Charisma à Saint-Denis au nord de Paris : une megachurch à la française
Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, in Les lieux des banlieues
Le phénomène des megachurches, apparu d’abord aux Etats-Unis, tend à s’installer en France. Ces églises s’insérant dans un milieu essentiellement urbain regroupent plus de 6000 fidèles auxquels la communauté propose, par le biais d’un culte vivant et de multiples services, un accès à une sociabilité moins anonyme que celle de la ville. Un entre-soi structuré et protégé se forme ainsi au sein des grandes métropoles, étudié à partir de la communauté Charisma à Saint-Denis.
Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé sont tous deux sociologues. Marchal est membre du laboratoire de sociologie du travail et de l’environnement social. Stébé appartient au laboratoire lorrain de sciences sociales, dans le secteur « Culture et Urbanité ». Ils travaillent principalement sur le milieu urbain et ont publié ensemble notamment La sociologie urbaine (2011) et La crise des banlieues (2012).
Le phénomène des megachurches est apparu dans les années 70 en Amérique. Le Hartford Institute for Religion Research, en 2008, note leur présence surtout au Texas, à Atlanta, Houston et Dallas, en bordure des banlieues et des autoroutes et fréquentées par 5 millions d’habitants. De telles églises regroupent de 2000 à 30 000 membres. Ce christianisme se dit adapté tant aux nouvelles technologies qu’à la vie moderne des grandes métropoles, et proportionnel à la taille du monde.
La pratique religieuse dans de telles églises est adaptée à leur taille et contribue à leur succès. L’église Charisma à Saint-Denis, d’obédience pentecôtiste, accueille quelques 1300 fidèles tous les dimanches. La pratique du culte est vivante grâce à la personnalité du pasteur Nuno Pedro, qui aborde en orateur et avec humour des sujets politiques et moraux, à l’aide de matériel technique tel que des écrans géants. L’expression corporelle, la ferveur émotionnelle y tiennent une grande place. De nouveaux moyens de répandre le message religieux sont établis à plus grande échelle, surtout par des jeunes comme avec le groupe de rock chrétien Glorious.
Pour faciliter l’émergence d’une telle communauté, de nombreux services, activités et aménagements d’infrastructures sont mis en place, participant à l’étalement urbain. Le sentiment grégaire est favorisé par l’installation de cours de catéchisme pour l’accueil des nouveaux-venus, ainsi que d’activités accessibles pour tout âge (librairie, cafétéria, salles de réunion…).
Matériellement, ceci est rendu possible par les grandes infrastructures (l’église est un hangar désaffecté sur trois étages) et les commodités d’accès : comme les centres commerciaux, l’église est installée à proximité de grands axes de communication en périphérie de la ville.
Une telle communauté propose ainsi l’accès à une sociabilité accordant plus de place à l’individu, d’où une explication sociologique du succès de ce phénomène. Les activités proposées poussent à l’investissement dans la vie communautaire et un lien social collectif est prôné dans la communauté religieuse, dans le respect de la liberté de l’individu. Les rapports urbains du quotidien, froids et anonymes (ainsi que le traite l’anthropologue Hanney dans Explorer la ville, 1983) sont compensés par le cadre convivial et chaleureux de l’église, avec des relations stables : l’individu se réaffirme en tant que tel. Dans le groupe, pourvu d’un capital social, l’individu liquide, selon Zygmunt Bauman, cherche du solide. Selon Fath, « l’individu singulier est mis en valeur mais en tant qu’acteur d’un scénario collectif ». Cette impression de l’âme collective d’une foule regroupant des individus hétéroclites a été étudiée par G. Le Bon dans Psychologie des foules en 1895. Les populations concernées sont surtout des jeunes ou de jeunes familles, des immigrés ou des personnes plus démunies sur le plan matériel.
Une communauté d’entre-soi émerge alors : la megachurch représente une enclave sociale, spirituelle et territoriale dans la ville, partageant les mêmes valeurs chrétiennes. Cette organisation est à la manière d’un espace clos, qui assure un cocon protecteur pour leurs membres contre les « pathologies urbaines ». Elle relaie l’Etat dans le rôle de régulateur de la vie des citoyens. Ce petit monde familier, protecteur serait selon Fath une gated community en version light. Le problème du financement en France est résolu par des fonds privés, l’Etat éprouvant depuis 1905 des difficultés à soutenir les différentes religions sur les communes sans pouvoir les subventionner.
La parution des Lieux des banlieues survient en 2012, dix ans après la création de l’Eglise Charisma (2002) et quatre ans après la parution d’Un dieu XXL de Stéphane Fath, qui traite en profondeur du phénomène des megachurches. Le contexte en France est celui d’une forte expansion de telles églises. On peut par exemple citer la Porte Ouverte Chrétienne à Mulhouse d’obédience pentecôtiste, installée dans un ancien centre commercial.
Le phénomène est géographiquement caractéristique des adaptations des banlieues à la mondialisation (anonymat des relations – voir Simmel dans la Philosophie de l’argent ; infrastructures géantes ; dépassement des frontières et des langues ; innovations techniques). Il témoigne, sur le plan sociologique, d’une intégration de la culture de masse (les lieux de culte sont situés en périphéries, près des centres commerciaux) au niveau le plus personnel, comme si la personne ne pouvait se passer du groupe pour s’affirmer individuellement. Le besoin d’un retour à une sociabilité communautaire se fait sentir là où elle s’est maintenue : dans l’Eglise. Au niveau religieux, cela reviendrait à admettre que les valeurs proposées sont constructives de l’individu. Mais l’ampleur du phénomène inquiète certains, qui se demandent si la religion ne délaisse pas ses valeurs essentielles.
En effet, le chapitre, bien que mettant en valeur les éléments principaux du phénomène, que ce soit du point de vue géographique, religieux, psychologique et sociologique, délaisse quelque peu l’intense polémique autour des activités des megachurches, notamment sur leurs appels bien trop insistants à la donation de fonds financiers (un cours biblique coûte 500 euros par mois à Charisma) et sur la création d’un système immuable, tenant presque de la secte par certains aspects. Il serait intéressant d’étudier plus en profondeur la cohérence entre les attentes individuelles des fidèles et leur intégration dans une telle culture de masse.
Eglantine Cussac, HK/BL au Lycée Sainte-Marie de Neuilly