L’année 2014 a été catastrophique pour les réfugiés. Avec 51 millions de réfugiés dans le monde, c’est la première fois depuis 1945 qu’on atteint cette barre symbolique des 50 millions de déplacés. Certes, en 1945 la population mondiale n’était que de 2,5 milliards d’habitants, contre 7,2 milliards aujourd’hui, et ces cinquante millions ne représentent que 0,07% de la population mondiale en 2014. Ceci étant dit, malgré cette relativisation, le problème des réfugiés reste entier.

 

Comment leur nombre croissant accentue-t-il les facteurs de déstabilisation des équilibres géopolitiques, en particulier au carrefour entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique et quelles sont les perspectives pour l’avenir proche ?
Qu’est-ce qu’un réfugié, au fond ? Pourquoi leur existence cristallise-t-elle autant d’enjeux en ce début de 2015 ? Et quelles sont les perspectives à leur sujet pour l’avenir ?

 

Réfugiés et personnes déplacées

Une des formes les plus anciennes de la guerre est la conquête de territoire. Elle s’accompagne quasi-systématiquement de déplacement forcés de population, de « nettoyage ethnique », ce concept devenu familier depuis la guerre de Bosnie au milieu des années 90. Les premiers réfugiés sont des villageois chassés de leurs terres par d’autres, cela dès le néolithique qui voit apparaître le concept de propriété foncière. Ces « paléo-réfugiés » font alors partie des aléas de la guerre, et on s’en formalise peu. Avec l’émergence d’autres formes de guerre moins basiques, ainsi que la montée en puissance d’aspirations démocratiques et humanistes, le réfugié commence à exister pour les gouvernants et les opinions publiques. La seconde guerre mondiale, qui envoie sur les routes de 1945 quelque 50 millions de réfugiés, dont environ 40 millions en Europe, est un tournant majeur de leur reconnaissance : création du HCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés) en 1949 et signature de la Convention de Genève en 1951. Le statut du réfugié est crée.

Ce statut identifie le réfugié comme une personne craignant d’être persécutée ou menacée de mort dans son pays d’origine en fonction de sa nationalité, de son ethnie, de sa religion, de son groupe social ou de ses opinions politiques. Il ne parle pas directement de personnes menacées par un conflit, car c’est un statut plus individuel que collectif. Statistiquement, les réfugiés ne représentent qu’une minorité dans le vaste ensemble des personnes déplacées. Il s’agit donc des personnes fuyant des zones de combat comme en Syrie, ou craignant pour leur vie ou leur sécurité comme au Nigeria ou en Irak. Il existe aussi les réfugiés climatiques ou environnementaux, qu’on estime autour de 150 millions et qui fuient la montée des eaux, la désertification ou la déforestation. Enfin, le nombre le plus important est celui des personnes déplacées contre leur gré, soit en dehors de leur pays d’origine, soit à l’intérieur de celui ci (déplacés internes). Certaines personnes déplacées se sont fixées de façon définitive, comme les Palestiniens dans les camps du Liban ou de la Jordanie.

 

2014, année terrible

En 2014, 15 millions de personnes ont été déplacées de gré ou de force. La première raison est que les conflits ont été très nombreux : Syrie, Sud-Soudan, Ukraine, Gaza. On y rajoute évidemment les guerres civiles contre les groupes islamistes radicaux comme Daech-Etat islamique, Al-Qaïda, les groupes de Shebabs encore ou Boko Haram avec pas moins de 35 pays impliqués dans ces guerres. On compte deux millions de réfugiés syriens, deux millions d’irakiens, un million d’ukrainiens….la liste est longue. Les perspectives pour 2015 ne sont pas bonnes et on dépassera peut-être les 55 millions de déplacés, du jamais vu. A cela se rajoute le flot des réfugiés climatiques qui subissent de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique notamment en Asie et en Afrique. Ce sont surtout les inondations, les typhons et cyclones à répétition plus que la désertification qui pousse les gens à quitter leur région d’origine. Une partie trouve refuge à l’étranger, l’autre dans des villes de leur pays d’origine, déjà surpeuplées.

 

Déstabilisations

Avec autant de personnes déplacées, une des premières conséquences est la déstabilisation géopolitique de régions entières. L’intégrité des états est touchée, tandis que la notion de frontière telle que l’ont définie les Européens au XX° siècle disparaît. Les réfugiés et leurs persécuteurs se jouent des frontières. On peut difficilement en vouloir aux réfugiés, mais ils deviennent des armes vivantes pour ceux qui cherchent à appauvrir la puissance des états au profit de conglomérats anarchiques d’individus qui forgent leur propre loi. Du Congo à l’Égypte suivant une diagonale sud-ouest/nord-est et sur tout le bassin oriental de la méditerranée le même scénario se joue. Privés de la protection usuelle qu’accordent les états, les personnes s’enfuient et leur afflux massif fragilise les états voisins qui les accueillent. La Libye est un bon exemple, car avec la fin de la dictature de Kadhafi le pays à sombré dans le chaos et les affrontements y sont violents. Les réfugiés libyens passent alors en Tunisie ou en Égypte, au pire tentent de traverser la mer en bateau, accentuant la déstabilisation de la région.

Un pays qui se vide de ses hommes et de ses femmes est un pays en péril, tant du point de vue économique que du point de vue social. La plupart des réfugiés sont issus des classes moyennes mais aussi supérieures et avaient souvent un travail avant de fuir. C’est notamment le cas pour les réfugiés Afghans, Syriens ou Irakiens. Ils constituent ce qu’on appelle parfois les forces vives d’un pays, la « société civile ». Leur départ forcé laisse un vide économique majeur que les nouveaux maîtres des lieux ne peuvent pas combler, faute de compétences. Ainsi à l’est de l’Ukraine des russophones sont obligés d’aller dans les villes ukrainiennes où demeure un semblant d’administration et de commerce. Au niveau social c’est encore pire, car les premiers à fuir le pays sont ceux qui ont des compétences et des diplômes, ceux qui sont instruits, cultivés, et parfois issus de minorités persécutées. Que reste-il alors dans les pays touchés par les guerres au Moyen-Orient, en Afrique et ailleurs ? Il ne reste que ceux qui n’ont pas les moyens de fuir, souvent sans diplômes, sans instruction et de la même obédience que les persécuteurs. On arrive ainsi à un pseudo-état monolithiquement ethnique, culturel et social, ce qui ne renforce pas les possibilités de dialogue et de diversification des opinions.

 

Les pays voisins aux premières loges

Les réfugiés et autres personnes déplacées vont prioritairement dans les pays voisins. Pour les réfugiés syriens, qui sont autour de 4 millions, 96% d’entre eux se trouvent en Turquie, Jordanie, Liban, Irak et Égypte. Seuls 4% sont dans l’Union européenne. Pour le Liban, c’est 1,3 millions de réfugiés, comme si la France devait accueillir 24 millions de réfugiés. Les situations sont similaires en Afrique. Le premier problème environnemental qui se pose est le partage de l’eau potable et même non potable dans des pays qui sont fortement touchés par les pénuries d’eau et dont les infrastructures ne sont pas aussi développées qu’en Europe, même s’il convient de faire la différence entre un pays comme la Turquie et le Liban voisin. En Jordanie et au Soudan la situation est intenable. Le HCR, les états avec leurs faibles moyens ainsi que les ONG tentent de pallier aux pénuries. L’autre problème environnemental est la concentration des réfugiés aux abords de villes déjà surpeuplées et saturées. Les conditions sanitaires, l’évacuation des déchets organiques, le partage de l’espace de vie, tout pose problème. La présence des réfugiés dans ces pays aggrave des déséquilibres écologiques déjà présents.

 

Le HCR dépassé ?

Que faire des réfugiés et des personnes déplacées ? En théorie c’est le HCR qui est en première ligne. De son vrai nom UNHCR (United Nations High Commission for Refugees, le sigle qu’on voit sur les sacs de nourriture), il a été crée en 1949, comme on l’a déjà vu plus haut, dans le cadre de la guerre froide pour essentiellement alors venir en aide aux personnes persécutées par les régimes communistes. Il s’est adapté au monde moderne dans les années 70-80 et joue aujourd’hui un double rôle : dans un premier temps il installe rapidement des camps près des zones touchées par les conflits mais il participe aussi à l’externalisation des réfugiés. En effet, comme le HCR est financé par les pays développés, il a pour mission de maintenir les réfugiés dans des pays donateurs (Union européenne, États-Unis, Japon, Australie), ce qui explique pourquoi peu de réfugiés y sont accueillis. Avec 51 millions de déplacés dans le monde, le budget du HCR est mis à rude épreuve, en particulier au Proche Orient. Il en est de même pour les ONG humanitaires qui doivent intervenir sur plusieurs fronts : la Croix-Rouge, le Croissant-Rouge, Médecins Sans Frontières ou encore Oxfam. Un des principaux problèmes est l’aide alimentaire aux réfugiés, qui est parfois tout simplement supprimée faute de fonds.

En dehors de cette question d’accueil d’urgence, celle de l’accueil à long terme pose aussi problème. On a vu avec le cas syrien que c’étaient les pays voisins qui supportaient l’essentiel du poids des réfugiés. Au niveau mondial, 96% des réfugiés et déplacés sont dans des pays qui ont niveau de développement moyen ou faible, seuls 4% sont dans des pays développés. Le sort des réfugiés suscite à la fois la compassion et la peur. Beaucoup de réfugiés syriens ont été accueillis au Liban directement dans les familles, au nom des liens qui unissent les deux peuples, ce qui relève plutôt de la compassion. En Turquie ce sont des camps mis en place par le Croissant-Rouge. La pérennisation des camps pose de nombreux problèmes et, quelque soit les malheurs réels des réfugiés, ils finissent parfois par susciter aussi une peur très forte notamment dans les pays occidentaux. Cette peur, cette réticence à accueillir les réfugiés n’est pas nouvelle, mais elle est accentuée par la crise économique actuelle et la crainte de voir arriver avec des réfugiés des « ennemis intérieurs » infiltrés. La sélection des réfugiés accueillis est donc importante, ce qui explique que la France, par exemple, ait accueilli 80 réfugiés en 2014 contrairement aux 500 prévus, une goutte d’eau par rapport aux 4 millions de réfugiés syriens.

 

La tentation du laisser faire

De fait, il existe aujourd’hui une tentation de laisser faire les choses. La priorité des pays développés n’est pas de venir en aide à ces réfugiés, mais au contraire de les maintenir le plus loin possible. Sans évidemment pouvoir le clamer haut et fort pour des raisons de « politiquement correct », chaque barque qui coule en Méditerranée est un souci en moins. En Italie l’opération Mare Nostrum, qui consistait à récupérer les naufragés, a été supprimée et remplacée par une opération de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, moins contraignante en terme de secours. Mare Nostrum était en effet accusée de faciliter le passage des réfugiés en Europe, d’autant plus que les djihadistes on su en jouer en envoyant en masse des barques de fortune en mer. L’État Islamique a même récemment menacé l’Europe d’envoyer en mer 500 000 migrants démunis. Sur les plages de Libye les réfugiés africains fuyant les conflits du Soudan, de Somalie ou du Congo sont forcés, arme sur la tempe, par les passeurs, qui se sont pourtant fait payer, à embarquer sur de simples canots pneumatiques avec une perspective de naufrage très élevée. Il devient évident que, tant pour les djihadistes qui n’ont rien à faire de ces réfugiés que pour l’Union européenne, la disparition physique des ces personnes est devenue une opportunité.

Avec ce dernier constat très cynique on se rend bien compte que le problème des réfugiés et des personnes déplacées dans le monde est dans une phase aiguë. On n’est en effet pas du tout dans les mêmes perspectives qu’en 1945. Les 50 millions de réfugiés étaient alors essentiellement européens alors qu’en 2015, si on excepte les Ukrainiens, 98% sont d’origine extra-européenne. De même, en 1945 le phénomène semblait pouvoir être résorbé assez vite, or il ne l’est pas aujourd’hui car les conflits du Proche-Orient et d’Afrique ne semblent pas en voie d’apaisement, loin de là. La communauté internationale est débordée, à la fois impuissante mais aussi réticente, face à un afflux de réfugiés qui sont de plus en plus utilisés comme des moyens de pression vivants par ceux qui cherchent à déstabiliser les États de type classique au profit de projets religieux pervertis.