En 2O00, Peregrine Horden et Nicholas Purcell publient The Corrupting Sea, a Study of Mediterranean History (Wiley-Blackwell). Ils transforment l’analyse braudélienne de la Méditerranée en se focalisant sur les connexions qui forgent l’unité et l’identité de cet espace particulier. Ils lancent alors le courant (anglo-saxon) des New Mediterranean Studies, lequel s’est produit dans un mouvement plus général : celui du développement de la Global History.
Dans A Companion to Mediterranean History (WIley-Blackwell), les deux auteurs s’associent à d’autres spécialistes pour analyser l’histoire de la Méditerranée dans la très longue durée, et l’intégrer dans une perspective globale en la mettant en lien avec les autres espaces maritimes du monde à partir de la « première mondialisation ».
Plan de l’ouvrage
Introduction (Peregrine Horden)
Part I Climate and Vegetation
1 The Mediterranean Climate (Fredric Cheyette)
2 The Vegetative Mediterranean (Paolo Squatriti)
Part II Turning Points and Phases
3 Mediterranean « Prehistory » (Cyprian Broodbank)
4 The Ancient Mediterranean (Nicholas Purcell)
5 The Medieval Mediterranean (Dominique Valérian)
6 The Early Modern Mediterranean (Molly Greene)
7 Mediterranean Modernity? (Naor Ben-Yehoyada)
8 Po-Mo Med (Michael Herzfeld)
9 Thalassocracies (David Abulafia)
10 Nautical Technology (Ruthy Gertwagen)
11 Piracy (Clifford R. Backman)
12 Cartography (Emilie Savage-Smith)
Part IV Settlement and Society
13 Settlement Patterns (John Bintliff)
14 Cave Dwelling (Valerie Ramseyer)
15 Family and Household (Paola Sacchi and Pier Paolo Viazzo)
16 Disease (Robert Sallares)
17 Forms of Slavery (Youval Rotman)
18 Material Culture (Tehmina Goskar)
19 Visual Culture (Cecily J. Hilsdale)
20 Mediterranean Literature (Sharon Kinoshita)
21 Lingua Franca (Karla Mallette)
22 Hybridity (Steven A. Epstein)
Part VI Religions in Conflict and Co-existence
23 Ethno-Religious Minorities (Brian A. Catlos)
24 Shared Sacred Places (Maria Couroucli)
25 Jews (Fred Astren)
Part VII the Mediterranean and a Wider World
26 The Mediterranean and the Atlantic (Teofilo F. Ruiz)
27 The Mediterranean and Africa (Ray A. Kea)
28 The Mediterranean and Asia (Nicholas Doumanis)
29 The Mediterranean and the Indian Ocean (Elizabeth Ann Pollard)
Introduction (Peregrine Horden)
Il n’existe aucune limite à la manière dont la région méditerranéenne peut être réimaginée : soit en tant que mer, soit en tant que zone impliquant des mouvements physiques, des espaces maritimes, des arrangements territoriaux et des processus politiques qui cherchent à transcender les frontières et les inimitiés nationales (même si elles les renforcent souvent). La mer et son arrière-pays sont partout, même dans les sphères culturelles, politiques et économiques.
Conceptualiser, étudier et écrire une longue histoire dans un cadre explicitement méditerranéen est une tendance récente. Pourtant, les voyages à longue distance qui ont lentement commencé à tisser toute la mer peuvent remonter à 130 000 ans (Cyprian Broodbank, The Making of the Middle Sea: A History of the Mediterranean from the Beginning to the Emergence of the Classical World, Oxford University Press, 2013). La notion de « grande mer » est également évidence dans les langues sémitiques du Levant au début du premier millénaire avant notre ère. Mais la Méditerranée en tant que région composée d’une vaste étendue d’eau ET d’un ensemble d’arrière-pays n’est qu’une invention du XIXe siècle. Selon Horden et Purcell (The Corrupting Sea : a Study of Mediterranen History, Blackwell, 2000), cette conception n’apparaît pas plus tôt.
Mais même après le XIXe siècle, le « monde méditerranéen » n’a pas réellement attiré les chercheurs. Horden et Purcell prédisaient « la fin de la Méditerranée. En 1975, le Plan d’action pour la Méditerranée de 1975 n’avait produit aucun impact académique réel et les économistes politiques, les sociologues, les écologistes et les anthropologues de la fin des années 1980 ne semblaient pas penser que « la Méditerranée » avait un grand avenir en tant que domaine d’étude distinct. De même, le processus de Barcelone, 1995, a eu peu d’impact intellectuel. Les microhistoires ont été préférées aux grandes synthèses régionales. En anthropologie sociale, les « études régionales » et les « aires culturelles » étaient tombées en discrédit, en tant que produits d’une mentalité de guerre froide. Après l’impact de la critique de « l’orientalisme » par Edward Saïd (1978), le terrain avait cédé la place à « l’anti-méditerranéenisme » de Michael Herzfeld (« Practical Mediterraneanism : Excuses for everything from epistemology to eating », in Rethinking the Mediterranean (ed. W.V. Harris), Oxford University Press, 2005, p. 45–63) et d’autres, pour qui « LA Méditerranée » était une catégorie grossière, égoïste et politiquement infondée comme l’avait été « l’Orient » créé par l’Occident.
Pourtant, très rapidement, au cours des années 1990 et 2000, la Méditerranée en tant qu’espace culturel est revenu au premier plan de la recherche. Le concept de « Méditerranée » est même devenu un modèle applicable à d’autres mers du monde : certains historiens et géographes considèrent qu’il existe une « Méditerranée caraïbe » et une « Méditerranée asiatique » par exemple. De nouvelles initiatives ont alors vu le jour.
Peregrine Horden distingue 4 façons dont l’histoire méditerranéenne est actuellement présentée :
- La Méditerranée peut être un « pavillon de complaisance », une façon de glorifier une approche qui est en réalité très traditionnelle et ne traite que d’une petite partie ou d’un aspect du passé de la région. C’est la tradition romantique dont le plus grand représentant était Goethe et dont les successeurs sont les guides touristiques.
- La conception d’une étendue d’eau ininterrompue, que les gens traversent et expérimentent à partir des îles. C’est cet ensemble de populations insulaires et de traversées à l’échelle de la Méditerranée, par les personnes, leurs biens et leurs cultures, qui ferait la vraie histoire de la Méditerranée. Le principal représentant de cette approche « hyper-maritime » de l’histoire méditerranéenne est David Abulafia (The Great Sea : A Human History of the Mediterranean, Penguin, 2011).
- La géohistoire considère que la Méditerranée est la plus grande mer intérieure du monde, dans une plus grande zone de fragmentation topographique qui a peu d’analogues dans le monde, sauf peut-être en Asie du Sud-Est. Il existe un régime climatique distinctif et un niveau de biodiversité qui a peu d’équivalents ailleurs.
- La région méditerranéenne des géographes et des géologues n’est pas unique, mais elle est inhabituelle. Cette originalité climatique, environnementale et géographique doit être prise en compte dans la compréhension historique de cette partie du monde, que le modèle adopté soit le déterminisme environnemental limité de Braudel (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 1966) ou l’approche écologique de Horden et Purcell (« The Mediterranean and the New Thalassology », American Historical Review, 111, 2006, p. 722-740).
La Méditerranée serait d’abord une zone culturelle. Elle se définit par sa fluidité culturelle, les contacts et les rencontres, voire même l’hybridité.
Première Partie : Climate and Vegetation
Chapitre 1 : The Mediterranean Climate, Frederic Cheyette
Inspiré par les travaux de Fernand Braudel et de Peregrine Horden/Nicholas Purcell, l’auteur examine ici la formation structurelle du système climatique méditerranéen sur la longue durée.
Formation and structure of the Mediterranean climate system
La Méditerranée est ce qui reste de l’océan formé à l’ère Mésozoïque et Cénozoïque, il y a 250-235 millions d’années. Mais les contours que nous lui connaissons aujourd’hui remontent à une période plus proche : 11 millions d’années. Quant au « climat méditerranéen » des hivers humides et des étés secs, il est encore plus récent et n’aurait émergé qu’il y a entre 5000 et 7000 ans, à la fin du dernier âge glaciaire, au cœur de la période de l’Holocène.
La région méditerranéenne a peu évolué depuis cette dernière période. Les flux d’air, de chaleur et d’humidité ont généré les vents dont les noms et la force sont légendaires depuis l’Antiquité : le Levant oriental et le Ponent occidental soufflant à travers le détroit de Gibraltar ; le Mistral, dont la force peut atteindre 90 km/h dans la vallée du Rhône et se faire souvent sentir jusqu’aux côtes africaines ; la Bora des Alpes orientales soufflant sur l’Adriatique, inondant la lagune de Venise et influençant le temps à l’est de la mer Égée pendant l’hiver ; plus à l’est, l’Etesien ; et enfin, du sud, surtout à l’automne et au printemps, vient le Sirocco, agité par les sommets nord-africains.
Dans la mer elle-même, les modifications de la température et de la salinité créent deux grands bassins, l’ouest et l’est, et un certain nombre de sous-bassins à l’intérieur de ceux-ci. De l’Atlantique et, dans des quantités beaucoup moins importantes, de la mer Noire, les précipitations et les rivières viennent de l’eau plus fraîche et plus froide. Les vents froids et secs du nord en hiver et la chaleur estivale provoquent l’évaporation. Le résultat est un écoulement d’eau de surface relativement moins salée vers l’est le long de la côte africaine devenant de plus en plus salée à mesure qu’elle se déplace dans un tourbillon (cyclonique) dans le sens inverse des aiguilles d’une montre à travers le Tyrrhénien. Une partie de l’eau du bassin ouest s’écoule à travers le détroit de Sicile et devient rapidement plus salée et plus chaude qu’à l’ouest, atteignant sa salinité la plus élevée entre Chypre et la côte levantine, environ 9% plus salée que l’eau provenant du détroit de Gibraltar et 13% plus salée que la moyenne des océans du monde. Seul le nord-est de la mer Égée, rafraîchi par l’écoulement de l’eau de la mer Noire, a un niveau de salinité aussi bas que celui du sud-est de Gibraltar. Comme le gradient de salinité de surface s’étend d’ouest en est, le gradient de température de surface va du nord au sud, refroidi par les vents du continent européen et donc le plus froid dans le golfe du Lion, le nord de l’Adriatique et le nord de la mer Égée, et le plus chaud le long de la côte syro-libano-israélienne.
Climate variability since the Mid-Holocene
Les grandes révolutions de l’humanité (l’agriculture, l’écriture, les premières villes, les premiers Etats, la domestication des animaux, l’organisation sociale…) datent du milieu de la période de l’Holocène. L’auteur revient ici sur l’importance de l’adaptation des occupants humains des îles et des littoraux des trois continents face au climat : c’est cette capacité d’adaptation qui a formé les rives et l’histoire que nous connaissons aujourd’hui. Depuis les années 1970, les apports des géographes, des météorologistes et des historiens du climat ont permis de refaire cette histoire. Il cite en particulier Emmanuel Le Roy Ladurie, Jones, Osborn et Briffa.
Linking climate variations to the events of human history
Ici, l’auteur plaide pour une histoire de l’humanité qui soit systématiquement liée à des facteurs environnementaux. Cependant, les chercheurs doivent établir une différence claire entre la coïncidence et la causalité. Selon lui, pour relier la variation climatique à d’autres phénomènes historiques, il faut procéder lien par lien. Le plus important de ces liens est celui qui attache ensemble les conditions environnementales et la production agricole. Outre les catastrophes naturelles soudaines, les ouragans, les tsunamis, les inondations, les éruptions volcaniques, qui peuvent anéantir des villes entières et détruire les moyens de subsistance de grandes populations (et dont la fréquence peut ou non être liée au changement climatique), le changement climatique aura tout d’abord des conséquences, positives ou négatives, sur la production alimentaire. Ceci, à son tour, peut avoir un impact sur les taux de fécondité et de mortalité humaines, encore une fois positif ou négatif. Ce n’est qu’ensuite que ces changements démographiques peuvent influer sur le développement des Etats, à différents niveaux (fiscalité, armée, commerce, diffusion religieuse, dispersion culturelle…).
Chapitre 2 : The Vegetative Mediterranean, Paolo Squatriti
Non fiché ici.
Deuxième partie : Turning Points and Phases
Chapitre 3 : Mediterranean « Prehistory », Cyprian Broodbank
Non fiché ici.
Chapitre 4 : The Ancient Mediterranen, Nicholas Purcell
Non fiché ici.
Chapitre 5 : The Medieval Mediterranean, Dominique Valérian
Non fiché ici. L’auteur insiste sur la rupture de 1453.
Chapitre 6 : The Early Modern Mediterranean, Molly Greene
Fernand Braudel nous rappelle que les changements dans le monde méditerranéen peuvent avoir leur origine dans des événements qui se déroulent loin des rives de la mer intérieure. Un tel événement a eu lieu en 1258, lorsque le chef mongol Hülegü a saccagé Bagdad, la capitale des Abbassides. La chute de la ville aux mains des envahisseurs est traditionnellement considérée comme la fin de la période classique de l’histoire islamique. Dans l’histoire des peuples mongols en revanche, elle n’est qu’une étape dans les conquêtes de Hülegü. La chute de Bagdad, qui avait été le centre culturel et politique de l’islam pendant cinq siècles, et la fuite des populations musulmanes vers l’ouest, ont provoqué une nouvelle dispersion des connaisseurs de l’Islam. Avec des sujets ordinaires, des théologiens, des poètes et des mystiques musulmans ont afflué à la cour mamelouke en Égypte et aux divers beyliks turcs en Anatolie. Les Ottomans ont émergé de ce milieu chaotique au XIIIe siècle. Vers 1300, ils n’étaient plus qu’une des nombreuses petites principautés concurrentes de l’ancien empire abbasside. Au cours du siècle et demi suivant, les successeurs du sultan Othman se sont débarrassés de leurs rivaux turcs, sont entrés et ont conquis les Balkans et ont pris Constantinople en mai 1453. Au siècle suivant, ils devinrent les maîtres du cœur arabe : la Syrie et l’Égypte ont été ajoutées aux domaines ottomans en 1516 et 1517. Ainsi, au début de la période moderne, l’ère de la fragmentation politique était terminée et il y avait, une fois de plus, un grand empire islamique. Mais cet empire était loin de la Mésopotamie et du Tigre. C’était plutôt un empire méditerranéen, avec sa capitale à l’angle nord-est de la mer et la possession de tout le littoral méditerranéen à l’exception de la côte nord-ouest.
La centralité de l’Occident est également déplacée au même moment. Les voyages de découverte des Portugais le long des côtes africaines sous le règne d’Henri le Navigateur (1433-1460), le passage du Cap des Tempêtes (1498), l’accès à l’Inde (1498), mais également la découverte de l’Amérique par l’empire espagnol (1492) ont créé une distinction essentielle entre la Méditerranée médiévale et la Méditerranée moderne. A partir du XVIe siècle, celle-ci a perdu sa place essentielle dans l’économie mondiale.
The Ottoman Mediterranean
Au début du XVIe siècle, les Ottomans ont conquis l’Égypte et la Syrie. Surtout, ils ont également éliminé l’une des caractéristiques les plus durables du paysage méditerranéen : l’Empire byzantin. Pendant près d’un millénaire, la mer avait été divisée en trois blocs culturels et politiques, mais au XVIe siècle, elle est devenue un monde « bipolaire ».
Enfin, les succès ottomans n’ont pas seulement mis les trois quarts de la côte méditerranéenne sous le contrôle d’Istanbul; ils ont également amené un puissant empire islamique à portée des côtes européennes, en particulier en Afrique du Nord où la nouvelle province d’Alger était à un peu plus de 300 miles de Barcelone.
L’ampleur de l’avancée ottomane en Méditerranée génère une première question, qui est le sort de cet équilibre qui caractérisait la mer à l’époque médiévale. Du VIIe au XIIIe siècle, les Byzantins, les Latins et les musulmans ont appris à partager la mer. À partir du XIe siècle, la navigation et la navigation ont été dominées par les Européens, mais même ainsi, aucune puissance n’a jamais joui d’une hégémonie complète. Les victoires ottomanes de Rhodes à Alexandrie et Alger n’ont-elles pas dû bouleverser cet équilibre et inverser la tendance en faveur de l’islam ? La deuxième question concerne la place de la Méditerranée dans l’économie mondiale après 1492. Il ne fait aucun doute qu’à long terme, il a été marginalisé, mais la question de la chronologie doit encore être résolue. En outre, à quoi ressemblait la marginalisation et quelles ont été les conséquences pour les habitants de cette époque moderne ?
L’image des navires vénitiens et génois à Alexandrie, attendant de remplir leurs cales d’épices, est familière. Moins connu est le fait que les Ottomans ont créé à Bursa, juste en face de la mer de Marmara d’Istanbul, un deuxième emporium méditerranéen pour les épices et les colorants de l’Est. En tant qu’empire naissant, ils voulaient attirer le commerce du luxe sur les terres qu’ils contrôlaient. Les visiteurs de Bursa au XVe siècle auraient ainsi côtoyé des marchands italiens, arabes et turcs, entre autres. Les Ottomans, dirigés par le sultan Mehmet II, ont poursuivi des politiques « favorables aux entreprises » dans leur volonté de développer le nouveau centre commercial. Jusqu’à la fin du régime mamelouk en Égypte (1517), les routes terrestres et maritimes reliant la Syrie à l’Anatolie, qui ont toutes deux abouti à Bursa, se sont développées et ont prospéré. La Pax Ottomanica a établi l’importance de l’Anatolie dans le commerce régional.
Après avoir été ravagée par la guerre pendant plusieurs siècles, l’établissement de la souveraineté ottomane sur la péninsule anatolienne a assuré le lien entre l’arrière-pays et les nombreux ports le long du littoral. Au début du XVIIe siècle, le coton anatolien était exporté par le port côtier d’Izmir en si grandes quantités que les Anglais, les Hollandais, les Français et les Vénitiens y avaient tous établi des consuls.
L’arrivée des Ottomans a donc transformé les relations entre la côte anatolienne et le monde égéen. Auparavant frontière contestée entre la chrétienté latine et divers émirats turcs, la péninsule anatolienne et les îles appartenaient au XVIe siècle au même Empire, facilitant ainsi le commerce. La ville d’Izmir est devenue une nouvelle plaque tournante du commerce international, une position qu’elle a occupée jusqu’à l’aube du XXe siècle.
La mer Noire était une ressource vitale pour les Ottomans tout comme elle l’avait été pour les Byzantins à l’époque médiévale. Depuis l’Antiquité, la mer Noire et le monde égéen étaient étroitement liés : le premier fournissait d’énormes quantités de céréales, de viande, de poisson et d’autres produits animaux à la capitale et au monde égéen. Ces derniers exportaient des produits méditerranéens (vin, huile d’olive et fruits) ainsi que des produits de luxe vers la steppe. Mais dès la quatrième croisade (1204), les Byzantins avaient été forcés de céder le contrôle de la mer Noire aux Latins victorieux. S’il voulait restaurer la capitale rétrécie à sa grandeur impériale, Mehmet II devait prendre le contrôle de cette étendue d’eau essentielle.
Comme l’a montré Halil Inalcik (« The Black Sea and Eastern Europe », dans H. Inalcık and D. Quataert (dir), An Economic and Social History of the Ottoman Empire, Cambridge University Press, 1994, p. 271-314), sans les céréales et les viandes bon marché de la mer Noire, Istanbul ne serait jamais devenue la ville la plus peuplée de l’Europe du XVIe siècle.
Avec l’achèvement du deuxième château sur le Bosphore en 1452, Mehmet était en mesure de contrôler le trafic sortant de la mer Noire. Il se déplaça rapidement, exigeant de tous les navires qu’ils baissent les voiles dans les châteaux, qu’ils paient des droits et qu’ils obtiennent un permis pour poursuivre leur chemin. Les navires qui ne respectaient pas ces règles étaient immédiatement bombardés depuis le château et envoyés par le fond. Dès lors, l’exportation de nombreux produits de la mer Noire (céréales, coton, cuir, cire d’abeille, saindoux et esclaves, et d’autres marchandises considérées comme stratégiques) est interdite chaque fois que les Ottomans se sentent menacés de pénurie. L’approvisionnement d’Istanbul était devenu la première priorité.
From Italian to Ottoman Merchants
Après la prise de Constantinople, les Italiens découvrent que, en plus des restrictions sur la navigation, leur statut fiscal favorable avait été retiré et que ce sont les sujets ottomans qui étaient privilégiés. Tout cela visait à mettre fin à la domination de longue date de Venise et de Gênes et à construire une classe commerciale ottomane indigène à la place. Ce changement de personnel est un aspect très significatif et durable de la présence ottomane en Méditerranée, et qui est souvent négligé. En fait, la reconstruction d’une grande puissance impériale en Méditerranée orientale a donné un coup de pouce aux marchands, marins et armateurs ottomans (en particulier, mais pas exclusivement, aux sujets non musulmans du sultan).
Plusieurs nouvelles routes maritimes sont dessinées par les marchands ottomans. La première est en fait un faisceau de tracés directs qui rayonnent à partir de la nouvelle capitale, Istanbul. Ces routes relient la métropole méditerranéenne à l’Egypte et à la mer Noire, ainsi qu’à l’Anatolie et aux Balkans, afin d’approvisionner les populations d’Istanbul. Une autre route est liée au cabotage le long du rivage du Proche-Orient, d’Alexandrie à Istanbul. Une troisième pénètre le détroit des Dardanelles et est interne à la mer Noire. La quatrième, peut-être la plus neuve, relie les marchands ottomans à l’Italie. Cette fois, il s’agit d’une inversion des tracés médiévaux : ce ne sont plus les Italiens qui font commerce à Constantinople, mais les Ottomans qui font commerce en Italie, en particulier à Ancône.
Les marchands ottomans n’étaient pas seulement heureux de remplacer les marchands italiens chez eux, ils étaient également très intéressés par le commerce en Italie, et l’État ottoman les a soutenus dans ces efforts. Cet intérêt est antérieur aux Ottomans – il remonte à la fin de la période médiévale – mais la consolidation du pouvoir ottoman leur a donné un soutien puissant qui leur manquait auparavant. La ville d’Ancône peut servir de bon exemple de ces développements du XVIe siècle, bien qu’ils ne se soient pas limités à cette seule ville. À l’époque médiévale, la ville était un lieu de peu d’importance : les Florentins passaient simplement par là pour se rendre à l’est pour vendre leurs textiles. Dans les années 1520, tout cela avait changé. Les marchands florentins n’avaient plus d’agents dans la capitale ottomane. C’est à Ancône qu’ils vendaient leurs tissus directement aux marchands ottomans qui venaient maintenant à eux. D’une petite ville qui ne s’occupait que du commerce de transfert, Ancône était devenue une escale cosmopolite qui se vantait de sa propre foire annuelle. En 1532, Ancône fut incorporée aux États pontificaux. À la veille de son occupation de la ville, le pape Clément VII fut troublé par le grand nombre de marchands « turcs » dans la ville.
The Mediterranean viewed from the East
Sur leur territoire d’origine, à l’est, les Ottomans ont travaillé vigoureusement et de manière cohérente pour garder les routes maritimes critiques ouvertes et aussi sûres que possible. Ils étaient particulièrement protecteurs de la mer Noire, qui avait historiquement été beaucoup plus importante dans l’approvisionnement d’Istanbul / Constantinople que la Méditerranée ne l’avait jamais été.
Il est vrai que les Ottomans ont étendu leur hégémonie jusqu’en Algérie. Cependant, cette aventure originale en Méditerranée occidentale a été l’œuvre d’agents libres, des corsaires de la Méditerranée orientale qui, alors que la frontière entre le christianisme et l’Islam s’amenuisait à l’est, ont navigué vers l’ouest à la recherche de nouvelles aventures et opportunités. L’ennemi espagnol à l’autre bout de la mer a fourni une telle opportunité. Une fois que les corsaires en étaient venus à dominer les faibles États d’Afrique du Nord et les avaient offerts au sultan, il n’y avait aucune raison pour lui de dire non.
L’extension de la domination ottomane le long du littoral nord-africain n’a pas apporté à ces provinces les riches avantages de la Pax Ottomanica de la même manière que, par exemple, la conquête du Moyen-Orient a donné à la ville d’Alep un accès à son riche arrière-pays anatolien. Si les Ottomans n’avaient pas prêté leur force aux beyliks émergents de Tripoli, Tunis et Alger, les Espagnols auraient pu poursuivre leur Reconquista jusqu’en Afrique du Nord. Mais le rattachement de la région au monde islamique oriental n’a en aucun cas conduit à la reprise de la route terrestre reliant l’Andalousie à la lointaine Inde, et vice-versa, si caractéristique de la Méditerranée médiévale.
Il en a été ainsi pour deux raisons. Premièrement, l’Afrique du Nord sans accès à la péninsule ibérique n’était tout simplement pas une destination incontournable pour le commerce international. Deuxièmement, les produits de luxe venant de l’Est qui, dans les siècles précédents, auraient atteint Alexandrie puis tourné vers l’Ouest, sont maintenant allés vers le nord à la place ; le nouvel aimant était Istanbul. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’Afrique du Nord moderne, en forte distinction avec la période médiévale, s’orientait beaucoup plus vers les rives nord de la Méditerranée que vers les rives orientales. Marseille et Livourne en particulier étaient intimement liées au commerce et à la corrélation nord-africains.
Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, cependant, les Ottomans n’ont pas été en mesure d’imposer leur hégémonie en Méditerranée occidentale. Cet échec est lié à l’arrivée des Français, des Hollandais et des Britanniques à la fin du XVIe siècle que Fernand Braudel a appelé « l’invasion du Nord ». Ces nouvelles forces maritimes, qui remplacent les Italiens et les Aragonais, parviennent à mettre en échec l’expansion ottomane en Méditerranée, notamment lors de la bataille de Lépante (1571).
The Mediterranean in the World
Lorsqu’il s’agit de discuter de la marginalisation de la Méditerranée, il est important de distinguer deux niveaux de marginalisation. Pour les uns, la date est 1492, tandis que pour d’autres, la date est moins définitive mais vient en tout cas un siècle plus tard.
L’année 1492, bien sûr, fait référence à l’arrivée de Christophe Colomb dans le Nouveau Monde. Ici, la marginalisation fait référence à l’évolution de la place de la Méditerranée dans les réseaux commerciaux mondiaux; après avoir été au centre tout au long de la période médiévale, il se déplace vers une position moins centrale au début de la période moderne.
Le deuxième niveau de marginalisation est une question qui concerne les participants au commerce méditerranéen. Ici, le paradigme le plus connu est la thèse de Braudel d’une « invasion du Nord », par laquelle il entend l’entrée de navires du Nord – anglais, hollandais et, dans une certaine mesure, français – en Méditerranée dans le dernier quart du XVIe siècle. Par une concurrence impitoyable, ils ont détruit les centres commerciaux et industriels existants et sont devenus les nouveaux maîtres de la Méditerranée au début du XVIIe siècle.
Pour Molly Greene (dans cet article, mais aussi dans « Beyond the Northern Invasion : the Mediterranean in the Seventeenth Century », Past & Present, 174, 2002, p. 40-72), il ne s’agit ici que de vues historiographiques nationales. Mais elle insiste sur le fait que les Anglais se sont effectivement installés en Méditerranée au XVIIe siècle, malgré leur implantation au Nouveau Monde. Elle ouvre alors un débat avec les specialists de l’Atlantic History. Pour elle, ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le commerce anglais dans les Amériques et aux Indes dépasse celui de la Méditerranée. Au XVIIe siècle, la Méditerranée conserve alors une centralité par rapport à l’Atlantique. Ce n’est qu’après le traité d’Utrecht de 1713 que les colonies d’Amérique (et donc l’océan Atlantique traverse par les routes du commerce triangulaire) prennent la place de la Méditerranée dans les circuits économiques mondiaux.
The question of decline
Une question connexe, mais néanmoins distincte, est celle du déclin méditerranéen. La question se pose parce que l’étude influente de Faruk Tabak (The Waning of the Mediterranean, 1550-1870 : a Geohistorical Approach, Johns Hopkins University Press, 2008) est la première à tenter un traitement braudélien des siècles post-Braudel. Par « déclin », Tabak semble signifier une « décommercialisation » de la Méditerranée. Les cultures commerciales lucratives de la fin de la période médiévale (en particulier le sucre et le coton) se sont déplacées vers le monde atlantique et ce qui a émergé était un « régime agricole simplifié basé sur les céréales pour la consommation locale, plus les olives, le vin et l’élevage ovin / caprin ».
A la suite de Tabak, Molly Greene prend l’exemple de l’île de Crète. Aux XVe et XVIe siècles, la Crète vénitienne était célèbre pour ses vins doux qui étaient exportés jusqu’en Angleterre. Au tournant du XVIIe siècle, cependant, la production de vin doux avait commencé dans d’autres îles comme Madère (David Hancock, « Commerce and Conversation in the Eighteenth Century Atlantic : the Invention of Madeira Wine », Journal of Interdisciplinary History, 29, 1998, p. 197-219 ; « L’émergence d’une économie de réseau (1640-1815) », Annales HSS, 58, 2003, p. 649-672 ; Oceans of Wine : Madeira and the Organization of the Atlantic Market, 1640-1815, Yale University Press, 2009) et les références aux vins crétois diminuent considérablement dans les sources occidentales. Les Ottomans se sont emparés de l’île en 1669. Une étude de la Crète ottomane l’identifie non plus comme l’île du vin mais plutôt de l’huile d’olive. L’olivier est traditionnellement plus adapté à une économie arriérée que la vigne. Cela semble être une illustration parfaite de la thèse de Tabak. Mais à y regarder de plus près, l’image semble un peu différente.
Tout d’abord, le passage du vin à l’huile d’olive n’a pas été le résultat d’un changement de souveraineté, mais a en fait commencé au XVIIe siècle, sous les Vénitiens, en réponse à la demande croissante d’huile des Hollandais, des Anglais et, surtout, des Français. Deuxièmement, le vin crétois a continué à être produit à l’époque ottoman, mais son marché était maintenant plus régional et interne à l’empire. Ceci est conforme à l’après-1453, comme indiqué ci-dessus, dans lequel la formation d’un vaste espace impérial dont le centre était la Méditerranée orientale privilégiait le commerce au sein de l’Empire sur les routes commerciales internationales. C’est ce redéploiement des circuits commerciaux à l’intérieur du monde ottoman qui a conduit les historiens européens à parler de « déclin ».
L’huile d’olive, quant à elle, est devenue la principale exportation commerciale de l’île au XVIIIe siècle, destinée pour la majorité de l’huile produite à Marseille. Les exportations de l’île vers la France ont augmenté de 50% entre 1720 et 1740 et, au milieu du siècle, les Français se plaignaient de ne pas pouvoir en avoir assez, en raison de la prolifération des usines de fabrication de savon qui utilisaient l’huile en Crète elle-même.
La thèse de Faruk Tabak sur le « déclin » peut donc être nuancée. Ce que nous voyons en Crète n’est donc pas une transition d’une économie commercialisée à une économie simple et locale, mais plutôt un cycle qui a pris environ 150 ans pour qu’elle se concrétise. Dans les années 1570, les Vénitiens ont commencé à déraciner de force les vignes et ont continué à le faire jusqu’à la fin de leur souveraineté sur l’île en 1699. À leur place, ils ont essayé, semble-t-il, sans succès (puisque les ordres se répétaient sans cesse), de forcer les insulaires à planter du blé. Ils l’ont fait parce que, en cas de guerre avec les Ottomans toujours plus envahissants, ils craignaient que l’île ne puisse pas se nourrir elle-même. En d’autres termes, en raison de la situation politique et militaire de cette période, les autorités ont privilégié l’autosuffisance aux profits.
Au lendemain de la guerre, la Crète est devenue, pendant une courte période, un exportateur de céréales. Cela indiquait probablement une économie plus pauvre et plus arriérée car, conformément à ce que nous dit Braudel, ce sont précisément les îles qui n’avaient pas une culture cultivée pour l’exportation qui pouvait parfois se permettre le luxe d’exporter du blé. Mais, alors que l’économie commerciale internationale commençait à se développer vers 1720, la Crète recommença à importer du blé. Tout comme les Vénitiens l’avaient fait avant eux aux XVe et XVIe siècles, une fois que les conditions le permettaient, les Ottomans préféraient que les Crétois profitent de la fertilité de l’île pour cultiver une culture commerciale ; le blé pouvait être importé d’ailleurs. Le XVIIe siècle, alors que l’île manquait d’une culture d’exportation importante, n’était donc pas une transition vers un nouveau statu quo mais plutôt une aberration, résultat des conditions instables et difficiles de l’époque.
Bibliographie complémentaire :
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Chapitre 7 : Mediterranean Modernity ?, Naor Ben-Yehoyada
Non fiché ici.
Chapitre 8 : Po-Mo Med, Michael Herzfeld
Non fiché ici.