Article 1: « le travail a changé avant les machines » par Corinne Maitte (université Paris est) et Didier Terrier (université de Valenciennes)
Travail à l’usine, développement des machines, croissance industrielle: les grands traits que l’on retient de la révolution industrielle du XIXe siècle, idées reçues qu’il convient de nuancer.
Or les apports des machines et leurs gains de productivité lors de la première industrialisation sont désormais discutés.
Reprenant l’expression du démographe japonais Akira Hayami, l’historien Jan de Vries a développé l’idée d’une « révolution industrieuse » qui aurait saisi l’Europe bien avant les premières machines:
-Augmentation de l’offre de travail salarié au sein des familles occidentales (hommes, femmes, enfants) aurait permis l’accroissement des production sans changement de méthode de production
-Des temps de travail qui atteignent vraisemblablement leur niveau maximal vers 1850.
Le travail concentré bien avant le XIXe siècle:
Les manufactures d’articles de très haute qualité, avec des formes de surveillance rapprochée des ouvriers semblent nécessaires pour imposer des nomes de qualité. Ex: la fabrication du fil à soie
Ces manufactures concentrées ont été le lieu de l’expérimentation d’une production surveillée et rationalisée, la manufacture concentrée marque un territoire dans l’espace par ses murs d’enceinte, par des portails monumentaux (portiers et horaires précis). Ex: la manufacture de fer des Crowley, un modèle de gestion presque maniaque.
Ce contrôle strict, sanctionné par des règlements de fabrique que tous les ouvriers sont contraints de suivre sous peine d’amende, bien antérieur au règne de l’usine.
2. La prolétarisation a commencé avant l’usine
Le personnel des manufactures concentrées, souvent installées au village, regroupe des travailleurs aux statuts très différents. Ex: dans les manufactures qui fabriquent au XVIIIe siècle des étoffes imitées de celle de l’Inde, les « indiennes ».
Un double marché du travail est présent au sein de la fabrique, qui entraine cependant la prolétarisation de tous. Pour gérer l’ensemble de ces masses ouvrières, des contremaitres apparaissent et peuvent avoir leur espace propre, au plus près des ateliers.
L’essentiel est alors de fixer la main d’oeuvre, la discipliner en brisant la fierté, et la résistance ouvrière. La motivation principale des premières mécaniques, chères, souvent peu efficaces, n’est pas technique, mais plutôt à leur capacité à casser les autonomies ouvrières.
L’acculturation au travail industriel a été initié par l’essaimage des activités de transformation dans les campagnes d’Europe occidentale dès le XVIe siècle.
3. Les paysans sont aussi des ouvriers
La « proto-industrialisatopn »: le XVIe siècle contribue à une première dispersion du travail rural à domicile dans les campagnes. Parallèlement, soucieux d’alimenter les grands marchés internationaux en pleine expansion, les négociants urbains ont tout avantage à mettre en place un système mixte, où la ville conserve la préparation d’une partie des matières premières, les opérations de fabrication les plus délicates et la finition des produits, tandis que les campagnes pourvoient aux opérations peu compliquées mais exigeantes en main d’oeuvre.
Aux XVII-XVIIIe siècles, le secteur du textile et de la métallurgie, les travailleurs alternent travaux des champs et fabrications diverses. ILs dépendent assez souvent de donneurs d’ordre qui vendent ensuite ces productions sur des marchés lointains.
Ainsi dans le Cambrésis rural, il suffit d’installer un métier à tisser peu couteux pour tisser des toiles fines, dès le XVIIIe siècle et elles s’exportent sur le continent et en Amérique pour parfaire les toilettes des dames et habits de prélats.
L’apparition des machines en Europe occidentale ne signifie aucunement la disparition des activités proto-industrielles, elles les transforment grandement, elles résistent, elles s’adossent au monde usinier. Ce n’est pas l’usine qui repousse, c’est le milieu de vie originel qui retient.
La vapeur et l’usine deviennent un temps des éléments multiplicateurs du travail à domicile en milieu rural, la mécanisation de la filature entraine l’extension rurale du tissage: c’est la prolétarisation en famille qui prévaut. Le travail en usine ne domine donc pas le XIXe siècle.
4. Paysans et artisans restent majoritaires au XIXe siècle
En 1851, sur 1000 Français:
-568 (56,8%) travaillent dans l’agriculture
-21 sont domestiques
-111 exercent des professions « libérales »
-276 (27,6%) dans le secteur industriel
Le produit de l’artisanat serait égal
-à 2,7fois le produit de l’industrie en 1835-1844
-1,6fois en 1855-1864
Le savoir est une compétence du corps qui manie l’outil pour transformer la matière et qui continue de se transmettre essentiellement par le voir-faire, même si l’apprentissage semble en recul.
De nombreux secteurs ne connaissent pas de techniques nouvelles, pourtant des formes nouvelles de gestion, de rémunération, voire de production apparaissant, ne serait-ce qu’au travers de la présence croisante des femmes. Dans d’autres branches les machines pénètrent les ateliers (chaussures, horlogerie) avec la parcellisation des tâches.
Les techniques traditionnelles du travail de la terre perdurent. Vers 1850, le bois continue ainsi d’entrer pour l’essentiel dans la fabrication du matériel agricole. La progression de la faux fait disparaitre lentement l’utilisation de la faucille et de la pique. Nettoyer la terre des parasites à la houe, les machines à battre le blé sont quasi inexistantes avant le second XIXe siècle.
L’agriculture exige toujours des bras nombreux, au rythme des grands travaux saisonniers, dans les régions de grandes cultures, l’introduction d’une agriculture capitaliste prive les petits paysans de terre et fait d’eux des salariés agricoles ou de simples supplétifs. Seuls les pays de vigne et les régions gagnées par les exploitations modestes mais spécialisées, ouvertes sur le marché, comme le maraichages, autorisent une population nombreuses ignorant les affres de la misère en l’absence de revenus complémentaires.
5. Le modèle de la grande usine n’est pas dominant
Au milieu du XIXe siècle, c’est l’usine qui apparait, une nouvelle forme d’organisation du travail. L’entreprise-usine est symbolisée para la filature de coton (introduction de la machine à vapeur), il s’agit avant tout d’un changement d’échelle dans la taille des établissements, la concentration des travailleurs. Sur le continent, elle est beaucoup moins rentable qu’en Angleterre: bois et cours e’eau restent longtemps des sources d’énergies aussi compétitives.
À Manchester, 5 filatures et tissages sur 43 en 1841 le milieu d’ouvriers, alors qu’en Alsace, les grandes entreprises intégrées de coton associant filature, tissage, blanchiment, teinture ou impression ne regroupent en général guère plus de 200-500 ouvriers (de même dans la laine, le charbonnage, la sidérurgie)
Les patrons s’efforcent d’abord d’obtenir le respect des horaires, les règlements ‘ateliers, toute variation saisonnière a disparu.à l’absentéisme s’ajoute l’instabilité, les ouvriers partent chez le plus offrant du jour au lendemain, vaincre le nomadisme devient une obsession patronale.
Dans de nombreuses entreprises, vers 1840 1850, le travail à façon prévaut pour la conduite des activités et du paiement. Les patrons passent par un intermédiaire, un ouvrier qualifié payé pour effectuer une tâche préalablement déterminé. Ce type d’organisation a l’avantage de faire endosser les incertitudes de la production par les travailleurs. Mais cette relative autonomie se heurte très vite à des contraintes techniques liées au perfectionnement de ma machine, à l’introduction des femmes et des enfants dans l’usine.
L’allongement des journées et l’intensification des efforts productifs semblent la nome industriel en Angleterre 1800-1850
-Angleterre en 1830 65heures/semaine
-Sur le continent à Verviers , industrie de la laine: 79 heures/semaine en moyenne.
6. Les machines n’ont pas tout révolutionné
Beaucoup de temps pour que les machines deviennent vraiment fiables et se généralisent. Elles n’ont pas fait cesser le travail à domicile, elles ne sont pas à l’origine des formes de concentration. Les conflits sociaux ont souvent été un facteur déterminant de leur adoption: manière de faire taire les ouvriers.
Quand la mécanisation n’était pas possible, la ruralisation des activités « industrielles » en plein XIXe siècle a d’ailleurs pu constituer une autre solution pour prévenir l’agitation sociale exemple la soierie lyonnaise
Mais l’introduction des machines a entrainé l’apparition de nouvelles qualifications pour une élite limitée: les mécaniciens ont développé de nouvelles compétences fortement valorisée, des fonctions d’encadrement et de coordination.
Article 2: « Marx ou la gloire du travailleur » par Philippe Minard (université Paris VIII)
Le siècle des Lumières donne au travail un sens pleinement positif. Dans la lignée de Encyclopédistes, Marx en a fait l’essence même de l’homme, au moment où la révolution industrielle impose les pires conditions de vie aux ouvriers.
1. Réhabilité par l' »Encyclopédie »
Dans la société d’Ancien Régime, le travail reste attaché à la notion de sujétion, entaché par la macule servile, la marque de ceux qui sont exclus de l’ordre de la richesse. C’est le mouvement des Lumières au siècle qui va donner au travail un sens pleinement positif.
Diderot et d’Alembert: le travail manuel, en glorifiant l’homo faber: « les artisans se sont crus méprisables parce qu’on les a méprisés…Quelle bizarrerie de nos jugements! Nous exigeons qu’on s’occupe utilement et nous méprisons les hommes utiles ». L’article « oisiveté » : le travail est une des sources de plaisir.
Le travail n’est plus une punition, il est la civilisation, même si une certaine ambiguïté demeure dans sa définition: « c’est l’occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin, et à laquelle il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens et sa vertu peut-être »
2. La révolution libérale
Avec Turgot et Adam Smith, le travail humain envahit la scène de l’économie politique sous un jour nouveau, avec la naissance de l’individualisme, l’idée que la nature est connaissable et que le progrès est possible pour l’homme, cette conviction que l’individu est guidé par ses besoins, ses passions et la poursuite de ses intérêts. Il faut inventer une régulation économique: c’est désormais l’échange qui est le creuset du lien social, tissé par les besoins réciproques.
Qu’est ce alors que le travail, dans cette nouvelle société? L’économie politique le définit de deux manières:
-le temps passé à produire un objet, les marchandises « contiennent » la valeur d’une certaine quantité de travail. Le travail fixe la valeur des choses.
-le travail est ce qui crée la richesse matérielle, un facteur de production. Le travail humain, s’il est bien organisé, peut créer de la valeur de façon exponentielle. Son livre est un hymne à la productivité du travail, d’autant qu’il s’attache moins aux activités improductives (de services). Le « vrai travail », c’est celui exercé sur des objets matériels et échangeables, la valeur ajoutée est toujours visible et mesurable.
Dès lors le terme travail englobe tout un ensemble d’activités variées, de l’agriculture à l’artisanat, dont le seul point commun: être fatigantes. On appelle travail toute activité capable d’ajouter de la valeur à un objet matériel, le travail est devenu un concept abstrait.
Chez Smith, le travail a un coût, il est une dépense de force humaine. La nouvelle définition du travail dérive de la reconnaissance de la liberté de l’individu et de son autonomie: le travail est le nom de l’activité humaine dont l’exercice autonome permet à l’individu de vivre, soit en fabriquant, en échangeant. Le travail a un prix, on peut l’acheter ou le vendre. Le travail a perdu toute connotation morale, au profit d’un concept matériel, quantifié et marchand. L’échange représente en effet le principal moteur de la société libérale, il est le producteur du lien social. Tout tourne finalement autour du travail, le point crucial de la révolution libérale. L’effort humain qui crée, transforme, engendre la richesse, et l’instrument de mesure qui indique combien vaut cet effort. Le travail est ainsi devenu le rapport social central.
Pour cela, il doit être libéré de toute entrave, le Code civil de 1804: l’individu dispose librement de son travail, dont il négocie les conditions de vente avec un employeur, stipulés dans un contrat, une convention libre. Le rapport de force est inégal.
3. L’apport déterminant de Marx
Au XIXe siècle, sous l’influence de la philosophie allemande (et de Hegel en particulier), le travail devient le modèle de l’activité créative par excellence. Pour Marx, l’histoire de l’humanité est celle de la domestication de la nature par l’homme, pour se prémunir contre le besoin. Homme et travail deviennent quasi synonymes, car toute activité humaine qui permet d’exprimer l’individualité de celui qui l’exerce. Il perd alors tout caractère laborieux, mercantile et fonde la socialité humaine.
Pourtant le travail « réel », que Marx a sous les yeux quand il se réfugie à Londres en 1849 n’est pas ce travail rêvé. Il a lu « La situation de la classe laborieuse en Angleterre », d’Engels 1844, a séjourné 6 semaines à Londres et Manchester en 1845. Or une nouvelle classe ouvrière s’est constituée, faite de ruraux déracinés entassés dans les souks et faubourgs urbains sordides:
-Un quart de la population travaille dans l’industrie et le transport
-2 millions d’ouvriers s’épuisent dans les usines
-3 autres dans les sweatshops londoniens (ateliers textiles misérables) ou petits ateliers ruraux dispersés
Ceux là savent la durée du travail et la violence des rapports sociaux.
Aussi Marx explique-t-il que dans la société industrielle capitaliste, le travail est aliéné, loin de libérer, il enchaîne. mercantile, salarié, contraint, il n’est qu’une vulgaire marchandise, toute la société est aliénée au capital.
L’objectif est donc la libération du travail, ayant conjuré la rareté, l’humanité pourra s’émanciper, la lutte quotidienne consiste à essayer d’améliorer le sort de la classe ouvrière, en luttant pour la réduction du temps de travail.
La tension qui existe dans l’oeuvre de Marx entre ces deux significations différentes du travail correspond à deux stades historiques distincts.
4. Les hésitations du mouvement ouvrier
On retrouve cette même tension chez les penseurs socialistes français de l’époque, pour Saint Simon, les vertus libératrices de l’industrie et la puissance du progrès, il opère une étrange dissociation entre la critique virulente des conditions de travail et de l’exploitation des ouvriers et la représentation du travail comme la plus haute activité de l’homme. 1848, cette contradiction paraît gommée, quand les ouvriers insurgés revendiquent le droit au travail: ils l’entendent comme un droit à la vie, un moyen d’existante, mais aussi comme un droit à un travail épanouissant.
Mais la contradiction entre les objectifs à court et à long terme mine le mouvement ouvrier. Les théoriciens socialistes comme Proudhon et Louis Blanc pensent que seule une organisation de la société permettra d’atteindre ce but. Dans les luttes quotidiennes, c’est le salaire, les conditions de travail que l’on tente d’améliorer. L’objectif du travail réconcilié avec son essence est perdu de vue comme le dénoncera Paul Lafargue dans le Droit à la paresse, 1880.
Article 3: « Maladies professionnelles: le plomb et la poussière »
Par Paul André Rosental ( professeur à sciences politiques)
Les dangers du travail ont toujours existé. Fin XIXe siècle, admis, sous la pression de médecins, que le travail pouvait tuer « maladies professionnelles »
Marseille, octobre 1851, une commission composée de deux médecins du conseil d’hygiène, d’un ingénieur des mines, d’un ingénieur des Ponts et chaussées vient d’enquêter sur le condensateur de l’usine chimique Figueroa: rejets de plombs, d’antimoine et d’arsenic font l’objet de plaintes de la part des riverains. Le rapport écrit « l’on fait abstraction des ouvriers et des employés de l’établissement. On sait généralement que les ouvriers qui travaillent dans les fabriques de ce genre sont exposées à certaines maladies …ils connaissent parfaitement les dangers qu’ils courent et les précautions qu’ils doivent prendre pour les éviter autant que possible. Les certificats de médecins attestent que les ouvriers de l’usine Figueroa ont été atteints de maladie saturnine ne peuvent donc avoir une grande importance aux yeux de la Commission »
1. Nuisance industrielle
L’intoxication au plomb, fléau par excellence du monde du travail sous la révolution industrielle, provoque oedèmes, problème articulaires, troubles digestifs. Elle affecte le sang, les reins et engendre lésions neurologiques, entrainant la mort.
Le cas Figueroa donne ce qu’est et ce que n’est pas une maladie professionnelle au XIXe siècle. En 1822 vient d’être republié le traité des maladies des artisans dont le médecin italien Bernardino Ramazzini haverait donné une première édition en 1700. Chaque environnement sécrète ses maladies, la révolution industrielle n’a fait que renforcer la pertinence de l’approche en multipliant les produits de synthèse et les procédures de travail pathogènes., or les maladies ne font l’objet d’aucune prise en charge. L’indifférence manifestée par la commission marseillaises est logique. Avec la Révolution et l’Empire la foi dans les progrès de la chimie a pris le pas sur les préoccupations sanitaires. Décret impérial de 1810: nuisances industrielles sur les propriétaires des immeubles avoisinant les fabriques, lente évolution jurisprudentielle.
Maladies professionnelles et maladies environnementales sont ainsi juridiquement séparées alors qu’elles peuvent avoir des racines communes.
Les maladies professionnelles ne sont pas invisibles, l’hygiène industrielle, médecins, ingénieurs, pharmaciens, chimistes et toxicologues multiplient les observations sur les conditions de travail. Ils débattent à partir de 1829 dans des revues Annales d’hygiène publique et de médecine légale, ou 1879 La revue d’hygiène et de police sanitaire (approches transversales). Qualité de l’air, chauffage, éclairage font partie des paramètres pour privilégier l’amélioration des conditions de travail.
2. Le souci hygiéniste
L’activité sainte est ici indissociable d’une revendication d’action sur la société, « réformiste », la plupart s’accordent sur l’idée d’adapter l’homme au travail plutôt que l’inverse.
L’importance prêtée aux conditions de vie des ouvriers: dans quelle mesure leur santé ne dépend-elle pas plutôt d’un logement insalubre, alimentation insuffisante, commencer d’un salaire trop chiche? La réception des enquêtes de Louis René Villermé (1782-1863) sur la condition ouvrière des années 1840 est ambiguë: incitation à prendre en considération ou au contraire à minimiser les responsabilités propres aux employeurs. Cela dépend de leur « fibre » plus ou moins sociale, paternaliste. Indissociable de la capacité des hygiénistes à leur démontrer l’intérêt économique d’une protection sanitaire de la main d’oeuvre. 1840 les compagnies de chemin de fer, victimes d’accidents graves, mettent en oeuvre des services médicaux destinés à prévenir l’état de santé des cheminots. La cristallerie de Baccarat veille plus attentivement à ses verriers qu’à celle de salariés plus exposés et moins qualifiés.
Les ouvriers, au nom d’une certaine conception de la masculinité, vont « naturellement » ignorer les dangers du travail voire à moquer les mesures de protection. Du début à la fin du siècle, la crainte se déplace par exemple des odeurs aux miasmes vers les poussières, l’information médicale n’est pas toujours accessible.
Il ne reste aux ouvriers que des moyens de fortune (tissus mouillés pour échapper aux poussières par exemple, voire terre glaise badigeonnée sur le visage) Sont-ils mal supportés s’ils entravent les gestes du travail ou amoindrissent la productivité individuelle. Certaines professions notoirement dangereuses bénéficient « en compensation » de salaires supérieurs à l’instar des coupeurs de poils de la chapellerie, exposés à l’hydrargyrisme (intoxication au mercure). Animés de bonnes intentions, les hygiénistes se soupçonnent pas toujours que les ouvriers ne répondent qu’avec prudence à ces bourgeois au statut mal défini qui viennent de loin en loi les interroger.
3. La première loi
Les dangers professionnels servent donc de pivot à une véritable micropolitique du travail industriel: se représenter la responsabilité individuelle, les accidents du travail (plutôt que les maladies professionnelles proprement dites) étant ici en première ligne. Tout au long du XIXe siècle, leur indemnisation s’opère selon les critères du Code civil (l’ouvrier n’obtient réparation financière d’un dommage qu’à condition de convaincre les tribunaux qu’il résulte d’une faute de l’employeur).
Dès l’aube des années 1880, le député Martin Nadaud (1815-1898), futur auteur des célèbres Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon, réclame une loi sur les accidents du travail. Près de 20 ans de résistance des porte-parole des intérêts industriels, la loi de 1898 modifie le régime d’indemnisation des accidents du travail. Elle instaure une réparation financière automatique des accidents survenus dans l’usine. Loi de compromis, contestée par les forces en présence, le patronat y voit une brèche à sa souveraineté, le mouvement ouvrier reproche à l’indemnisation forfaitaire de dégager à bon compte l’employeur de toute notion de faute.
Tout au long de ces débats s’est posée la question détendre l’application de la loi aux maladies professionnelles. Les lobbys patronaux s’y sont victorieusement opposés. Comment faire la part entre une maladie professionnelle et une maladie « privée »? Les experts médicaux des employeurs ne se privent pas d’incriminer les mauvaises conditions d’alimentation ou de logement des ouvriers, leurs moeurs (alcoolisme, exposition aux maladies vénériennes) ou tout simplement leur constitution.
La bataille législative se prolonge jusqu’en 1913, hérauts de la cause ouvrière comme Jules Louis Breton (1872-1940). En 1898, les allumettières des usines d’Etat s’élèvent avec succès contre les terribles ravages de l’exposition au phosphore blanc (nécrose qui ronge la mâchoire). La spécificité des symptômes, l’existence d’un produit de substitution possible, la sympathie de la grande presse se sont révélées décisives.
L’implication des mouvements ouvriers complexe: les grandes grèves de peintres contre la céruse, Judith Rainhorn l’a montré (« le mouvement ouvrier contre la peinture au plomb: stratégie syndicale, expérience locale et transgression du discours dominant au début du XXe sicèle » Politix 2010), masquent des tensions entre identité de métier et identité « prolétaire », les grands principes de l’action syndicale continuent à privilégier salaires et durée du travail, les questions d’hygiène sont secondaires. 1906 la fondation du ministère du Travail.
La commission d’hygiène industrielle en 1900, instance d’expertise et d’arbitrage, un cadre transnational: au cours e l’année 1906 est à la fois adoptée à Berne une Convention internationale sur l’interdiction du phosphore blanc dans la production d’allumettes, créée à Milann une active Commission internationale permanente pour l’étude des maladies du travail. La physiologie du travail, approche scientiste qui mesure en laboratoire des dépenses d’énergie liées à l’activité professionnelles, prétend Arbiter les conflits entre employeurs et ouvriers afin d’obtenir « un rendement maximum pour une usure minimum », la hantise de la dénatalité favorise la protection des ouvrières. Avec la Première Guerre mondiale, l’idée qu’un service médical destiné aux ouvriers puisse rendre service à la production autant qu’aux salariés, 1930 la « médecine du travail ».
4. Les ambiguïtés de la loi de 1919
La conjonction entre la pression exercée par le mouvement ouvrier et ses représentants au Parlement, en 1913, d’une loi étendant aux maladies professionnelles les principes de la loi sur les accidents du travail de 1898. Le sénat, haut lieu de résistance aux lois sociales, la ratifie en 1919. La maladie professionnelle se mue en catégorie médico)légale ouvrant droit à réparation financière. L’hydrargyrisme et le saturnisme sont les deux premières maladies professionnelles reconnues.
Les mouvements ouvriers, pour leur part, luttaient pour l’éradication des produits toxiques plutôt que pour l’indemnisation de leurs effets. Ils voient souvent la loi de 1919 comme une autorisation à exposer les salariés de ‘industrie à des situations de travail pathogènes.