Les lieux des banlieues, éd. Cavalier Bleu, p.41 à 56
LEVALLOIS-PERRET : UNE COMMUNE QUI S’EMBOURGEOISE

Dans ce chapitre, Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, tous deux professeurs à l’université de Lorraine et chercheurs au sein du laboratoire lorrain de sciences sociales, analysent le processus de gentrification qui a eu lieu dans la banlieue de Levallois-Perret. Leur analyse peut permettre de comprendre aussi bien les causes de la gentrification que les modifications de l’espace qu’elle produit. L’exemple de Levallois, s’il a ses spécificités, peut aider à penser le processus tel qu’il se manifeste aujourd’hui dans le Nord-Est parisien comme à Montreuil, ou Aubervilliers. L’analyse des auteurs qui remonte jusqu’aux fondements de la commune en identifiant les grandes étapes de son évolution, permet de mieux comprendre le visage qu’on lui connaît aujourd’hui. La question qui les intéresse est simple : quels sont les déterminants de l’évolution de la composition sociale d’une population dans un espace donné?

Si elle est aujourd’hui la commune la plus densément peuplée de France avec ses 26 031 hab./km² et ses 62 995 habitants au total, c’est nécessairement que l’espace sur lequel elle se situe a connu une évolution fulgurante : avant 1845, ne s’y trouvaient que des terrains en friche ! C’est Nicolas-Eugène Levallois qui lance un programme immobilier et urbanistique afin de fonder une petite communauté autonome non loin de la capitale. L’idée, qui est de fournir des logements financièrement accessibles au plus grand nombre, attire vite de nombreux acheteurs. Rien ne prédestine donc le Levallois des premiers jours à devenir une commune embourgeoisée. Seulement, les nouveaux arrivants des franges populaires affluent. Une main-d’oeuvre bon marché est alors concentrée à Levallois, ce qui attire de nombreuses industries, comme les parfumeries Oriza-Legrand et Roger & Callet, dès les années 1860. La zone prospère aussi bien par sa démographie que par son industrie : la population augmente de 250% entre 1866 et 1870, date à laquelle on compte à Levallois 58 073 habitants. L’installation à Levallois des pionniers de l’automobile, tel qu’Adolphe Clément-Bayard (bicylettes) et André Citroën au début du Xxème, fait de l’automobile une spécialité locale qui marquera profondément la commune. De nombreux garagistes s’y installent jusqu’en 1970.

Mais les conditions de vie de nombreux habitants sont précaires : dès 1845, des spéculateurs ont divisé leurs parcelles en de petits lots pour maximiser les profits. Sont alors nés les passages, zones de 200 mètres de long sur 100 mètres de large où s’entassent les plus pauvres : chiffonniers, ouvriers du bâtiment et gens de force, employées des parfumeries locales sont les activités les plus courantes des habitants de ces lieux où la saleté se mêle à la violence. L’identité populaire de Levallois est donc marquée, bien que la commune ne se résume pas à ses “passages”.

Viennent ensuite les années de changement et du paysage de Levallois, et de sa composition démographique. Les passages seront détruits en 1970 avec la construction du dernier tronçon du périphérique parisien (de la porte Dauphine à Asnières), et remplacés par le nouveau quartier Eiffel, où se construisent principalement des logements sociaux. Emergent alors des structures de loisirs diverses (sports, parc d’agrément). Ce qui va motiver le départ des ouvriers pauvres, ce sont les exils massifs d’entreprises en raison de la crise industrielle des années 1970, mais aussi de la pression froncière qui se transmet de Paris intramuros à ses banlieues. Ces entreprises du secteur secondaire sont remplacées par des entreprises du secteur tertiaire (haute finance, conseil juridique, … ). Le paysage de Levallois et sa population se métamorphosent ensemble : le quartier à dominante résidentielle des “Hauts de Seine” est bâti à l’emplacement de l’ancienne usine Citroën, et Levallois voit se dresser de hautes tours où s’installent les firmes internationales de finance, d’assurance, de telecom, de cosmétique, de parfum, … En ce qui concerne les immeubles témoins de l’ère industrielle, une politique de rénovation systématique les fait peu à peu disparaître au profit d’immeubles destinés aux classes supérieures. La gentrification ne s’y expliquerait ainsi aussi en partie par un désir politique de gentrification passant par le développement d’un habitat destiné aux plus fortunés. L’effet sur la composition sociale de la population est net : aujour’hui, la population ouvrière de Levallois se réduit à 4.5% de la population totale de la commune.

Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé montrent donc avec netteté que les facteurs principaux expliquant la gentrification de Levallois sont les évolutions de l’emploi et de l’habitat, qui entretiennent des liens étroits. Leur analyse, peut nous permettre de questionner l’idée selon laquelle Levallois serait la “banlieue-type” (cf. article de Laurent Chalard) dont doivent s’inspirer les projets urbanistiques du Grand Paris. Manque à Levallois une compatibilité avec l’accueil d’une population de composition sociale équilibrée. Si on peut souhaiter que la “sécurité”, l’atmosphère “vivante”, l’”animation” dont jouierait Levallois sont en effet les piliers qui doivent guider tout projet urbanistique de banlieue, ériger Levallois comme un type c’est peut être oublier que la composition sociale de Levallois rend cette banlieue éminemment particulière. Dans l’analyse de Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, c’est précisément grâce au levier de l’urbanisme qu’une “politique générale de rénovation du parc immobilier” donnant à Levallois la forme qu’on lui connaît actuellement, que l’exclusion des franges les plus populaires de sa population s’est intensifiée. Aussi peut-on faire planer un doute sur l’exemplarité de Levallois, si bon soit-il d’y vivre pour les populations aisées qui habitent aujourd’hui la commune.

Benjamin Talbi, HK/BL, Sainte-Marie de Neuilly