PARTIE I : LE TEMPS DES EMPIRES (1876-1914)
A la fin du XIXème siècle, les sociétés impériales du Moyen-Orient sont traversées par des dynamiques contradictoires : intensément réformées par l’action déterminée des administrations perse et ottomane, elles semblent pourtant buter sur des points de blocage socio-économiques profonds qui aboutissent à des soulèvements révolutionnaires au début du XXème siècle (à partir de 1906 pour l’Empire perse et 1908 pour l’Empire ottoman). Ces révolutions, si elles échouent à court terme à préserver l’intégrité territoriale des deux Empires menacés d’amputation par les puissances européennes, ne transmettent pas moins aux régimes qui suivront la Première Guerre mondiale un certain nombre d’orientations politiques nouvelles.
En tout cas, tout au long de cette période, ces sociétés impériales sont loin d’être immobiles et figées : bousculées par les ingérences occidentales, leurs populations sont massivement brassées par les afflux de réfugiés ; désenclavées par l’arrivée du chemin de fer, elles subissent des épidémies encore plus dramatiques qu’auparavant à cause des pélerinages à longue distance, mais dans le même temps les famines sont désormais mieux combattues grâce à cette même amélioration des réseaux de transports ; alors que les villes portuaires bénéficient du développement de la marine marchande à vapeur, les anciennes villes-étapes de la route de la soie perdent peu à peu de leur superbe ; si les populations nomades et les minorités religieuses semblent bénéficier d’une meilleure intégration dans les systèmes administratifs rénovés, les mouvements de rejets contre certaines minorités se multiplient à la fin de la période, comme si le modèle supranational impérial perdait de sa consistance ; alors que l’Empire ottoman et l’Empire perse se démènent pour desserrer l’étau de la dette et de la dépendance extérieure, les exportations d’opium et de coton placent de plus en plus de petits paysans sur les marchés internationaux concurrentiels …
Mobiles, fluides, ouvertes, soumises à des administrations impériales elles-mêmes sous influence des impérialismes européens, les sociétés du Moyen-Orient à la fin du XIXème siècle se cherchent un chemin vers l’émancipation.
Chapitre 1 : Les empires au temps des réformes (1876-1906)
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2- Iran: de l’insurrection composite à la révolution islamique
Les effets des politiques de la rente pétrolière changent en profondeur la relation entre la monarchie et la population iranienne. Mohammad Reza Shah engage son pays dans une politique d’industrialisation et d’équipement militaire ambitieuse, les investissements font grimper l’inflation et les écarts de revenus se creusent. Tandis qu’une nouvelle bourgeoisie bénéficie largement de la rente, d’autres catégories se paupérisent et s’entassent dans les banlieues de Téhéran.
Le régime s’appuie de plus en plus sur l’appareil policier du Savak, opérant contre les mouvements de gauche et les étudiants principalement. Le clergé chiite semble sous contrôle depuis l’exil de l’Ayatollah Khomeyni (il se trouve en France en 1978) mais le 7 janvier 1978, un article paru dans le journal Etallat et moquant l’Ayatollah suscite de violentes manifestations. Alors que 5 000 personnes se rassemblent à Qom, la police ouvre le feu. Immédiatement, une vive protestation condamne cette répression. D’importantes mobilisations se déploient à travers le pays et un cycle de répression/manifestation s’engage alors, faisant descendre dans la rue des manifestants toujours plus nombreux. En parallèle, le gouvernement américain, principal allié du Shah, émet de fortes critiques envers la nature dictatoriale du régime. Le Shah doit se résigner à partir en exil le 16 janvier 1979, avant de partir il confie le pouvoir à un cabinet libéral dirigé par Chapour Bakhtiar. Mais le 1er février, l’ayatollah Khomeyni revient de France, acclamé par la foule. Finalement, le 22 février le gouvernement Bakhtiar se démet.
Le départ du Shah met fin à la monarchie en Iran. Khomeyni utilise son prestige pour orienter le cours de la révolution qui est encore fondamentalement composite. Une première victoire est remportée en avril 1979 à la suite d’un référendum: les électeurs approuvent «République islamique d’Iran» comme nom du pays. Une coalition du clergé avec le monde des marchands du bazar se forme rapidement, tandis que le discours social de Khomeyni, qui défend les «dépossédés» attire de nombreuses couches populaires, aussi bien urbaines que rurales.
Khomeyni doit concéder la réunion d’une assemblée constituante. Une nouvelle constitution est adoptée par référendum à l’automne. 1979 clôt un long siècle de combat pour un régime parlementaire en Iran et ouvre une nouvelle ère, qui est aussi celle de la fin de l’impérialisme sous différentes formes. Le 4 novembre 1979, les étudiants de Téhéran s’emparent de l’ambassade américaine pour balayer ce qui leur semble être le symbole d’une tutelle étrangère.
La Révolution iranienne a des conséquences immédiates sur les autres scènes de la région. Dans les semaines qui suivent, le 20 novembre 1979, un groupe de militant s’emparent de la grande mosquée de la Mecque et appellent à la destitution de la monarchie des Saoud car contraire à l’Islam. En parallèle, Téhéran commence à appeler les autres composantes du monde musulman au soulèvement. Les populations chiites du Liban et d’Arabie se montrent sensibles à cet appel, sauf en Irak où les représentants chiites furent victimes d’assassinats préventifs.
Deux conflits vont progressivement servir à détourner les ardeurs révolutionnaires nées en 1980: à l’est de l’Iran, les communistes prennent le pouvoir en Afghanistan et ses difficultés voient l’intervention de l’URSS tandis que des moudjahidin soutenus par l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis affluent pour défendre l’Islam ; à l’ouest de l’Iran, le gouvernement irakien de Saddam Hussein tente de profiter des faiblesses occasionnées par les purges au sein de l’armée iranienne pour entreprendre une guerre éclair, bénéficiant du soutien des puissances occidentales et des monarchies pétrolières craignant l’essor d’un arc chiite sur leur flanc oriental. Le déclenchement de la guerre Iran-Irak donne une nouvelle centralité au conflit confessionnel entre sunnites et chiites.
L’impression domine alors que le Moyen-Orient entre dans une phase de guerre civile généralisée dans laquelle les acteurs internes et externes s’entrecroisent. L’État de violence propre à la Turquie ne dément pas ce diagnostic. Les conflits politiques entre militants kurdes, partisans islamistes et forces politiques ne cessent de croître à la fin des années 1970. Le parti d’extrême-droite, le Miliyetçi hareket partisi (MHP) se signale ainsi par une stratégie visant à prendre le contrôle d’institutions clés, l’autorisant à étendre la violence. La multiplication des attentats et la fragilité des partis politiques semblent indiquer une relative faiblesse des autorités politiques. L’armée interprète cette fragilité comme une mise en danger de la nation et mène avec succès un coup d’État le 12 septembre 1980. Rapidement, la junte militaire s’impose sur le champ politique en interdisant les partis et en dissolvant l’assemblée nationale. Il met en place une politique répressive et de libéralisation de l’économie et des échanges. Ce coup d’État en Turquie confirme le fait que la grammaire politique coercitive s’impose désormais dans la région.