Le document proposé ci-dessous sert d’appui à l’analyse de texte au concours ESP. Il comporte 2 questions délimitées (4 pt) et 1 question ouverte, à traiter selon la méthodologie de la dissertation (16 pt).
Les conseil méthodologiques et les réponses aux questions des candidats peuvent être assurées par le professeur-correcteur lors d’une visio-conférence.
Le texte d’appui
Accueil des réfugiés d’Ukraine : « L’Europe vit ce que d’autres régions du monde connaissent depuis le début du XXIᵉ siècle »
TRIBUNE Matthieu Tardis – responsable du Centre migrations et citoyennetés de l’Institut français des relations internationales/IFRI / Publié le 17 mai 2022
Le chercheur spécialiste des questions migratoires Matthieu Tardis considère, dans une tribune au « Monde », que si les accusations de « double standard » entre les Ukrainiens et les autres exilés sont légitimes, c’est bien le pragmatisme qui a prévalu dans l’accueil des réfugiés d’Ukraine.
Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime qu’environ 5,7 millions de personnes ont fui la guerre en Ukraine entre le 24 février et le 4 mai. L’Union européenne (UE) accueille l’immense majorité de ces personnes, dont 3,1 millions sont entrées par la Pologne et 850 000 par la Roumanie.
Les déplacés ukrainiens ont tout de suite bénéficié d’un traitement politique et médiatique favorable, y compris parmi les gouvernements et les partis politiques les plus hostiles à l’immigration. Le terme de « réfugiés » s’est imposé pour désigner les Ukrainiens par contraste avec les « flux migratoires irréguliers » dont il fallait se protéger à la suite de la chute de Kaboul (Afghanistan) en août 2021.
Mais l’application de la convention de Genève de 1951, pierre angulaire du droit international des réfugiés, aux personnes qui fuient un conflit n’est un débat que pour quelques juristes et experts. Les responsables politiques ou autres faiseurs d’opinion qui tentent d’opposer les réfugiés aux migrants ne maîtrisent pas ce débat. En fait, l’empathie pour certains exilés et la déshumanisation pour d’autres ne dit rien sur les Ukrainiens ou sur les Afghans, mais davantage sur les personnes qui font de telles distinctions.
Contradiction avec le « système Dublin »
Les mesures adoptées pour les Ukrainiens sont à contre-courant des politiques d’asile que l’Union européenne tente de mettre en place depuis deux décennies : relâchement des contrôles aux frontières extérieures, accès immédiat à une protection, un titre de séjour et à des droits sociaux dont le droit de travailler, un accueil qui repose sur la solidarité citoyenne et, surtout, le libre choix du pays de destination qui s’inscrit en contradiction avec le sacro-saint principe du « système Dublin ».
Il n’en fallait pas moins pour que de nombreux défenseurs des droits des exilés dénoncent un double standard entre les Ukrainiens et les autres exilés, souvent non européens et perçus comme majoritairement musulmans. Ces défenseurs ne manquent pas d’arguments. Des exilés continuent de mourir en Méditerranée dans l’indifférence et la rue reste une étape incontournable pour de nombreuses personnes recherchant la protection de la France.
De plus, le traitement accordé aux étrangers qui résidaient régulièrement en Ukraine, notamment les étudiants étrangers, alimente ce sentiment de deux poids, deux mesures. Certains États, comme l’Espagne, n’ont pas souhaité faire de distinction entre les Ukrainiens et les autres tandis que d’autres pays, comme la France, leur refusent l’accès à la protection temporaire.
Si les accusations de double standard sont légitimes, l’UE n’avait cependant pas d’autre solution que d’appliquer un régime libéral aux personnes fuyant l’Ukraine. Cette décision est somme toute pragmatique face à l’ampleur des déplacements dans un temps aussi court.
Le nombre de réfugiés dans le monde a doublé au cours de la dernière décennie
En fait, l’UE est en train de vivre ce que d’autres régions du monde connaissent de manière croissante depuis le début du XXIe siècle, à savoir des déplacements massifs et subits de population liés à un conflit ou à l’effondrement d’un pays. La Turquie et le Liban ont connu cette situation avec la guerre en Syrie, l’Ouganda avec les Soudanais du Sud ou la Colombie avec les Vénézuéliens.
Rappelons que le nombre de réfugiés dans le monde a doublé au cours de la dernière décennie. Les Européens doivent donc se rendre compte qu’ils étaient jusqu’à présent protégés de ces phénomènes et que ladite « crise des réfugiés » de 2015 paraît presque dérisoire au regard de la situation actuelle. Et, en l’espèce, il est impossible de s’appuyer sur un pays tiers de transit pour contenir les arrivées de réfugiés, comme ce qui a été fait avec la Turquie, la Libye ou le Maroc.
La spécificité de la guerre en Ukraine est qu’il s’agit d’un conflit international, et non d’une guerre civile, et que, par conséquent, la population masculine est mobilisée par les autorités ukrainiennes. L’UE n’avait pas l’habitude de recevoir autant de femmes et d’enfants. Mais ici encore, la proportion importante d’hommes dans les précédentes vagues de réfugiés tient davantage au fait que le voyage vers l’Europe est encore plus dangereux pour les femmes et les enfants qu’à une différence démographique fondamentale entre les réfugiés ukrainiens et les autres. Si l’on regarde les données de la population mondiale de réfugiés, 48 % d’entre eux sont des femmes et des filles et 40 % ont moins de 18 ans.
Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives sur l’impact de la guerre en Ukraine sur les politiques européennes d’asile et d’immigration. Il n’est pas certain que la Pologne, et encore moins la Hongrie modifient leur position de principe contre la solidarité européenne en matière d’accueil des demandeurs d’asile qui bloque les négociations entre les États membres depuis 2018.
Mobilisation citoyenne
De même, la présidence française de l’UE entend encore pousser les procédures de filtrage des migrants aux frontières extérieures, bien qu’elles semblent inopérantes et problématiques au regard des droits humains.
Néanmoins, cette période est riche d’enseignements qui peuvent faire évoluer les paradigmes sur lesquels reposent les politiques migratoires depuis le début du siècle.
En effet, on constate que lorsqu’il existe une volonté politique d’organiser l’accueil des personnes exilées et de coordonner les acteurs pertinents, des associations aux collectivités locales en passant par le secteur privé, cela fonctionne.
Surtout, la formidable mobilisation citoyenne pour les Ukrainiens constitue également un moteur inespéré de sensibilisation sur la complexité des parcours migratoires et sur les obstacles rencontrés au quotidien par les exilés dans nos pays. L’enjeu est donc que cet élan ne se canalise pas uniquement sur le sort des Ukrainiens mais profite à l’ensemble des populations exilées en Europe.
Devoir ESP
- Quelle est la spécificité de la crise ukrainienne en matière migratoire ?
- Que signifie ce « double standard » dans le contexte abordé dans cette tribune ?
Comment la crise ukrainienne peut-elle modifier la perception des pays de l’Union européenne face aux phénomènes migratoires ?
Le corrigé
Questions délimitées 4 pt
1- « Quelle est la spécificité de la crise ukrainienne en matière migratoire ? »
L’Ukraine, en tant que pays européen envahi par la Russie, a mobilisé en priorité sa population masculine pour se défendre. Conséquence, une spécificité migratoire : les pays de l’UE, voisins et plus éloignés de l’Ouest accueillent en priorité des femmes et des enfants de soldats au front, alors que lors des flux migratoires récents, plus de la moitié sont des hommes.
2- « Que signifie ce « double standard » dans le contexte abordé par cette tribune ? »
Les populations ukrainiennes réfugiées bénéficient d’un « double standard », celui de réfugiés européens de culture chrétienne, donc a priori proches des pays d’accueil, alors que le statut de réfugié tel qu’il est officiellement présenté dans la Convention de Genève de 1951 n’a que peu été appliqué aux populations fuyant les guerres civiles de Syrie et d’Afghanistan. Un « deux poids, deux mesures » néanmoins légitimé par l’ampleur de la vague migratoire ukrainienne – 5,7 millions ayant fui la guerre en quelques semaines – sans commune mesure avec les précédentes venues du Moyen-Orient.
Question ouverte 16 pt
« Comment la crise ukrainienne peut-elle modifier la perception des pays de l’UE face aux phénomènes migratoires ? »
Introduction
Accroche :
La guerre d’invasion de l’Ukraine déclenchée le 24 février 2022 par le président russe Vladimir Poutine a eu pour conséquence une vague de déplacements inédits de populations civiles touchées par les zones bombardées vers dans un 1er temps les pays voisins (Pologne, Roumanie, Slovaquie) puis les pays plus à l’Ouest dont la France.
Problématique :
Dans quelle mesure cet afflux massif (autour de 5 millions et demi de personnes) affecte la perception des pays de l’UE face aux phénomènes migratoires. ?
Annonce du plan :
Nous analyserons dans un 1er temps les caractères spécifiques de cette migration massive, au vu de celles que l’UE a connue depuis 2015. Puis nous montrerons dans une 2nde partie en quoi cette migration avec ses spécificités (européenne culturellement et composée à 90% de femmes et d’enfants) affecte les perceptions des migrations que ce soit au niveau de la Commission européenne, des gouvernements des États-membres et des opinions publiques de ces États.
I- Les caractères spécifiques de la migration ukrainienne :
A- Son ampleur et sa répartition dans l’UE
B- Sa spécificité culturelle, proche des pays d’accueil à la différence des migrations issues des pays de religion musulmane (Iran, Irak, Syrie, Afghanistan)
C- Sa composante majoritairement féminine et enfantine
II- Les modifications des perceptions liées aux crises migratoires récentes dans l’UE
A- de la Commission Européenne
B- des gouvernements des États-membres
C- des opinions publiques de ces États
Développement
1-A
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a conduit plus de 5 millions d’Ukrainiens à se réfugier dans les pays de l’UE.
Il faut distinguer la situation des pays voisins de l’Ukraine de celles des pays plus éloignés de l’Ouest européen. La Pologne concentre l’effort le plus important avec 1,3 million de réfugiés sur son sol. Il est à noter que la tradition d’accueil d’immigrants ukrainiens effectuant des tâches de service aux entreprises et à la personne y est courante. C’est le cas aussi pour l’Allemagne dont la population vieillissante accueille des aides ménagères depuis l’ouverture du rideau de fer.
La France quant à elle a pour l’instant accueilli 95 000 personnes, en particulier des ukrainiennes et leurs enfants.
I-B
L’accueil massif s’explique par une solidarité culturelle commune aux peuples européens, loin d’avoir joué pour les réfugiés musulmans fuyant les conflits moyen-orientaux. Ceux-ci d’ailleurs s’en sont plaints amèrement…
I-C
Suite à l’échec de la « guerre éclair » qui devait favoriser l’accueil enthousiaste des populations russophiles, la stratégie russe de bombardements sur les zones habitées par les civils a conduit à un exode massif des femmes et des enfants de l’Est ukrainien, d’autant que les hommes se sont massivement mobilisés pour défendre leur pays.
Il est donc inévitable que la solidarité de l’UE vis à vis de l’Ukraine affecte les politiques migratoires de containment installées depuis les flux de migrants générés par les guerres moyen-orientales de la décennie 2010-2020.
II- A
La Commission Européenne de Bruxelles, dont le rôle est de proposer des initiatives de politique européenne, avait cherché à coordonner les politiques migratoires des Etats-membres par un système de quotas négociables par chacun.
Cette tentative de coordination a échoué faute d’une vision globale commune des 27. Seule la décision ultérieure de payer la Turquie pour bloquer les migrants a fait l’objet d’un consensus.
II-B
Cette absence de consensus s’explique par des visions différentes : d’un côté la décision unilatérale de l’Allemagne d’Angela Merkel d’accueillir 1 million de migrants censé apporter des solutions à la crise structurelle de l’emploi dans un pays dynamique sur le plan économique mais en fort déclin démographique.
De l’autre côté, cela a eu pour conséquence pour les pays du centre de l’Europe de prendre la décision de fermer hermétiquement leur frontières aux vagues successives de migrants.
En outre, certains de ces États, notamment la Pologne, la Hongrie de part leurs populations ethniquement plus homogènes du fait de l’absence de passé colonial, considèrent l’UE comme un « super État » opposé à leur indépendance nationale chèrement acquise après des décennies d’occupation soviétique. Ils ont donc catégoriquement refusé les propositions de la CE d’accueillir des populations dont la culture et la religion sont jugées incompatibles avec les valeurs chrétiennes et européennes.
Or ce n’est pas le cas pour les réfugiés ukrainiens considérés comme des cousins d’autant que l’histoire de l’Ukraine, de la Pologne et des anciens territoires austro-hongrois sont indissolublement liés. On rappellera que la capitale de l’Ouest ukrainien s’est appelée en un siècle Lwów (polonaise), Lemberg (austro-hongroise puis nazie), Lvov (russe) puis Lviv (ukrainien)…
II-C
Le choix du gouvernement allemand de l’époque n’a pas été celui des Français et des Britanniques dont les gouvernements doivent compter avec une opposition résolue d’une partie importante de leur opinion publique – ce qui a d’ailleurs conduit pour une grande part au Brexit, puis aux scores inédits enregistrés par la candidate du Rassemblement National à la Présidentielle ainsi que par ses députés élus aux législatives de 2022.
Ici comme pour les pays du centre européen voisins de l’Ukraine la donne change du fait de la position de l’UE et des ses gouvernements qui se sont positionnés clairement contre l’invasion russe d’un pays européen indépendant.
Conclusion
La solidarité européenne à l’indépendance ukrainienne conduit l’UE, ses États-membres et ses opinions publiques à réviser sa politique migratoire précédente, majoritairement fermée aux migrations moyen-orientales et africaines.
Mais les conséquences d’une guerre longue sur leurs économies et le pouvoir d’achat de leurs populations pourraient dès cet hiver changer le regard bienveillant sur l’accueil et le soutien au gouvernement Zelensky. Car la question d’une installation pérenne d’une partie de ses populations en cas d’annexion d’une partie importante de l’Ukraine par la Russie est l’autre inconnue à moyen terme.