« Fantoche, artificiel, marionnette.» Peu de pays ont été l’objet d’un tel jugement de la part de leurs contemporains. Le Mandchouoko, cet avatar de l’ancienne Mandchourie, né en 1932 de la volonté d’une puissance étrangère, est confronté dès le berceau à l’hostilité internationale. La personnalité de son souverain, Pu YI, rejeton de la dynastie Mandchoue des Qing. (1644-1911) n’y est peut être pas étrangère. Isolé de la Chine, sa matrice, cette province devenue nation pouvait elle dans ce contexte, prétendre à la légitimité ? Aujourd’hui encore le débat divise et pour paraphraser Marc Elliott , ne faut il pas accepter que « la Mandchourie ait non seulement un passé mais aussi une histoire ? »(1)
Dans le Lotus Bleu, Tintin, le célèbre reporter, affronte une conjuration japonaise dont l’objectif est l’annexion d’une partie de la Chine. Plus précisément d’une province livrée au chaos. La Mandchourie, est en effet en proie à ce que le Japon décrit dans les années 20 comme « un double désordre : désordre menace, désordre agression ».(2) La guerre civile, l’anarchie des seigneurs de guerre. Une situation dénoncée par Tokyo qui y voit de grands périls pour ses ressortissants et « les conséquences directes de la guerre civile et de l’incapacité chinoise à faire régner l’ordre ». Le Japon, à la réflexion, entend faire usage à son avantage de ces troubles. Il entend asseoir en Chine sa suprématie face aux prétentions occidentales, notamment russes. Son projet continental « « garant de paix et d’intégrité territoriale », est élaboré de longues dates. Les évènements récents permettent de le réaliser, étapes par étapes.

Présents depuis..

Présents en Mandchourie depuis 1905, les Japonais disposent , selon les clauses du traité de Portsmouth, d’un bail de 25 ans sur la partie méridionale de la province du Lio Toung et sur les chemins de fer sud mandchouriens. Ils signent avec les Russes des accords en 1907 et 1910 pour protéger leurs positions respectives. En 1915, le Japon obtient une prolongation de son bail à 99 ans, le droit pour ses ressortissants de voyager librement, d’habiter, de commercer en Mandchourie du Sud et d’acheter des terres pour ses industries et ses paysans. Des troupes sont alors dépêchées pour garder la ligne du Sud-mandchourien : 60 000 hommes y sont stationnés en 1919, en partie aussi pour faire barrage aux Soviétiques. Conformément à la doctrine de la porte ouverte, si chère aux États-Unis et au Royaume Uni, les Japonais y jouissent du droit d’extraterritorialité. Dans la zone d’occupation, la police nippone y fait régner sa loi .(3)

Les motifs économiques d’arrière plan

L’acuité du problème mandchou en termes économiques s’exprime par quelques chiffres : entre 1908 et 1919, le commerce de la Mandchourie quadruple (4) , et 85 % de ses exportations sont destinées au Japon. Les ressources agricoles et minières représentent un enjeu majeur. En 1924, la production japonaise de fer ne représente que 324 000 tonnes. Or, il faut annuellement 1 300 000 tonnes d’acier pour satisfaire les besoins de l’industrie. Le minerai mandchou à haute teneur en fer (70 %) peut alimenter sept hauts-fourneaux, ce qui représente les trois quarts de la production annuelle chinoise . (5)

La Mandchourie couvre un tiers des besoins nippons.
40 % seulement des réserves potentielles (soit 740 millions de tonnes) sont exploitées dans les années vingt, et une augmentation de la production n’est envisageable qu’à la condition d’une présence durable. En outre, l’essor de l’industrie nippone exige de grandes quantités de corps gras, que seules les cultures oléagineuses peuvent satisfaire. Or, dès 1925, la Mandchourie se place au premier rang mondial des producteurs de soja (3 842 000 tonnes en 1934) (6) . Les quatre centres principaux de transformation (Dairen, Kharbine, Antung et Yingkow) subissent cependant un ralentissement de leur production, en raison des troubles politiques et militaires récurrents.

Un projet politique

Depuis la chute des Qing, la République chinoise est la proie de factions militaires rivales, dont aucune ne parvient à l’emporter. Et le Japon, aussi longtemps que rien ne vient menacer ses intérêts, soutient le régime en place. Il s’oppose ainsi, en 1915, à une restauration impériale à la faveur du maréchal Yuan She k’ai.

En revanche, le nouveau programme politique du Kuomintang, initié en 1927, prône la suppression des concessions économiques et juridiques, notamment l’extraterritorialité dont jouissent les pays étrangers. Il envisage l’élimination des seigneurs de guerre, dont certains, secrètement subvertis par l’armée du Kwantung, sont favorables à l’indépendance mandchoue. L’intégrité territoriale chinoise est menacée : déjà en 1910 et en 1912 le Tibet et la Mongolie exterieure par leur indépendance avaient ouvert la voie à la désagrégation

C’est dans ce contexte, et afin d’éviter une unification de la Chine sous l’égide du Kuomintang, qu’intervient l’incident de Moukden : le 18 septembre 1931, une portion du chemin de fer sud mandchourien est détruite. Les Japonais dénoncent aussitôt un attentat perpétré par les troupes chinoises à l’encontre de leurs intérêts dans la région.
Préparé sans l’aval de Tokyo par la faction ultranationaliste de l’armée du Kwantung, cet « attentat » ouvre la porte à une invasion totale de la Mandchourie et à une autonomie autoproclamée le 27 septembre 1931 par le « comité d’urgence du district spécial » présidé par le général Chang Ching Hui.

En quelques jours, les trois provinces de Heilongjiang, Jilin et Liaoning sont occupées par les forces nippones. Pour les sécessionnistes mandchous, ce coup de force s’ inscrit dans la continuité nationale et historique, brisée par la révolution chinoise lors de la déposition de la dynastie régnante Qing. Comme d’hasard, ces trois provinces qui constitueront le noyau du Mandchoukouo, sont gouvernées jusqu’en 1911 par le vice roi des trois provinces du Nord Est. Vice roi dont le dernier représentant n’est autre que Chang Ching Hui. Celui ci acquis à l’indépendance n’entend pas soumettre aux ordres de Nankin une région naguère dotée d’une semi autonomie Dès le moment ou la République chinoise entend mettre fin aux particularismes hérités de l’Empire, elle se heurte aux fidèles de l’ancienne famille régnante. Ces derniers se considèrent désormais affranchis d’une tutelle oublieuse des particularités mandchoues. Les Japonais jouant des dissensions et à seule fin de conserver leur mainmise sur la Mandchourie, instrumentent les mouvements indépendantistes. Ils mobilisent à cette fin une vision eschatologique dont ils chercheront à nimber le Mandchoukouo à naître .


La vision eschatologique

L’idée japonaise d’une Mandchourie indépendante surgit sous Meiji. Réaction hostile au traitement infligé par les occidentaux aux peuples d’Asie, elle ne trouve sa forme politique que dans la première moitié du XXe siècle.

Soucieux de libérer l’Asie du colonialisme blanc, tout un pan de la société politique et militaire japonaise, hostile à un impérialisme autoritaire trop marqué, cherche la formule la plus à même de réunir les peuples soumis. On oscille alors entre libéralisme et autoritarisme. Les libéraux menés par Chōmin Nakae, formulent l’idée selon laquelle il est du devoir des Orientaux de réaliser la démocratie asiatique sur le modèle occidental. Les adeptes de la Voie traditionnelle en revanche cherchent une solution conforme à l’idéalisme unitaire. Ishiwara Kanji, officier supérieur de l’armée du Kwantung. S’attelle ainsi dès les années vingt, à la fondation d’un État « idéal » en Mandchourie, en faisant appel « non à la notion japonaise de Voie impériale (kôdô) mais à celle chinoise de voie royale (ôdô) consistant à éduquer par la morale ». (7) Il fait appel au slogan de la révolution chinoise du 10 octobre 1911 : « la concorde des cinq peuples dans le cadre d’une Asie fédérée », constituée par le Japon, la Mandchourie et la Chine. Mais le projet initial d’instaurer une république « vertueuse » en Mandchourie cède progressivement le pas à l’idée d’une monarchie sur le modèle nippon. En effet, un des points essentiels du bouddhisme de la voie impériale réside dans l’assimilation du Bouddha à l’empereur : « Conformément à ce qui est dit dans le Sutra du Lotus, le Bouddha, dans sa compassion, considère les êtres des trois mondes […] comme des membres de sa famille. Ce qui exclut qu’il puisse penser que sa famille s’arrête à ses parents par le sang, à ses proches immédiats ou aux gens de son voisinage. Non, sa famille inclut toutes les existences de l’univers entier.» (8)

Arrières pensés japonaises

Le choix porté sur Aixinjueluo Pu Yi en 1932 puis 1934 a donc pour objet d’établir sur le continent « l’harmonie » dont la dynastie impériale japonaise prétend être seule. Il s’agit aussi pour les pragmatiques de contenter les traditionalistes chinois et mandchous. Cette restauration s’accompagne en effet de rituels propres à ancrer la monarchie dans une continuité historique issue des traditions taoïstes, confucéennes et animistes. Le couronnement de Pu Yi obeit aux rituels anciens : l’ empereur accomplit la « déclaration au ciel », en lui sacrifiant un taureau, en lui offrant du vin, de l’encens et une amulette de jade. En laissant faire, les Japonais cherchent à accréditer l’idée que le mandat du ciel, autrefois perdu par les Qing lors de leur conquête « illégitime » de la Chine de 1644, investit à nouveau leur descendant. Pu Yi raconte d’ailleurs dans ses mémoires l’insistance puis la joie de se vêtir des habits traditionnels impériaux mandchous.

Cet acte dépassant le simple travestissement revêt à ses yeux une portée sacrée : la robe jaune brodée de dragons est une affirmation du caractère impérial désormais spécifiquement mandchou de son porteur. Elle participe à transcender les soubresauts de l’histoire chinoise en replaçant Pu Yi dans une continuité dynastique indépendante des aléas historiques. L’inscription taoïste qui y figure en témoigne : « sans âge, à l’image de la lune et du soleil.» L’essence de l’Empire Mandchou est « naturelle », contrairement à celle purement humaine et donc contestable des régimes qui se succèdent à Nankin.

Le Mandchoukouo, un État sous dépendance

Un slogan préside à l’instauration du Mandchoukouo : « Paix dans les frontières et sécurité pour les habitants. » Dès 1932, le nouveau gouvernement définit ses objectifs dans une déclaration : « l’État de Mandchourie est fondé conformément aux aspirations de 30 millions de personnes […] qui souhaitent être gouvernées selon le principe de l’autodétermination raciale et vivre indépendamment de la république de Chine. L’État développera le commerce et l’industrie, qui seront ouverts aux investissements étrangers, sans égard de nationalité, ceci dans l’esprit du principe de la porte ouverte […]. Tous les engagements de sécurité pour les ressortissants étrangers conclus précédemment par la république de Chine, s’ils conviennent au nouvel État, doivent être reconnus en conformité avec les usages internationaux. Le principe d’égalité raciale devra être observé.» (9) De grands principes pour amadouer les chancelleries étrangères. Les nouveaux dirigeants mandchous cherchent en outre à minimiser ce qui apparaît comme un séparatisme unilatéral piloté par Tokyo.

Les valeurs occidentales de démocratie représentative, de libre-échange et de sécurité des individus sont proclamées.
Mais les termes de la déclaration trahissent un discours ambivalent Que signifie en effet « autodétermination raciale » ? Parle t’on des Mandchous, de Japonais, de Chinois ? Et cette « majorité raciale » désigne t’elle les « colons japonais », dont on espère que le nombre ira en augmentant ? Ou bien une majorité numérique, auquel cas 28 millions de Chinois cohabiteraient en 1932 avec 260 000 Japonais, 150 000 Russes blancs, et environ un million de Coréens.(10)

Hostilités internationales

Le Japon bénéficie depuis le début du siècle, d’un capital sympathie indéniable dans les chancelleries et dans les opinions internationales. Un spécialiste de l’époque, Demetrius Boulger, affirme dans un numéro de Contemporary Review que le Japon « s’est montré un allié [des Britanniques] non seulement utile, mais loyal, et la loyauté entre les nations semble être aussi rare qu’entre les individus. […] En toutes circonstances, le Japon a tenu ses promesses ; il a même fait plus qu’il n’avait promis. […] Nous ne saurions facilement nous passer de tels amis. […] Jusqu’à ce jour, les Japonais ne semblent pas avoir tiré grand profit de l’alliance. Cet accord a été tout à notre avantage. Les satisfactions qu’il a pu en éprouver doivent s’être dissipeés depuis longtemps, car les nations ne vivent pas seulement de sentiments »(11) . Les réactions internationales à ce coup de force ne sont donc pas celles escomptées par le nouveau gouvernement de Hsinking ni par celui de Tokyo dont on se méfie désormais.

Un virage finement analysé par Jean Escara qui, dans un article du journal Le populaire en date du 7 mars 1932, estime que le Japon veut « rééditer en Mandchourie le coup réussi à l’égard de la Corée d’ il y a un quart de siècle ».
Le Japon et le Vatican seuls reconnaissent le Mandchoukouo, suivis de l’Italie, de l’Espagne en 1936 et de l’Allemagne en 1938. Bien que quelques pays ménagent le cavalier pour mieux vilipender sa monture – la Norvège condamne ainsi la conquête de la Mandchourie mais félicite Pu Yi pour son accession au trône – les temps sont à la condamnation unanime. L’ enquête de la mission Lytton, diligentée par la Société des Nations abonde en ce sens: « les Japonais avaient un plan minutieusement préparé en cas d’hostilités possibles entre les Chinois et eux. Les Chinois n’avaient aucun plan d’attaquer en ce moment et en ce lieu la vie ou les biens des ressortissants japonais. » Plus loin, on peut lire que « l’organisme qui a joué le plus grand rôle dans l’établissement de l’indépendance est le comité de direction du gouvernement autonome, dont le siège central était à Moukden. […] Des témoins dignes de foi ont déclaré à la commission que ce comité avait été en grande partie constitué par les Japonais. […] et qu’il avait fonctionné comme organe du quatrième bureau de l’état-major de l’armée du Kwantung […] et que les lettres que nous [la commission d’enquête] recevions émanaient de fermiers, de petits commerçants, d’ouvriers des villes et d’étudiants. Ces 1 550 lettres, sauf deux, étaient toutes profondément hostiles au nouveau gouvernement du Mandchoukouo et aux Japonais » (12) .

L’impuissance du Mandchouoko

Le gouvernement du Mandchouoko ne possède ni la totalité des attributs régaliens d’un État souverain ni une composition susceptible d’entraîner une grande popularité. Pu Yi, qui croit pouvoir emporter l’adhésion de son peuple par sa seule présence, est « un prince pâle et fatigué qui n’aime pas parler et qui est toujours plongé dans ses méditations. On ne lit rien sur son visage d’ivoire ; le regard est immobile derrière de grandes lunettes cerclées de noir », selon un article de 1932 du Corriere della sera. Son Premier ministre, Zheng Xiaoxu, apparaît pour sa part trop inféodé aux forces nippones. Quant au parlement, sans réel pouvoir législatif, il n’est constitué que de collaborateurs des Japonais. Le nouvel Etat ne dispose pas d’une diplomatie indépendante. Toutes les activités d’ambassade et consulaires sont traitées au préalable par l’ambassadeur japonais à Hsinking. Les services de l’ambassade et du commandant en chef du Kwantung restent distincts, mais sont dirigés au final par une seule et même personne. À Tokyo, un bureau des affaires mandchoues est mis en place, et sa légation obtient le rang d’ambassade. Le Kwantung, dirigé par le Kanto totoku Fu (gouvernement général du Kwantung), reste domaine réservé des Japonais. L’ armée nationale est inexistante. En effet, les accords passés entre le Mandchoukouo et le Japon stipulent que les deux États décident de coopérer à la poursuite et au maintien de leur sécurité nationale, ce qui implique le stationnement des forces japonaises au Mandchoukouo. Ces troupes sont seules habilitées à défendre le régime.

Les finances sont contrôlées par Tokyo ce qu’atteste « Le programme de développement économique du Mandchoukouo », promulgué le 1er mars 1933.

la prévention de toute exclusivité et monopole individuels dans l’exploitation des ressources naturelles et du développement des industries.
l’application d’un contrôle national sur les activités économiques importantes et l’adoption de mesures pour leur rationalisation
le respect du principe de la porte ouverte
l’encouragement de la coopération entre le Japon et Mandchoukouo.

Le Japon prétend conserver le monopole sur les activités économiques sous couvert de coopération avec les Mandchous. Il ne délègue l’exploitation et le développement qu’à des conglomérats dûment agréés par son gouvernement Une loi promulguée en novembre 1934 stipule par exemple que la production de produits pétroliers mandchous devient un monopole d’État. Or, la Japan Mandchoukuo Joint Economic Commission créée en 1935 est seule habilitée à décider de l’usage des productions d’État, ce qui revient à donner les leviers de contrôle à Tokyo. La création en 1938 du Kōa in (le Conseil de développement de l’Asie de l’Est, pour l’exploitation des ressources locales et la promotion de l’émigration de colons japonais.), ne fait qu’accentuer la totale sujétion du Mandchouoko

Corruption généralisée

« L’occupation ne doit rien coûter au Japon […]. Par conséquent, et d’une façon ou d’une autre, ce sont les Chinois de Mandchourie qui doivent régler la note. »(13)

Le chef des renseignements japonais, le colonel Doihara s’exprime sans détours. Tous les moyens sont bons pour rentabiliser l’occupation. Sabotages de la ligne de chemin de fer russe, enlèvements, constitution de monopoles et trafics de drogue sont donc bons à prendre.
Un espion italien, Amleto Vespa, se souvient d’avoir ainsi entendu, lors d’un entretien, le même Doihara déclarer que « ceux à qui le Japon cédera le monopole de la drogue, du jeu et de la prostitution, devront verser de très fortes sommes en échange de la protection des autorités » (14)
.
Ce récit des collusions est corroboré par un document intitulé « Aperçu de Hung Chi Tang Shan ». Le trafic de drogue est de la sorte licite, pour peu qu’il rapporte. Les recettes provenant du monopole de l’opium constituent en effet une source financière importante pour le gouvernement du Mandchoukouo : 28 % de son budget en 1942 ! La compagnie nippone de Shanghai (la Hung Chi Tang Shan) vend ainsi à la Kōa in pour 300 millions de yuans d’opium en 1941 (à titre de comparaison, le budget annuel du gouvernement de Nankin la même année était de 370 millions de yuans)(15> . Hajime Satomi, le dirigeant de Hung Chi Tang Shan écrit en personne que l’objectif poursuivi est de « mettre le commerce de l’opium sous le contrôle du Japon ». Les trafiquants empruntent donc à la Kōa in l’argent nécessaire, puis reversent une partie des bénéfices au gouvernement pro japonais de Hsinking. Le régime favorise d’ailleurs cette production en encourageant, dans le cadre du monopole d’État, les agriculteurs à cultiver du pavot. Une tonne de morphine est produite au Mandchoukouo en 1942. Les cargaisons d’opium à destination de la Chine partent quotidiennement sous couvert d’approvisionnement de l’Armée japonaise. Parfois, là où il n’y a pas de commandement militaire, l’opium est entreposé dans les consulats japonais ! Une brochure distribuée aux soldats nippons explicite ainsi les buts de l’opération : « L’usage des narcotiques est indigne d’une race supérieure comme les Japonais. Seules les races inférieures et décadentes s’adonnent à l’usage de la drogue. C’est pourquoi elles sont destinées à tomber sous notre joug. » (16)) Cette corruption généralisée s’illustre par l’exemple de la gendarmerie militaire de Harbin qui garde sous sa coupe cinq bordels, cinq fumeries d’opium, un tripot et un magasin de narcotiques… Enfin, les retombées de l’essor industriel ne profitent guère au nouvel État. Les revenus reviennent, comme il se doit, à l’investisseur. Lorsque Ayukawa Yoshisuke met en place la « Corporation pour le développement industriel de la Mandchourie » avec l’accord de l’armée, il dispose de capitaux conséquents, dépassant ceux des Zaibatsu (17) concurrents Mitsui et Mitsubishi (1 913 millions de yens contre 1 822 millions et 1 465 millions). En revanche, les bénéfices ne transitent jamais dans les caisses du Mandchoukouo…


Pu Yi : la désillusion progressive

Les années qui suivent n’apportent pas la félicité attendue. . Le Mandchoukuo ressemble à ce que Loyd Georges en dit: « une république de pantin ». Pu Yi lui même, l’euphorie initiale dissipée, s’en rend compte, ce dont témoignent ses mémoires. L’empereur a conscience de la situation, mais une indifférence apathique le domine, que ses rares rebuffades ne parviennent pas à briser. L’étau se resserre. Les Japonais lui font comprendre que sa restauration n’implique en rien celle de sa dynastie. Tous ses déplacements et actes officiels lui sont dictés par l’armée du Kwantung. Il est isolé de ses sujets et ne peut recevoir de visiteurs sans l’accord de Yoshioka, l’attaché de l’intendance impériale. S’il avait été davantage attentif et perspicace, peut-être aurait il pu se rendre compte plus tôt du piège dans lequel il s’est enfermé.

Un journaliste du Corriere della serra décrit cet état de fait : « En traversant les trois provinces sur lesquelles s’étend ou tout du moins devrait s’étendre la domination du régent Pu Yi, on ne voit pas souvent le drapeau aux cinq couleurs. En réalité, le drapeau de l’État des Mandchous ne peut se montrer pour le moment que dans les endroits où les baïonnettes japonaises montent la garde autour de lui. » (18)
La sujétion est totale, et la rhétorique égalitaire des Japonais n’est que le paravent rhétorique de la colonisation. Les Mandchous sont et resteront des « barbares » utiles, leur monarque un fantoche. Pu Yi en vient donc à se demander, en 1937, de quelle manière il « pourrait se protéger des Japonais ? »(19) . Il ne jouit déjà plus que d’une liberté illusoire. Seule sa famille proche est autorisée à lui rendre visite, ses courriers sont lus par les Japonais, qui ne prennent bientôt même plus la peine de donner des signes de respect à son identité mandchoue. Il lui est intimé l’ordre d’adopter la religion shinto, et en particulier d’adhérer au culte de la déesse Amaterasu. (20) L’égalité entre les deux souverains de Mandchourie et du Japon n’est plus d’actualité. Seul compte le culte du Tennō ( cf de l’empereur du Japon). Il n’a pas fallu attendre 1945 pour que le Mandchoukouo disparaisse.

NOTES

[1] Mark C. (E.), La Chine moderne – Les Mandchous et la définition de la nation, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2006/6 61e année, pp. 1447-1477.
[2]Bonneau (G.), Japon et Mandchourie, Osaka Taishi, Keizai Remmei, 1932, p. 21
[3]Gallois (L.) L’Extrême-Orient et le Pacifique, Annales de Géographie, t. 31, n° 171, 1922, p. 248
[4]Kawakami, Le problème du Pacifique et la politique japonaise, Paris, Bossard, 1923, p. 159
[5] R Ch, La sidérurgie et les charbonnages en Chine, Annales de Géographie, t. 42, n° 236, 1933, p. 222
[6] Landy (P.), Le commerce et l’industrie du soja. Annales de Géographie, t. 47, n° 265, 1938, p. 13
[7] Ishii Kosei, L’idée de « sphère de co-prosperité de la Grande Asie Orientale » et la philosophie bouddhique – le rôle de l’école de Kyoto, Cipango – Hors-série, printemps 2002, p. 94
[8]Okura Seishin, Bunka Kenkyujo, Gokoku bukkyo, Tokyo, Danseido, 1938, p. 159
[9] Roy, Hidemichi akagi, Ph.D., Japan’s foreign relations 1542-1936, a short history, Tokyo, The Hokuseido Press, 1936, p. 495.
[10] À qui le bon droit : Chine ou Japon ? Opinion mondiale sur le conflit sino-japonais, publié par les étudiants de l’Institut franco-chinois de Lyon. Lyon, 1932, p. 43
[11] Cf. note 8, p. 44
[12] Cf. note 15, pp. 44, 43, 77 et 115
[13]Berh (E.), Pu Yi, le dernier Empereur, Paris, Robert Laffont, 1987, p. 219
[14] Idem, p. 219
[15]Reiji Yoshida, Japan profited as opium dealer in wartime China Puppet regimes, army paid: document, The Japan Times, 30 août 2007
[16]Cf. note 18, p. 221
[17] Grands conglomérats d’entreprises à l’origine du complexe militaro-industriel japonais.
[18] Cf. note 15, p. 54
[19] Pu Yi, J’étais l’empereur de Chine. L’autobiographie du dernier empereur de Chine (1906-1967), Paris, Flammarion, 1975, p. 371
[20]Déesse du Soleil et ancêtre des empereurs nippons, elle figure sur le drapeau japonais sous l’apparence du disque solaire

Pour citer cet article :

Fabrice Jonckheere, »Mandchoukouo Un pays sous tutelle », version actualisée de « Le pays du dernier empereur », – Histoire(s) de la Dernière Guerre n° 18