Nous voici donc arrivés au mois de février, ce moment où la France connut – les 6 et 7 février 1934 -, à la suite de l’affaire Stavisky et d’un contexte de crise globale, des émeutes d’extrême-droite très violentes faites d’affrontements entre manifestants et forces de l’ordre. C’est avant tout une occasion de faire le point sur ces événements importants de notre histoire politique. Cela dit, je vais aussi vous proposer ici d’ajouter à cet aspect purement historique des éléments liés à l’actualité que nous vivons, puisqu’un certain nombre d’observateurs ont pu comparer les années 1930 à des caractères actuels, avec certes de très grandes différences, mais aussi des points communs.
Le contexte général de ce qui se passa en France en février 1934 se situa dans le cadre d’une crise multiforme. D’abord, bien sûr, celui d’une crise économique et sociale, puisqu’à partir de la « Grande Dépression » qui frappa les États-Unis dès octobre 1929 notre pays fut touché en 1932, soit un an après l’Autriche et l’Allemagne, et également en fonction du rapatriement des capitaux américains par les grands organismes financiers étasuniens. Ensuite, celui d’une crise morale, qui fut révélée par des scandales politico-financiers, et notamment « l’affaire Stavisky », cet escroc de haut vol, particulièrement doué pour la mise en place de montages complexes, et qui, en ayant créé par exemple le Crédit municipal de Bayonne, « au service de » différents types d’épargnants (y compris de petits porteurs), provoqua un scandale retentissant lorsque l’on sut que des hommes politiques de la Troisième République avaient trempé dans ses combines plus que louches. J’ajoute qu’étant juif (d’origine ukrainienne), donc considéré par l’extrême-droite comme pas réellement « français », Stavisky devint un symbole de ce qu’il fallait exécrer dans la « Finance ». Le fait qu’il se suicida, ou qu’il fut assassiné (afin d’éviter les révélations qu’il aurait pu faire), jeta une suspicion sur le régime. Enfin, par voie de conséquence, celui d’une grave crise politique, dans la mesure où, malgré la victoire électorale des gauches lors des élections législatives de 1932, aucun gouvernement stable ne put se mettre en place, bien que le radical Édouard Daladier fût investi comme président du conseil le jour même du 6 février 1934. En effet, les gauches étaient profondément divisées depuis 1920, avec la rupture entre socialistes et communistes à Tours.
En ce qui concerne les événements des 6 et 7 février eux-mêmes, on assista, à Paris, Place de la Concorde, à de très importantes manifestations de rues, suivies d’une répression, cela tournant à l’émeute, après l’annonce par le gouvernement Daladier du départ du préfet de police Jean Chiappe qui avait les sympathies de la droite et de l’extrême-droite. Ces troubles furent organisés par les différentes ligues et partis d’extrême-droite nationalistes, antiparlementaires et souvent antisémites, tels que L’Action française (de Charles Maurras), avec ses Camelots du roi, les Jeunesses patriotes (de Pierre Taittinger), les Croix-de-Feu (du colonel de La Rocque), etc. De violents heurts eurent lieu avec les cavaliers de la garde républicaine mobile. Ces ligues allaient-elles marcher sur le Palais Bourbon, bâtiment abritant la Chambre des députés ? On compta 15 morts et 1500 blessés parmi les manifestants, et pratiquement pas au sein des forces de l’ordre. La République vacilla puisque le gouvernement de centre-gauche dirigé par le radical Édouard Daladier dut immédiatement démissionner. Gaston Doumergue, un nouveau président du conseil considéré comme ayant plus d’autorité fut alors appelé par le Président de la République. Il prit la tête d’un gouvernement d’Union nationale pour faire face à la cette crise de février. Cela dit, et après la manifestation isolée du Parti communiste français (PCF) dès les jours suivants – le 9 février -, une contre-manifestation eut lieu le 12 février. Deux cortèges de gauche se faisaient face, celui du PCF et des syndicalistes de la Confédération générale unitaire du travail (CGTU pro-PCF issue de la scission de la CGT après le congrès de Tours) d’un côté, et celui de la Section française de l’internationale ouvrière (les socialistes SFIO) accompagnée de la Confédération générale du travail (CGT non-communiste) ; on pouvait craindre des affrontements, car les communistes et les socialistes avaient alors des relations extrêmement conflictuelles. Et pourtant, les deux foules se mêlèrent d’un coup, au cri de « Unité ! Unité ! », les militants se jetant dans les bras les uns des autres… ! Le catalyseur de « l’antifascisme » (le « fascisme » étant d’ailleurs un terme impropre pour les ligues d’extrême-droite françaises à ce moment-là, sauf pour le francisme de Marcel Bucard et Solidarité française du riche parfumeur François Coty) avait fonctionné pour les anciens frères ennemis. Et tout ceci allait déboucher progressivement sur les étapes qui mèneraient à la constitution du Front populaire, encouragé, pour les communistes français, par le célèbre « télégramme » qui leur fut envoyé par Staline en 1935 leur intimant l’ordre de constituer des fronts populaires étant donné la menace que faisait peser Hitler en rapport avec une attaque possible des nazis contre l’Union soviétique…
Aujourd’hui, y a-t-il, en liaison avec ce mois de février 1934, comme un « parfum » des années 1930 ? Voyons donc les différences et les points communs. Du point de vue des différences, il est évident qu’actuellement aucune manifestation de rue – pouvant déboucher sur une émeute – du type de celle des 6 et 7 février 1934 ne semble en vue, ceci parce que le Front national a choisi, depuis sa création (en 1972), lorsque Jean-Marie Le Pen en prit la direction (contre les activistes du GUD, entre autres), de jouer le jeu parlementaire, tout en essayant de subvertir « le système » par ses célèbres « saillies » provocatrices. Toutefois, en ce qui concerne les points communs, des mouvements politiques encore plus extrémistes que le Front national, tels que le Bloc identitaire, soutien indépendant mais activiste de Marion Maréchal Le Pen (qui représente la conception la plus extrémiste autour des frontistes), ou Réconciliation nationale d’Alain Soral et de l’ancien humoriste «Dieudonné» qui a fait l’objet d’accusations d’antisémitisme. Celle-ci pourrait déboucher sur des troubles très graves en cas de victoire de Marine Le Pen lors de futures élections présidentielles. En effet, on sait qu’il y a en France une bonne dizaine de milliers d’activistes d’extrême-droite – y compris des néo-fascistes et des néo-nazis -, prêts à en découdre avec la démocratie ! De plus, nous vivons aujourd’hui dans un contexte global assez comparable à celui des années 1930 sur le plan de la crise multiforme que nous traversons : à la fois économique et sociale, morale et politique. Même si nous ne sommes plus – certes – en février 1934, mais en février 2016, un certain nombre d’ingrédients font penser au contexte global de l’avant-guerre. J’ajoute que, dans l’immédiat, aucune « guerre » n’est bien évidemment à craindre entre pays européens, contrairement à ce qui se passait avant 1939, mais la montée du nationalisme (en Hongrie, en Pologne, et même en France), plus celle de l’antisémitisme et de l’islamophobie, sans oublier tout ce qui est lié à l’essor de la haine de l’autre (y compris du voisin jalousé parce qu’il « a plus », sur le plan matériel !) sont des éléments très inquiétants.
BERNSTEIN (Serge), Le 6 février 1934, Gallimard, Collection « Archives », 1975, 256 p.
PETITFILS (Jean-Christian), L’extrême-droite en France, PUF, Collection « Que Sais-je? », 1995, 127 p.
IGOUNET (Valérie), Le Front national de 1972 à nos jours : le parti, les hommes, les idées, Le Seuil, 2014, 495 p.