Canyon Lake dans la grande banlieue de Los Angeles : Une enclave résidentielle ultrasécurisée

Introduction

La ville ultrasécurisée de Canyon Lake, localisée à une dizaine de kilomètres au sud-est de Los Angeles, dans le comté californien de River Side, aux Etats-Unis, est l’une des cinq gated cities que compte à ce jour « l’Etat doré ». Cet ensemble résidentiel fermé et sécurisé, d’une superficie totale de 12 km2, incarne à la fois le prototype et l’archétype de la gated community privée à l’américaine: créée de toutes pièces en 1968 par l’agence privée Corona Land Company, Canyon Lake est devenue en 1990 une ville à la gestion privée et indépendante dans sa gouvernance, gérée par une association locale de propriétaires, la Property Owners Association Canyon Lake. Cette ville ultrasécurisée compte aujourd’hui un peu plus de 4500 pavillons résidentiels et regroupe au total 10552 personnes selon le dernier recensement de 2010. A voir cette ville, ou plutôt cette enclave résidentielle perdue comme un oasis au milieu du désert californien, on se croirait entré dans un autre univers, inspiré directement de l’apartheid sud-africain des années 80. C’est un univers entièrement cloisonné, clos, totalement replié sur lui-même, où les grillages, les checks-points, les caméras de vidéosurveillance et les grilles surmontées de fil barbelé sont légion, que les promoteurs vendent comme l’incarnation du fameux « rêve américain ». La présence d’un tel urbanisme répressif interpelle au pays de l’Oncle Sam; ce microcosme autarcique symbolise à merveille le choc des cultures: comment cette gated community, qui s’apparente à s’y méprendre à une prison dorée, peut-elle incarner un idéal de liberté et de bonheur?

Les auteurs Hervé Marshall et Jean-Marc Stébé sont tous deux sociologues et chercheurs au sein du Laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S), dans le secteur « Culture et Urbanité ». Ils travaillent principalement sur les évolutions du milieu urbain et périurbain et ont à ce jour publié conjointement La sociologie urbaine (2011) et Les Lieux des banlieues (2012).

Thèse

Le complexe résidentiel privé et ultrasécurisé de Canyon Lake nous amène à nous interroger sur les racines d’un phénomène qui prend de l’ampleur dans le milieu urbain et périurbain des pays occidentaux ainsi que dans certains pays en voie de développement: les gated communities. L’objectif de ce chapitre est, pour Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, de tordre le cou à plusieurs idées reçues sur le phénomène des gated communities perçues, à tort selon eux, comme des « ghettos dorés » dont l’essor serait la conséquence d’une dérive communautaire et d’une paranoïa sécuritaire des classes moyennes aisées Pour ce faire, les deux sociologues s’interrogent sur la nature des gated communities et posent plus particulièrement la question des principaux dénominateurs communs sur lesquels s’entendent les individus vivant au sein de ces gated communities à partir de l’étude de Canyon Lake. La thèse qu’ils défendent est que ces gated communities ne sont ni des « ghettos blancs », ni des « ghettos dorés » mais des lieux où les habitants choisissent de bénéficier d’un cadre protégé et d’un environnement serein où prévaut un entre-soi sécuritaire parallèlement à un entre-soi identitaire.

Arguments

Avant d’entrer dans l’enclave résidentielle ultrasécurisée qu’est Canyon Lake, qui n’est par ailleurs accessible qu’en voiture, il faut préalablement s’arrêter à un check-point tenu par une milice privée chargée de contrôler les allées et venues des résidents et des non-résidents de Canyon Lake. Ce qui frappe le regard quand on entre dans Canyon Lake, c’est d’abord le contraste violent entre les collines arides du désert de Mojave, situées à l’extérieur de la ville et les nombreux espaces verts, les pelouses bien entretenues, les piscines privées et surtout le vaste golf qui serpente au milieu de la ville. Construite aux abords du lac artificiel de Canyon Lake qui polarise la population l’été, la ville ne manque ni d’eau, et ce malgré la sécheresse, ni d’ensoleillement. Canyon Lake est composée exclusivement de confortables pavillons résidentiels, souvent agrémentés d’un jardin et/ou d’une piscine privée. Des murs ceignent entièrement la ville si bien que l’on se croirait dans une ville fortifiée ou une « ville-forteresse » selon les mots de Mike Davis qui a mis en évidence, a partir du cas de Los Angeles, que le développement de gated communities à l’urbanisme répressif telles que Canyon Lake révèle la prégnance d’une idéologie ultrasécuritaire : tout est agencé pour rendre invisible l’autre jugé « indésirable » notamment en limitant le plus possible les possibilité de contact et de déplacement. Le néologisme californien des années 1980 « nimby » (not in my backyard) illustre bien cette tendance à l’isolement et à l’entre-soi sécuritaire qui caractérise Canyon Lake. Statistiquement, Canyon Lake s’apparente à un « ghetto blanc »: sur ses 10552 résidents, on dénombre près de 90% de blancs (9495), le reste de la population étant composé d’Hispaniques, d’Asiatiques, d’Afro-américains et de rares Amérindiens. L’auteur revendique l’usage du substantif « ghetto » dans la mesure où Canyon Lake est complètement enclose de murs, de grilles, et le plus souvent de grillage surmonté de fil barbelé. Dans cette ville à la relative faible densité (870 habitants par kilomètre carré), une milice privée à l’aspect martial patrouille régulièrement dans les rues pour assurer la tranquillité des résidents et un système de vidéosurveillance quadrille le complexe résidentiel et surveille les rues 24h/24. Il s’agirait donc d’une « prison dorée » certes, mais d’une prison où tous les détenus sont volontaires et partagent un même idéal de tranquillité et de sécurité. Située à plus de 100km au sud-est de Los Angeles, Canyon Lake n’est guère accessible qu’en voiture ce qui assure un isolement complet vis-à-vis du monde extérieur. Tout est fait pour limiter le plus possible la nécessité de sortir de la ville. Canyon Lake a été pensée comme un lieu d’habitat autarcique. Les loisirs, notamment aquatiques, sont nombreux et les infrastructures sportives de bonne qualité. La vie de Canyon Lake s’organise autour du lac et des principaux lieux de loisirs: le country-club est le centre névralgique de la sociabilité locale et organise les événements festins de Canyon Lake. Le tryptique lac-loisirs-soleil constitue la colonne vertébrale de la vie locale, occupe le temps libre pour faire oublier « l’enfermement » qui structure la vie quotidienne des habitants de Canyon Lake. La communauté est soudée par un désir « d’entre-soi sécuritaire et social » où le sentiment grégaire est renforcé par la sélection sociale imposée par les promoteurs immobiliers: ne pas avoir de casier judiciaire, avoir un travail stable et disposer des revenus réguliers constituent ainsi trois conditions préalables sans lequel le dossier de candidature à l’installation est systématiquement rejeté. D’après Renaud Le Goix, le développement des lotissements privés comme ceux qui fleurissent à Canyon Lake serait en réalité souhaité par les collectivités locales en raison de la rente fiscale qu’il génère mais également parce que ces mêmes collectivités veulent à tout prix garder la haute-main sur l’attribution des permis de construire et les projets d’urbanisme alors même que le coût de l’étalement urbain est assumé par des fonds privés. L’indépendance municipale, obtenue par Canyon Lake en 1990, serait de facto un moyen pour ces communautés de capter les ressources financières issues de la spéculation immobilière sur ces enclaves résidentielles, spéculation d’ailleurs fortement encouragée par les propriétaires eux-mêmes malgré tous les risques que cela comporte (éclatement de la bulle spéculative). Concernant les coûts importants générés par le fait de vivre dans une enclave résidentielle, ils sont gérés par des associations de propriétaires privés appelées Common interest developments (CID) qui jouent le rôle de véritables gouvernements locaux et décident de l’ensemble des obligations auxquelles doivent se soumettre tous les membres de la communauté protégée. Chaque CID dispose ainsi d’un pouvoir exécutif assez étendu, chargé de faire respecter les règles inhérentes à la vie communautaire ainsi que de prélever les charges financières liées aux services offerts et aux dépenses d’intérêt général (éclairage public, entretien de la chaussée, gestion des déchets, services de pompiers et de police, vigiles…). Leur rôle est de garantir le bien-être, l’intégration et surtout la sécurité des résidents; souci de sécurité totale qui apparaît comme le principal dénominateur commun des personnes vivant dans des gated communities. Il ressort de cette analyse des rouages administratifs de Canyon Lake que les habitants des gated communities doivent se conformer à tout un arsenal de règles très précises et passent un contrat juridique, ou du moins moral, avec leur communauté, s’engageant à faire de celle-ci un havre de paix, de tranquillité et de vivre-ensemble: on pourrait aller jusqu’à l’analogie avec l’engagement dans une communauté religieuse à ceci près que la sécurité, la tranquillité et le bien-être collectif constituent pour les membres de la gated community de véritables idoles. Le but de ce « contrat moral » étant de rendre l’enclave attractive et de faire grimper les prix de l’immobilier et du foncier local. Seul le consensus autour de la valeur du patrimoine immobilier, et seule la volonté forte d’être protégé contre l’insécurité urbaine peuvent justifier l’existence de systèmes de règles aussi contraignants pour l’ensemble de la communauté. Il apparaît manifeste que les habitants de l’enclave résidentielle ultrasécurisée de Canyon Lake ont fait le choix d’y vivre pour se tenir à l’écart de la pollution, de l’insécurité et du cosmopolitisme de Los Angeles. L’entre-soi sécuritaire et l’entre-soi identitaire sont donc les deux principaux dénominateurs communs des résidents de gated communities telles que Canyon Lake. Cette quête de sécurité, à la foi matérielle, affective et financière, s’opère à quatre niveaux afférents: personnel, représentationnel, relationnel et matériel.

Les enclaves résidentielles s’organisent le plus souvent autour d’identités collectives, qu’elles soient sociales, ethniques, religieuses, culturelles ou encore générationnelles. En définitive, une gated community peut se définir comme une enclave résidentielle plus ou moins fermée, coupée de la société globale et soudée autour d’un idéal communautaire qui conduit à s’opposer à tout mélange, à toute mixité. Les membres de telles communautés s’estiment porteurs d’une identité à défendre à tout prix, sorte de noyau identitaire, de disque dur sur lequel seraient gravées des valeurs en perdition. Dans le cas de Canyon Lake, cette identité ne peut être considérée comme sociale, religieuse ou générationnelle, il ne s’agit pas d’une enclave résidentielle dans laquelle ne résideraient que des personnes issues de classes très aisées : la mixité sociale (certes limitée-pas de membres en situation de grande précarité) y est de rigueur. Canyon Lake séduit des familles avec un gros pouvoir d’achat aussi bien que des membres de la classe moyenne ou que des retraités soucieux de s’éloigner de la turbulente agglomération de Los Angeles. Il s’avère désormais anachronique de dire que la logique d’enfermement résidentiel concerne uniquement les plus fortunés. L’équation trop souvent citée gated community = ghetto doré est aujourd’hui inexacte en plus d’être réductrice. Des ghettos dorés existent bien, comme à Beverly Hills ou Bel Air (Los Angeles) ou encore Fischer Island en Floride par exemple, mais les enclaves résidentielles ne constituent plus aujourd’hui des ensemble collectifs complètement homogènes. Les gated communities sont de plus en plus le théâtre d’une segmentation socioculturelle. Il n’est plus suffisant aujourd’hui de se fonder sur les prix de l’immobilier pour en déduire des manières caractéristiques de se définir et de percevoir le monde extérieur.

Critique et point de vue personnel

La thèse de Marchal et de Stébé me paraît parfaitement cohérente et très bien étayée par l’analyse de Canyon Lake, pourtant il me semble légitime de remettre en question le caractère représentatif de Canyon Lake qui, après tout, est située en Californie, dans un pays développé qui n’est certainement pas particulièrement représentatif du monde actuel. Les auteurs ont délaissé la comparaison avec les enclaves résidentielles en Chine, au Brésil ou en Afrique du Sud par exemple qui elles sont très homogènes et soudées exclusivement par des critères socio-culturels (en Chine, en Inde) ou ethniques (Afrique du Sud encore aujourd’hui). La thèse selon laquelle les gated communities tendent à s’ouvrir et à se diversifier ne me semble donc fondée que pour certains types de gated community que l’on pourrait qualifier de « à l’américaine » où les individus membres de la communauté sont soudés par un entre-soi sécuritaire et identitaire. J’aurais aimé que soit abordée la question des « ghettos dorés » qui sont légion notamment dans la région parisienne ou dans la Chine communiste où les riches vivent entre eux.

Victor Jacquemont, HK/BL, Sainte-Marie de Neuilly