Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, éditions Gallimard, 1949, renouvelé en 1976, réed. « Folio Essais », 2012.
Dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir (1908-1986) adopte une double approche, à la fois genrée et existentialiste, pour expliquer la condition féminine. Précurseure, elle annonce le changement épistémologique majeur des gender studies. Nées aux Etats-Unis dans les années 1970, parallèlement aux mouvements féministes, les « études du genre » consistent en une reprise critique de la vision scientifique alors répandue (en histoire, littérature, biologie, sociologie, etc). En effet, celle-ci est considérée comme « androcentrée ». La nouvelle approche tente donc de lever le voile sur les « silences » des sciences, pour reprendre le mot de Michelle Perrot. En 1972, la sociologue Ann Oakley introduit notamment une distinction entre le sexe (donné biologique) et le genre (construction sociale, variable et évolutive). Compagne de Sartre depuis 1929, Simone de Beauvoir partage sa vision existentialiste de l’individu. L’être humain serait une existence avant d’être une essence : il se construit par ses actes. Sartre dit qu’il est « une liberté en situation » : la liberté humaine est absolue, même si chaque individu possède un certain héritage (culturel, social…). Il s’oppose en ceci aux objets qui ont une essence, un en-soi, c’est-à-dire un caractère inné, déterminé, immanent.
Simone de Beauvoir organise son propos en deux tomes. Dans la partie Histoire (T.1), elle explique l’origine et l’évolution de l’état d’infériorité dans lequel les femmes ont toujours été maintenues. Ayant d’abord démontré que la femme n’a « aucun destin biologique, psychique, économique » (T.2 p.13), l’auteure pose la condition féminine comme construction sociale. Puisque c’est l’homme qui a fait l’histoire et la société, c’est sa vision qui l’a déterminée. La dernière partie se consacre donc à des études particulières de Mythes élaborés par des écrivains (Montherlant, D. H. Lawrence, Stendhal…). A travers l’utilisation d’exemples concrets, Beauvoir étudie dans le second tome la formation de la femme, qui conduit à son asservissement, à travers les différentes étapes de la vie (Enfance, La jeune fille…) et selon la place occupée au sein de la société (La femme mariée, Prostituées et hétaïres…).
Sa thèse principale consiste à dire que la femme est un individu qui se sent Sujet, autonomie, liberté et projets. Mais son environnement (la société, les autres femmes, les hommes, l’Histoire…) la formate de telle manière qu’elle se pose comme l’Autre : une immanence, une passivité et une soumission. Par l’éducation, les mœurs, etc, la société lui apprend dès son plus jeune âge à accepter son destin d’être passif.
Pour expliquer la situation d’infériorité de la femme, les raisons biologiques ne suffisent pas car elles sont d’une moindre valeur dans le cadre d’une société. Les raisons psychanalytiques posent la supériorité mâle sans en expliquer l’origine. Enfin, les techniques ne sont pas un facteur absolu pour l’homme, contrairement à ce qu’affirme le matérialisme historique : elles s’inscrivent dans la perspective globale de son existence. S. de Beauvoir interroge par conséquent l’Histoire, à travers une vision existentialiste, afin de comprendre la condition des femmes.
L’auteure décrit trois causes à l’origine de leur infériorité. D’abord, la femme est esclave du corps : sa force physique réduite et ses nombreuses maternités la confinent au foyer. Elle est vouée à la répétition des travaux domestiques. De plus, elle est esclave du mythe. Associée à la Vie, elle devient l’Autre : « c’est au-delà du règne humain que sa puissance s’affirm[e] […]. La société a toujours été mâle » (T.1, p.124). Pour finir, elle est esclave de la propriété à laquelle l’homme l’associe. Non seulement Autre, elle devient Objet.
Pour rendre un individu libre et autonome au sein d’une société, il est nécessaire qu’il dispose à la fois des droits abstraits et des moyens concrets de se réaliser comme transcendance : une éducation, une indépendance économique, un contexte social tolérant sont nécessaires. L’écrivaine note que, jusqu’aux mouvements féministes des années 1970, les femmes n’avaient jamais véritablement accompli d’actions en tant que sexe. Elles défendaient avant tout leur classe sociale.
Le domaine culturel permet aux femmes, depuis longtemps, de dépasser l’immanence du foyer. A partir du XVIIe siècle, elles tiennent des salons, elles écrivent, elles soutiennent… Parfois, elles se glissent dans les intrigues politiques, soit directement, soit en influençant rois et ministres. Dès le XVIe siècle, des voix féministes se font entendre, tant chez les femmes (comme Marguerite de Navarre) que chez les hommes (Érasme par exemple).
La Révolution industrielle a permis aux femmes de sortir de la répétition domestique. Même si un travail extérieur représente une charge supplémentaire, elles y ont gagné un rôle producteur nécessaire à leur libération. Celle-ci ne pourra s’effectuer qu’avec l’avènement du socialisme et la libération des travailleurs en tant que classe sociale.
Par ailleurs, l’amélioration des techniques du « birth-control », et leur autorisation plus ou moins officielle, a permis aux femmes de contrôler leurs maternités. Maîtrisant leur corps, leur prise sur le monde s’en est trouvée affermie.
Le second tome de l’essai s’intéresse à la condition féminine du XXe siècle. Simone de Beauvoir s’attache à démontrer que « l’ensemble du caractère de la femme : ses convictions, ses valeurs, sa sagesse, sa morale, ses goûts, ses conduites, s’expliquent par sa situation » (T.2, p.511). L’auteure explique également que, toute sa vie, la femme reste déchirée entre sa condition d’être humain, qui la veut « sujet, activité, liberté » (T.2, p.98) et sa condition féminine qui la contraint à la passivité et à la soumission.
D’un point de vue idéologique, Le deuxième sexe affirme l’absence d’essence féminine éternelle ou de destin immuable. La condition des femmes dépend cependant beaucoup de l’environnement dans lequel ses membres évoluent. En effet, une femme formatée et n’ayant reçu aucune instruction ne saurait prendre conscience ni des chaînes qui l’entravent ni de la nécessité de s’en libérer. L’essai de Beauvoir s’inscrit donc dans un mouvement féministe engagé, dont il est devenu une référence incontournable. Il lui apporte une dimension scientifique et une base argumentative indéniables.
L’écrivaine conclut en disant qu’on assiste aujourd’hui, entre 1949 et 1976 donc, à un combat entre deux libertés qui y gagneraient à se reconnaître l’une l’autre plutôt que de s’affronter. Elle affirme la nécessité d’une « évolution collective » (T.2, p.645), dans laquelle la nature humaine importerait plus que le sexe.
Le propos de Simone de Beauvoir est très dense et insistant. Un lecteur pressé pourra facilement se contenter de lire l’introduction et la conclusion, qui concentrent de manière claire tous les enjeux de l’œuvre.