. Celui-ci la réconfortait par ses fanfaronnades, déclarant que Phrynion, s’il osait la toucher, aurait à s’en repentir ; il ajoutait qu’il l’emmènerait elle et ses enfants, qu’il ferait inscrire ceux-ci dans sa section, comme étant nés de lui, qu’ils seraient ainsi citoyens d’Athènes et qu’elle-même et eux seraient à l’abri de toute attaque. Il quitte en effet Mégare et vient à Athènes, avec Nééra et ses trois enfants : Proxène, Ariston, et sa fille qu’on appelle maintenant Phano. Il l’installe avec sa famille dans une petite maison, près de la statue de Mercure joueur de chalumeau[2], entre la demeure de Dorothéos d’Eleusis, et celle de Diromachos, que Spintharos vient de lui acheter moyennant sept mines. Cette petite maison composait tout l’avoir de Stéphanos. Il y installa Nééra pour deux raisons : d’abord pour s’assurer gratuitement les faveurs d’une belle courtisane, et ensuite pour que les gains qu’elle retirerait de l’exercice de sa profession pourvoient aux dépenses du ménage. Il ne comptait pas sur d’autres revenus, excepté ce que lui procuraient ses délations. Phrynion, informé que Nééra était de retour, et logeait chez Stéphanos, réunit une troupe de jeunes gens, avec lesquels il vint l’enlever. Stéphanos réclama, suivant la loi, la mise en liberté de Nééra devant le polémarque, en la déclarant sa femme légitime. Ainsi cautionnée, elle revint chez Stéphanos, et y reprit son métier habituel, exigeant même un salaire plus élevé de ceux qui la voulaient posséder, parce que sa qualité de femme mariée lui donnait un certain relief. Alors, si quelque étranger riche et peu connu devenait son amant, Stéphanos, en sa qualité de sycophante, le surprenait, tirait sur lui les verrous, et, le menaçant d’une plainte en adultère, lui soutirait une grosse somme. Il le fallait bien ; car ni Stéphanos ni Nééra n’avaient de fortune pour subvenir aux dépenses quotidiennes, et le personnel était nombreux : Stéphanos, Nééra, les trois enfants qu’elle avait amenés avec elle, et en outre deux servantes et un serviteur ; Nééra d’ailleurs avait l’habitude de vivre largement, ses amants ayant toujours jusqu’alors pourvu à ses dépenses. Stéphanos ne tirait guère alors de profit de sa vie publique : il n’était pas encore orateur officiel[3] ; c’était seulement un sycophante, de ceux qui hurlent au pied de la tribune, qui accusent pour gagner un salaire, et qui présentent sous leur nom des projets de décrets conçus par d’autres[4]. Sa notoriété ne date que du jour où il accepta le patronage de Lysistrate d’Aphidna. Comment et pourquoi grandit-il ainsi ? c’est ce que j’expliquerai plus tard, après que j’aurai prouvé que Nééra est étrangère, et qu’elle est coupable de graves torts à votre égard[5], et d’impiété envers les dieux. Vous reconnaîtrez alors que Stéphanos n’est pas moins digne de châtiment que Nééra, qu’il l’est même bien plus encore, puisque, se disant Athénien, il a insulté vos lois, vous-mêmes et les dieux, et que, loin de rougir de ses méfaits, il ose poursuivre ses intrigues en me calomniant, et tant d’autres avec moi ; il nous a contraints ainsi à intenter cette action en vue d’établir l’état civil de Nééra et de démasquer la perversité de Stéphanos.
2e Extrait.
Une loi stipule que celui-là seul peut obtenir le droit de cité à Athènes, qui l’a mérité par sa noble conduite à l’égard du peuple. Quand ensuite le peuple a accueilli une requête et accordé ce titre, sa décision n’est acquise que si, à l’assemblée suivante, six mille votants pour le moins, au scrutin secret, l’ont ratifiée ; la loi ordonne aux prytanes de faire disposer les urnes et distribuer les bulletins aux citoyens, à mesure qu’ils se présentent, avant que les étrangers soient admis sur la place publique, et que les boutiques y soient dressées ; ainsi chacun, sans être distrait, peut examiner les titres de celui qui va être fait citoyen, et s’assurer qu’il en est digne. Ce n’est pas tout encore. Chaque Athénien a le droit d’attaquer la décision du peuple comme illégale, et de se présenter devant le tribunal, pour y faire la preuve que le nouveau citoyen ne mérite pas cette faveur, mais qu’il est devenu Athénien contrairement aux lois. Et, en effet, il est arrivé que le peuple s’étant laissé abuser par des discours mensongers, sa décision a été dénoncée comme illégale ; on a plaidé que celui qui avait obtenu le titre de citoyen en était indigne, et l’arrêt du tribunal l’en a dépouillé. On trouverait de nombreux arrêts de ce genre dans les temps anciens ; mais je m’en tiens à deux exemples assez récents pour que vous en ayez gardé le souvenir : ceux de Pitholas le Thessalien et de l’Olynthien Apollonide qui, déclarés citoyens par le peuple, furent déchus de ce titre par le tribunal. A ces lois si sages et si fermes qui règlent, selon l’intérêt public, l’accession au droit de cité, s’en ajoute une autre qui prouve de la façon la plus éclatante combien le peuple est préoccupé, pour son honneur et pour celui des dieux, que les rites des sacrifices publics soient pieusement observés. Cette loi interdit, en effet, à tous ceux qu’un décret du peuple a fait Athéniens, de prendre rang parmi les neuf archontes, ou d’obtenir aucune charge sacerdotale. Mais les enfants des naturalisés sont aptes à ces emplois, à cette condition expresse qu’ils soient nés d’une femme citoyenne et légitimement mariée.
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