Dans son ouvrage Les lieux de la mondialisation, Denis Retaillé cherche à éclairer, à l’aide de différents exemples choisis avec soin, les formes particulières de mondialisation observable dans les sociétés d’aujourd’hui. Après s’être intéressé à la situation de la City de Londres, ou encore au cas de l’Antarctique, il étudie la situation singulière de Dubaï, ville à l’influence mondiale indéniable mais qui semble pourtant selon son approche offrir un visage paradoxal comme l’indique l’intitulé de son chapitre : Dubaï, lieu du cosmopolitisme paradoxal : capacité de pouvoir vivre avec toutes les nationalités existantes.

Cette ville des Emirats Arabes Unis affiche en effet un objectif de mondialisation particulier : Dubaï veut dépasser les frontières, et ce même à l’intérieur de son Etat pour s’imposer à l’échelle internationale comme étant la ville « image » du monde. En prenant appui sur ces ressources pétrolifères, la ville a pu jouer la mondialisation avant l’heure, ce qui lui permet aujourd’hui d’accéder au statut de ville cosmopolite mondiale. La population est composée à 80% d’étrangers. Suite à l’inauguration, par la Conférence annuelle des gouverneurs de la Banque mondiale, du nouveau Centre international des conférence en 2003 au sein de la ville, nous pourrions considérer le statut de ville monde comme étant atteint. Pourtant, la réalité de la mondialisation ne se retrouve pas que dans l’attractivité internationale que déploie la ville. Dubaï semble en effet offrir un visage double, avec d’un côté un monde virtuel mondialisé et attractif, de l’autre un monde réel de contrainte pour les habitants. Face à la situation de la ville et à ses objectifs affichés, il est légitime de se demander si la population de Dubaï ne se retrouve pas négligée par la volonté de construction d’une ville monde au cosmopolitisme affiché.

La ville de Dubaï est communément connue pour ces projets architecturaux qui semblent d’un point de vue extérieur relevés du délire : des archipels artificiels à l’effigie du planisphère, des tours s’élevant dans le ciel à une hauteur d’un kilomètre… Et souvent les projets envisagés se confondent avec les structures déjà construites, donnant à la ville son image virtuelle. Pourtant ces constructions ne répondent pas qu’à un délire architectural : par ces structures hors du commun, les Emirats Arabes Unis expriment leur désir d’importer le monde au sein de la ville. Les activités se retrouvent alors tournées vers l’extérieur, vers l’accueil de touristes et de capitaux étrangers pour assurer l’attractivité de la ville, au point que 50% du PIB de Dubaï se retrouve aujourd’hui être le fruit des activités touristiques additionnées aux services financiers et au commerce international, contre seulement 30% pour le pétrole. Cette ouverture apporte à la ville la reconnaissance mondiale qu’elle recherchait. Pour autant, cette ouverture sur le monde n’agit-elle pas comme une négation des particularités socioculturelles de la population, qui se retrouve dépendante du système de concession et donc des investissements étrangers (un investisseur étranger ou un simple libéral ne peut exercer qu’à la condition de céder 51% de son capital à un citoyen) ?

En effet, la ville de Dubaï semble avoir érigé son économie sur un système que Denis Retaillé nomme la « bulle de l’économie ». Par là il faut entendre que la situation économique de la ville se retrouve pieds et poings liés à la situation mondiale et au pouvoir de son activité, comme le démontre le système de concession mis en place. En se plaçant d’elle-même au statut de passerelle dans les échanges mondiaux, notamment par l’aide de ses complexes portuaires et aéroportuaires parmi les plus importants au monde, elle se suspend de manière délibérée au sort des cours mondiaux. Cette sensibilité peut être illustrée avec l’exemple de la dernière crise économique qui secoua le monde financier fit basculer le prix de l’immobilier de la ville qui perd 40% entre aout 2008 et aout 2009. Le danger apparaît alors pour Denis Retaillé dans le fait que « Comme ses îles, Dubaï est artificielle alors que le Monde, lui, ne l’est pas ».

Dubaï cache en effet derrière cette image d’une ville mondialisée et mondialisante une face cachée moins reluisante : sa population, qui se retrouve parfois dans des cas d’illégalité, doit se cantonner à des quartiers, victime de ségrégation et s’occupant très souvent des petits travaux de construction. A force de tourner ses attentions vers l’extérieur, Dubaï en aurait-elle négligé sa population ? Pourtant, cette population est elle-même l’héritage d’une mondialisation plus ancienne. En effet, le cosmopolitisme de la ville n’est pas une nouveauté de ces derniers siècles, mais relève au contraire d’un processus histoire datant du XVIème siècle, voire même du 1er millénaire. L’océan indien se retrouvait être dès cette époque une zone de commerce et d’échange, mais également de peuplement. La région de Dubaï apparaissait alors déjà comme un carrefour, un croisement de peuplement, et la ville s’agrandit au fil des siècles selon cette dynamique de l’échange et de l’accueil de l’étranger : processus qui donna naissance à la formation d’une population de marchands cosmopolites en provenance essentielle d’Asie, d’Arabie mais également d’Afrique. Pourtant aujourd’hui peu de marques sont encore présentes de ce cosmopolitisme marchand passé.

Un quadruple mouvement va en effet venir mettre fin à ce système cosmopolite pour lui en substituer un autre : l’indépendance de la région, son arabisation, sa mondialisation et enfin l’appui sur la puissance pétrolifère font combinés ensemble que le visage de la population ne se retrouve plus être ce visage de la diversité mais au contraire font rentrer Dubaï dans sa période actuelle de cosmopolitisme d’importation et de séparation. La combinaison de ces quatre phénomènes a poussé la ville à l’occidentalisation et à l’enrichissement par l’exploitation organisée du pétrole, alors que parallèlement l’indépendance et la montée du nationalisme arabe poussaient à relever les traditions non locales, ce qui entraîna le resserrement du pouvoir autour des élites tribales qui se retrouvèrent avec une même mise sur l’exploitation du pétrole qu’ils firent fructifier. Pourtant le développement de la ville se réalise de manière « séparée » : aucune passerelle sociale n’est pensée. Les mondes sociaux semblent voués à vivre séparément. Denis Retaillé pointe ici l’une des limites de cette mondialisation poussée à l’extrême.

Mais il va mener son raisonnement encore plus loin, écrivant : « La participation souhaitée et affichée à la mondialisation souffre de ces artifices décrits plus haut qui font de la Cité Etat émirate un îlot artificiel ». Il cherche à montrer que la mondialisation à marche forcée de Dubaï, avec la création de ses structures atypiques, tend à créer des non-lieux de la mondialisation : dans ces délires architecturaux, tout est réalisable, tout sauf le fait d’y vivre. Il s’appuie alors sur une étude de l’urbaniste Rem Koolhaas qui exprime l’idée que ces constructions folles ne sont finalement que des structure érigées à la gloire de l’argent actuel des Emirats et ne sont en aucun cas voués à la prospérité. Dubaï est une ville qui tire son influence mondiale d’un croisement improbable de routes de commerce et de population qui la propulse depuis des millénaires au rang de carrefour. Pourtant ce qui lui a réellement permis de se démarquer des autres puissances pétrolifères, c’est sa capacité à anticiper le futur : ces ressources en énergie fossile sont épuisables, il faut donc trouver une alternative au pétrole pour assurer le rôle de ville monde. Dubaï se construit alors une image de marque, une image de puissance servie par ses constructions imposantes et futuristes qui semblent répondre au moindre désir humain. L’investissement dans la ville a pour objectif d’attirer les capitaux étrangers qui lui assurent son rang mondial et sa pérennité. Or Dubaï a compris que cette attraction des capitaux ne pouvait se réaliser dans l’ancrage, et devient alors l’image même de la ville du mouvement, du passage, ce qui vient renforcer son artificialisation.

Denis Retaillé montre ainsi que la mondialisation de Dubaï peut être vue comme une mondialisation unilatérale et paradoxale : il y a ouverture sur le monde, mais aucun sens d’intégration de la population. La population se retrouve minoritaire chez elle, ne représentant plus que 20% de l’effectif totale, mais peut être est-ce le juste prix à payer pour le développement le plus large et complet possible de l’idée de carrefour ? Chaque année, le nombre de touristes augmente, rien que dans le cas français l’année 2009 représente une hausse de 40% du tourisme en direction de Dubaï, augmentation aidée cependant par des promotions exceptionnelles suite à la crise. Et même le développement de l’idée d’identité nationale ne vient pas se poser en frein à cette mondialisation à l’extrême, les nouveaux dirigeants mettant l’accent sur le mode libéral pour contourner tout obstacle possible. Pourtant il apparaît clairement dans cette étude de cas que le croisement des réseaux de peuplement, d’idées culturelles et des échanges commerciaux ne peuvent être contenus dans les mêmes limites alors que Dubaï tend à effacer toutes les frontières possibles. L’enjeu de Dubaï est de trouver les conditions pour qu’un tel voisinage ne soit pas seulement provisoire ou inachevé, mais bel et bien établi.

Marie Roussie, HK BL, Lycée Sainte-Marie-de-Neuilly