Anne Clerval est aujourd’hui maître de conférences en géographie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée depuis 2009 en se spécialisant sur « La gentrification à Paris intra-muros », titre de la thèse de doctorat qu’elle a passée à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. À l’issue d’une formation de quatre ans à l’ENS Fontenay / Saint Cloud, elle réussit l’agrégation de géographie en 2002 et elle participe alors à de nombreuses journées d’études, des séminaires et des colloques internationaux sur le processus de gentrification, de réhabilitation et de transformations urbaines et sociales essentiellement dans le cas de Paris mais aussi sur les sexualités minoritaires dans la ville, les rapports sociaux entre les différents sexes ou le capitalisme. Dans ses nombreuses publications que ce soit aussi bien des articles, des rapports d’étude ou son dernier ouvrage Paris sans le peuple publié en 2013, elle suit les traces des poids lourds américains de la géographie radicale des années 60 tels que William Bunge ou David Harvey en espérant rompre avec une géographie trop complice des intérêts de l’État pour développer une géographie de tendance marxiste dont le rôle serait de dénoncer les manquements de telle ou telle société en adoptant le point de vue des populations exclues des pratiques intellectuelles occidentales.

Dans ce chapitre, l’auteur nous parle du déroulement de l’état initial à l’état final du processus de gentrification qui ne peut s’appréhender qu’au sein de l’espace urbain car il repose sur une sous-évaluation du prix du foncier dans un quartier compte tenu de sa proximité au centre-ville, c’est-à-dire que ce mécanisme économique part d’une « incohérence » au sein d’une ville entre sa situation géographique et les prix immobiliers du quartier. Cette opportunité immobilière est le terreau du processus de gentrification dont l’état final est une résorption de ce différentiel de rente foncière pour aboutir à des quartiers témoins de la hausse des prix. Par conséquent, l’auteur décide de suivre toutes les étapes du processus de façon chronologique et logique, ce qui explique les deux grands temps de l’étude : il s’agit d’abord de comprendre les caractéristiques d’un quartier propice au phénomène de gentrification (état initial) pour ensuite identifier les différents acteurs qui sont à l’initiative du processus (étape intermédiaire) et pour enfin constater le résultat d’un Paris sans le peuple.

Pour qu’il y ait un processus de gentrification, deux conditions sont nécessaires : d’une part, des caractéristiques aussi bien matérielles que symboliques propres à la particularité d’un cadre bâti et d’autre part, le constat et les raisons du départ des occupants de ces quartiers.
En effet, l’auteur développe la première condition en se reposant sur l’exemple des tissus urbains du faubourg Saint-Antoine, du faubourg du Temple et de Château Rouge desquels elle tâche de retracer l’histoire urbaine. Il s’agit à l’origine des terres du clergé progressivement absorbées par l’urbanisation qui gardent encore leur rôle récréatif, intégrées dans le cadre populaire des quartiers ouvriers des limites de Paris. L’urbanisation se fait vite sans plan d’ensemble de grande envergure si bien que d’une part, le tissu urbain se caractérise par un mauvaise qualité de voierie et par la présence d’immeubles sans équipement, construits à partir de matériaux de mauvaise qualité et d’autre part, le bâti est composite, c’est-à-dire l’alignement des façades et la hauteur des immeubles met à mal une harmonie d’ensemble préservée dans de rares exceptions. C’est l’avènement d’une architecture faubourienne qui parsème ce tissu hétérogène d’un grand nombre de cours industrielles, héritage rural, qui permettent l’imbrication de l’habitat et des locaux artisanaux, commerciaux et industriels. Par conséquent, il n’est pas surprenant de voir une vague de projets de rénovation dans les années 1980 – 1990 qui s’opposent pourtant à une forte contestation des habitants gagnés par goût pour l’habitat ancien et par attachement à l’espace caractéristique des cours et des rues étroites, un comportement issu de toute la symbolique que véhicule la nostalgie du vieux Paris et de ces quartiers des barricades pendant les grandes heures révolutionnaires.
La seconde condition est le départ des occupants qui laissent derrière eux des locaux disponibles à faible coût et donc une opportunité immobilière pour beaucoup. Ce départ des habitants dans les années 60 tient essentiellement à la fermeture des activités qui ne tiennent plus face à la concurrence qu’occasionnent les différentes recompositions économiques mais aussi à l’action combinée de la construction massive des logements sociaux en banlieue et des opérations de rénovation dans Paris. Ce mouvement de reflux, quoique progressif au cours des années 80, s’accélère fortement avec la stigmatisation des opérations de démolition d’immeubles anciens et entraîne la progression de réseaux de trafic de drogue à l’abri des autorités dans ces quartiers populaires en déclin.

À partir du tissu urbain propre à ces quartiers et au départ des populations, ce sont les nouveaux habitants qui vont entamer le processus de gentrification petit à petit. D’abord, ce sont les artistes qui, intéressés par des locaux à petit prix qu’ils réhabiliteraient eux-mêmes grâce à leur savoir-faire, viennent d’installer dans ces quartiers populaires en changeant l’image et l’ambiance de ces quartiers, notamment avec des évènements, des concerts et des fêtes locales. Simultanément, les ménages cherchant à habiter Paris et à trouver un logement abordable se dirigent vers ces quartiers pour éviter à tout prix la banlieue, victime de l’association au désert culturel. Ces nouveaux ménages ont recours, tout comme les artistes, à la réhabilitation de leur logement plus ou moins importante en fonction de leurs revenus, souvent en changeant fréquemment de logements et en les réhabilitant à chaque fois pour gagner de l’argent. Par conséquent, les logements réhabilités qu’ils laissent derrière eux concernent alors des ménages plus fortunés.
Compte tenu de la nouvelle ambiance qui commence à se faire sentir dans ces quartiers, certains patrons de café ou commerçants y voient un potentiel à exploiter si bien que le processus de gentrification amorcé bénéficie d’un nouvel élan de ces entrepreneurs qui ont pour objectif de rendre le quartier « branché » en multipliant les bars maniant à la fois le moderne et le traditionnel, les boutiques de mode, les fleuristes, les épiceries fines… Commence alors ce nouveau mélange de folklore populaire et de consommation bourgeoise qui attire de plus en plus de bourgeois et donc les promoteurs et les agences immobilières qui y voient leur intérêt. En effet, la banque rachète un ensemble, confie la réhabilitation à un promoteur immobilier qui, par l’intermédiaire d’agences immobilières, encourage les intéressés à acheter. Le processus de gentrification arrive ainsi à son terme et a remplacé le peuple par les bourgeois à Paris.

Ce chapitre de l’ouvrage d’Anne Clerval permet aux lecteurs de comprendre les différents mécanismes du processus de gentrification mais pèche par la portée idéologique de l’auteur qui amène sa réflexion à adopter un tour simplificateur et manichéen. En effet, la méthode d’Anne Clerval est de partir de trois exemples de quartiers parisiens pour aboutir à l’élaboration générale du processus. De là, la grosse erreur logique doit être pointée du doigt : il aurait mieux fallu réfléchir de façon théorique sur le processus de gentrification à Paris en s’appuyant sur les différents exemples plutôt que de construire un système à partir de cas particuliers car il n’y a pas que ces trois quartiers à Paris qui suivent cette même dynamique. De plus, ce côté simplificateur dans la description du processus rend son propos souvent tellement schématisé qu’on peut le suspecter d’inexactitude. En effet, on a l’impression que la gentrification est un modèle strict d’étapes bien définies qui progresse dans l’espace mais cette diffusion de proche en proche est contestable car la gentrification est un processus qui s’organise aussi à partir de pôles disjoints. L’auteur a tendance à montrer la gentrification comme un jeu de dominos, une dynamique qui tient plus de l’exception que de l’universalité propre à un modèle. La raison de ce souci de simplification pourrait venir de la teneur idéologique de l’ouvrage, perceptible notamment par la mobilisation incessante d’un vocabulaire marxiste. La tendance est alors de voir la gentrification comme une lutte des classes entre les privilégiés que seraient les « méchants » gentrifieurs et le « pauvre peuple » chassé de ses habitations. Il ne s’agit pas de remettre en cause des formes de domination mais d’une part, il est nécessaire de les nuancer et d’autre part, ces luttes ne se limitent pas à l’opposition entre riches et pauvres mais aussi entre des gens d’âge et de sexe différents ou d’origine culturelle distincte. Il est donc réducteur de voir la population parisienne comme relevant soit du peuple, soit des gentrifieurs. Un dernier point de critique porte sur la volonté des patrons de café ou des autres commerçants de transformer un quartier populaire qu’Anne Clerval utilise pour montrer la coordination très organisée des acteurs dans cette évolution. En réalité, si l’on étudie les parcours de ces nouveaux habitants, on remarque que le calcul purement économique, considéré par l’auteur comme la principale source d’attraction, est loin d’être aussi univoque. En effet, une quantité non négligeable de motivations subjectives et irrationnelles entre en jeu de telle sorte que la portée intentionnelle du processus ne doit pas cacher aussi le fruit du hasard et des différentes dispositions socio-culturelles dans le passé des acheteurs.

Antoine Fabiani, HK/AL, Lycée Sainte-Marie de de Neuilly