destroyers porte-hélicoptères Izumo et Kaga marquent une nouvelle étape dans la doctrine navale nippone. Officiellement destinés à la défense de l’archipel et à l’aide humanitaire, les deux bâtiments sont conçus pour la projection de forces et la chasse anti-sous-marine. Une mission à la hauteur des relations tendues avec les voisins immédiats du Pays du Soleil-levant.
Lancé à Yokohama le 27 août dernier par les chantiers Ishikawajima HI, le DDH 184 Kaga est le nouveau porte hélicoptères de la force maritime d’autodéfense japonaise (FMAJ en français, JMSDF en anglais, et Kaijō Jieitai en japonais). Tout comme son sister-ship DDH 183, un peu plus petit et lancé en 2013, ce bâtiment est, sur le papier, un destroyer porte-hélicoptères appartenant à la classe Izumo, dont les budgets ont été ratifiés en 2010 et 2012 (22e et 24e années de l’ère Heisei). Ces deux DDH viennent appuyer les destroyers polyvalents 19DDH et prendre la relève de deux destroyers lancés en 1980 et 1981, les Shirane et Kurama. Le Kaga ne sera cependant pas opérationnel avant 2017, et l’Izumo, entré en service en mars 2015, restera donc le navire amiral de la flotte porte- hélicoptères nippone pendant encore un an et demi.
En 2017, la Marine japonaise devrait compter pas moins de 7 porte-hélicoptères : 2 unités de la classe Izumo, 2 autres de classe Hyuga (les Ise et Hyuga) et 3 bâtiments d’assaut Osumi. Le lancement en grandes pompes du Kaga a mis en lumière un point jusque‑là méconnu du grand public : la Marine japonaise est à ce jour l’une des plus importantes au monde, tant en termes de tonnage (450 000 t) que de capacité aéronavale.
Destroyers ou porte-hélicoptères ?
Selon les autorités chinoises, la FMAJ posséderait une flotte aéronavale de premier rang, avec des navires qui
ressembleraient étrangement aux porte-avions de l’ancienne Marine impériale mais qui sont enregistrés comme des destroyers. Et la Chine de poser la question : les Izumo et Kaga ne sont-ils que des destroyers porte-hélicoptères ? Selon la terminologie japonaise, ce sont avant tout des Goei-kan, littéralement des « navires d’escorte ». Le terme Kuchiku-kan, « repousseur de torpille », donc assimilable à contre-torpilleur, n’est plus guère utilisé au Japon, et la dénomination DDH en a fait des destroyers, appellation désormais consacrée et convenue pour des raisons politiques Ils ne sont donc officiellement que de simples navires de soutien et d’escorte. Mais ces bâtiments n’ont en réalité rien à envier à leurs prédécesseurs : d’une longueur de 248 m et d’un déplacement de 27 000 t, ils en imposent ! Quatre fois plus lourds que les destroyers de la classe Shirane, ils filent 30 noeuds, et leur apparence n’est pas, il est vrai, sans rappeler celle d’un porte-avions. Leur coque effilée supporte une piste d’envol continue, dont l’extrémité avant se rétrécit de façon symétrique sur la proue. Si leur pont ne possède ni catapultes ni tremplin, il est en revanche marqué de 5 spots de stationnement d’hélicoptères. Deux ascenseurs, l’un positionné latéralement derrière l’îlot tribord, l’autre à l’avant de la piste en position centrale, desservent un hangar de plus de 4 000 m2 divisé en trois parties par des portes coupe-feu. Les superstructures aux lignes furtives se composent de deux blocs passerelles, l’un tourné vers l’avant pour la conduite du bâtiment, et l’autre vers l’arrière pour mener les opérations aériennes. Entre les deux se trouvent les conduits des cheminées. Sur le côté de la coque, un enfoncement abrite un système de transfert de charges lourdes à la mer et un dispositif offshore d’approvisionnement en pétrole. L’Izumo est motorisé par quatre turbines à gaz COGAG (Combined gas and gas) LM2500 produites par General Electric Aviation. Ces dernières entraînent deux arbres à hélices à pas variable et développent une puissance totale de 112 000 cv. À titre de comparaison, le Charles de Gaulle produit 83 000 cv, tandis que le plus grand porte-avions au monde, l’USS Enterprise, disposait de 280 000 cv.
Un outil polyvalent
Officiellement, la classe Izumo doit « contribuer à la stabilité régionale », selon le langage diplomatique en vigueur, ainsi qu’à la lutte contre les catastrophes naturelles. Cela signifie, en réalité, défendre l’archipel et ses îles éloignées, participer aux opérations de maintien de la paix des Nations unies et venir en aide aux populations civiles touchées par des typhons, séismes ou tsunamis. Toute velléité offensive est de prime abord exclue. Aux dires de Tokyo, les Kaga et Izumo ne sont, par exemple, pas conçus pour embarquer des chars. Leur capacité d’emport de 50 camions de 3,5 t conforte d’ailleurs le discours officiel qui en fait des navires à usage humanitaire et de transport logistique pour les pays alliés dans le cadre d’exercices militaires conjoints.
Autre point d’importance : à la différence des Landing Helicopter Assault (LHA) et Landing Helicopter Dock (LHD) des flottes étrangères, les Izumo n’ont pas de radier et ne peuvent donc pas effectuer de débarquement de troupes d’assaut depuis la surface. L’Izumo est le navire amiral de la 1re flottille d’escorte basée à Yokosuka, une formation constituée de deux destroyers lance-missiles et de cinq destroyers ASM. Corey Wallace, un expert de la politique de sécurité du Japon à l’Université d’Auckland, précise que « la fonction de commandement et la nécessité de mener plusieurs opérations simultanément sont les principales raisons pour lesquelles le gouvernement japonais a commandé les DDH. […] Un DDH est nécessaire à chacune des quatre flottilles d’escorte de la MSDF ». Un avis confirmé par l’aménagement dans l’un des îlots d’une salle de commandement interarmées. Son rôle ? Coordonner les actions de différentes unités des trois Armes et piloter les manoeuvres de la flottille. « La classe Izumo est conçue pour être la pièce maîtresse d’une flotte de chasse », affirme pour sa part Alessio Patalano, spécialiste naval au War College du King’s College à Londres. Une tâche qui s’ajouterait donc à la projection d’assauts aéroportés et au soutien de forces navales. Pour répondre à cette dernière mission, la classe Izumo peut effectivement servir de ravitailleur en fournissant jusqu’à 3 300 000 litres de combustible ou d’eau douce aux navires de sa flotte. Cela permet d’éviter d’indispensables rotations vers la terre ferme, et ainsi maintenir la cohésion des escadres.
Patrouille et protection des routes maritimes contre les submersibles
Les deux DDH ont été conçus pour patrouiller les routes maritimes contestées d’Asie et protéger le trafic japonais, une préoccupation à mettre en rapport avec la destruction par les sous-marins américains de la flotte de commerce nippone lors de la guerre du Pacifique, avec les conséquences que l’on connaît : un effondrement complet de l’économie, l’asphyxie de l’archipel et sa capitulation.
Ce que Tokyo n’avoue qu’à demi-mot, c’est que la classe Izumo constitue une contre-mesure au « nombre croissant de sous-marins Diesel-électriques chinois opérant sur les littoraux et armés de torpilles et de missiles anti navires », dixit Guy Stitt, président de AMI International, une société de veille et d’analyse stratégique spécialisée dans le domaine maritime. Sur les 14 hélicoptères embarqués sur chaque bâtiment, 7 seront en effet des SH‑60K, des appareils d’origine américaine construits sous licence par Mitsubishi et spécialisés dans la lutte ASM, tandis que les autres seront des Agusta Westland MCH101 de guerre des mines [1]. Certains observateurs notent que, en temps de crise, les Izumo pourraient même emporter un total de 28 à 30 appareils. Leur pont d’envol est en effet d’une taille suffisante pour être utilisé comme parking permanent sans que cela ne gêne les opérations d’appontage. Ces DDH alignent une flotte aérienne qui fait dire au général Nakatani, ministre de la Défense japonaise, qu’ils « renforcent la capacité anti-sous-marine de la FMAJ », une évidence lorsqu’on se souvient des trois uniques hélicoptères déployés auparavant par le destroyer Shirane. Toujours dans l’optique de la lutte ASM, les Izumo doivent être capables d’accueillir des aéronefs à rotors basculants ou à voilure fixe. En janvier 2015, le Parlement japonais a validé l’achat de cinq V‑22 Osprey, des appareils combinant une grande autonomie et une vitesse de croisière plus élevées que celles d’un hélicoptère conventionnel. À cette fin, des tests d’appontage avaient été menés sur les Ise et Huyga dès 2013. Mais un autre appareil est susceptible d’intéresser la Marine nippone : le chasseur américain de dernière génération F‑35B à décollage court et atterrissage vertical, une machine théoriquement idéale pour opérer depuis un navire dénué de catapulte et de tremplin. Les imperfections de cet appareil expliqueraient cependant pourquoi aucune commande n’a été passée par Tokyo. Ses tuyères pourraient détériorer le pont, qui n’a pas été conçu pour son emploi : orientées vers le bas, les tuyères dégagent effectivement une chaleur à même de détériorer la piste. Enfin, le F‑35B est incapable pour le moment d’emporter un armement lourd ou des réservoirs auxiliaires.
La course à la guerre électronique
Les Izumo et Kaga sont conçus pour participer à un vaste dispositif de couverture navale du Pacifique. Pour leurs communications, les deux DDH sont équipés du système NORA‑1C, reconnaissable à ses deux antennes paraboliques montées sur la partie inférieure du mât et à l’avant de la cheminée. Il permet de communiquer en temps réel avec les autres navires alliés via le satellite nippon Superbird‑B2 qui couvre tout l’ouest du Pacifique. Ils disposent aussi du système de contre-mesure NOLQ3C qui peut détecter les communications et les émissions radar provenant de sources potentiellement hostiles et émettre un signal de brouillage. Afin de localiser les forces de surface adverses et fournir des informations au système de conduite de tir, un radar OPS‑50 AESA est placé au‑dessus de chacun des blocs passerelles. Sa grande antenne en bande C (détection et poursuite de missiles balistiques) à balayage électronique a été élaborée spécifiquement pour la Marine japonaise. Le radar d’acquisition de cible OPS‑28 prend le relais lorsqu’un objectif est identifié. Sous la ligne de flottaison, ce que l’on pourrait prendre pour un simple bulbe d’étrave se révèle être un sonar OQQ‑23. Pour la lutte antimissile, l’Izumo dispose de trois mortiers Mk.36 SRBOC à courte portée, placés l’un en avant de l’îlot, un autre sur tribord avant et le dernier à la poupe. Chacun d’eux comprend six tubes de 130 mm orientés selon un angle de 45° ou 60° et projetant des leurres infrarouges et radio pour contrer différents types de missiles antinavires. Les DDH seront aussi armés du Floating Acoustic Jammer, un mortier qui tire des leurres destinés à perturber les torpilles en approche, soit en reproduisant le bruit d’hélices du bâtiment, soit en émettant un faux écho radar. Ce lanceur a une portée de 1 000 m, et le dispositif de brouillage a une durée de 7 minutes. Les destroyers disposent de deux systèmes de défense antimissile courte portée Mk.15 Phalanx Block 1B, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, couplés au radar de direction de tir OPS‑50 AESA, ainsi que deux lanceurs Raytheon de missiles sol-air RIM‑116 Rolling Airframe et deux affûts triples de tubes lance-torpilles.
Une tension régionale tangible, du nord au sud
Le lancement de la classe Izumo répond à une montée des tensions dans le Pacifique. Le Japon estime devoir défendre son intégrité maritime : 6 852 îles, dont 430 sont habitées, soit 300 000 km de côte et 4,5 millions de km² de territoire maritime revendiqués. Revendiqués mais contestés par ses trois plus proches voisins. La Russie occupe ainsi les îles Kouriles du Sud. Annexées en 1945 sans que jamais un traité de paix ne ratifie cette conquête, elles demeurent au centre d’un contentieux avec Tokyo. À l’ouest, Tokyo aspire à intégrer à son territoire les îles Takeshima, aussi appelées Dokdo [2] en Corée du Sud, pays qui les occupe de facto depuis 1945. Enfin, au sud, les îles Senkaku (Diaoyu en mandarin, et Tiaoyutai à Taiwan) sont trois îlots de 7 km2 disputés par la Chine et « nationalisés » par Tokyo. Ces zones sont riches en ressources halieutiques, en hydrocarbures et très certainement en gisements de manganèse, lithium ou cobalt, des minerais nécessaires à l’industrie électronique nippone. D’autre part, les routes maritimes du Japon pour son approvisionnement en énergies fossiles passent obligatoirement en mer de Chine Orientale par les Sendaku, un sérieux problème pour Tokyo, qui dépend à 93 % de cette route pour le transit de ses énergies fossiles. D’un côté comme de l’autre, on ne compte plus les provocations. Ce passage du livre blanc 2015 du ministère de la Défense japonais en témoigne : « Des incursions sporadiques dans les eaux territoriales du Japon font partie intégrante de la politique navale chinoise. Cette activité maritime de Pékin est constituée d’actions à haut risque, comme par exemple le verrouillage d’un destroyer de la FMAJ par une direction de tir embarquée chinoise, ou bien le contact un peu trop serré d’un avion japonais par un chasseur chinois. » En 2013, Pékin avait déjà dépêché dans la région son unique porte-avions, le tout nouveau Liaoning, pour affirmer ses revendications territoriales. Ce conflit larvé a contraint le Japon à réévaluer sa doctrine militaire, alors que la constitution de 1947 stipulait par son article 9 que « le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux ». Pour atteindre le but fixé, « il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou tout autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu ». Jusqu’à présent, il était donc interdit au Japon d’utiliser des moyens coercitifs pour sa défense. Mais le gouvernement a réinterprété les textes sous un nouveau jour : puisque l’ONU reconnaît la légitime défense pour se protéger et aider ses alliés, il en a déduit que le pays est en droit de posséder une force armée minimale, surtout face à des voisins développant à grande vitesse leurs capacités navales. Ainsi, à la doctrine chinoise du « collier de perles » répond l’antique concept japonais « offensive défensive », renommé depuis « pacifisme proactif » par le Premier ministre Abe. De quoi s’agit‑il ? La première ligne de défense du Japon est constituée d’îles éloignées, des terres qui contribuent à la profondeur stratégique indispensable de l’archipel. En retour, les forces navales doivent être en mesure de les défendre efficacement par une projection de forces. C’est cette dernière qui, sous couvert de légitime défense, a servi d’argument à la Diète (le Parlement japonais) pour voter, dans une atmosphère électrique le 19 septembre dernier, des lois controversées sur la sécurité nationale. Désormais, le Japon pourra envoyer des troupes à l’étranger pour soutenir ses alliés au nom de « l’autodéfense collective » et intervenir à l’extérieur de ses frontières lorsque ses intérêts stratégiques seront menacés. Ce changement a été préparé, puisque, l’an dernier, il a déjà été décidé d’augmenter les dépenses militaires de 5 % d’ici 2019 : 238 milliards de dollars seront ainsi consacrés au réarmement du pays. Soit le prix de 158 DDH ! Désormais, le temps des seules manoeuvres navales conjointes avec l’US Navy semble dépassé. Kaga et Izumo en sont une illustration