La langue anglaise n’a qu’un mot pour désigner la « mondialisation » : Globalization. Pourtant, cette unité sémantique n’est pas sans nuances dans l’approche de l’histoire du monde : World History et Global History désignent deux méthodologies totalement différentes. Bruce Mazlish est l’un des historiens qui a le plus défendu la Global History plutôt que la World History, dans le cadre de la New Global History Initiative.

Plan de la fiche

I. Des premières réflexions à l’abandon des échelles

II. La globalisation définie comme une nouvelle période de l’histoire contemporaine et le global historian comme un nouveau type de chercheur interdisciplinaire

III. Les orientations possibles de la mondialisation à venir

IV. Bruce Mazlish et les critiques d’une conception protectionniste ou occidentaliste (et américaine) de la globalisation

I. Des premières réflexions à l’abandon des échelles

Dans les années 1970, les chocs pétroliers, les difficultés monétaires, les prophéties des écologistes et des militants anti-nucléaires, avaient provoqué un premier « choc du global » 1. Les interrogations sur le développement l’économie de marché et l’américanisation du monde ont accéléré la naissance de la Global History dans les universités californiennes et hawaïennes, puis dans l’ensemble des Etats-Unis et du monde anglo-saxon dans les années 1980. Mais c’est surtout la décennie 1990 qui a vu se développer la « nouvelle histoire globale » à Boston, grâce à l’investissement intellectuel de Bruce Mazlish.
Bruce Mazlish a fait carrière au Michigan Institute of Technology. A la fin des années 1980, les intellectuels américains entrevoient déjà la fin de la guerre froide et certains éprouvent le sentiment que les relations internationales sont en plein renouvellement. Alors que s’engagent les premières réflexions sur la globalisation et sur l’ère de l’Anthropocène, Bruce Mazlish démontre que la globalisation contemporaine représente une « transformation » (plutôt qu’une « révolution »), à la fois une véritable rupture et un Progrès, une nouvelle étape vers la modernité dont les hommes politiques n’ont pas encore pris conscience 2.
Dès 1989, Bruce Mazlish a réuni un petit groupe d’universitaires autour d’un projet de grande ampleur : la New Global History Initiative. Le groupe publie un ouvrage collectif : Conceptualizing Global History (Westview Press, 1993). Pour Bruce Mazlish qui rédige l’introduction de l’ouvrage, il est urgent d’abandonner les points de vue nationaux, régionaux ou locaux. Les historiens ont déjà perçu les traces d’un mouvement qui dépasse les frontières du Vieux Continent au XVe siècle, au XVIe siècle et au XIXe siècle. A la fin du XXe siècle, le même mouvement s’accélère. La mondialisation, puisque c’est de cela dont il s’agit, n’est donc pas un phénomène nouveau ; elle possède au contraire des traces dans le passé que le rôle des historiens est de mettre en évidence. Mais la mondialisation contemporaine s’accompagne d’un phénomène qui était inconnu des époques précédentes et qui doit donc engager une nouvelle réflexion sur le monde. La course à l’espace, l’envoi de satellites en orbite autour de la Terre, la « Destruction Mutuelle Assurée » par le risque nucléaire au cours de la guerre froide, les problèmes environnementaux, sont les signes d’une véritable représentation de la Terre comme d’un Monde partagé. Il faut favoriser une nouvelle perspective scientifique, une nouvelle conscience historique et un nouveau sous-domaine de l’histoire. La New Global History Initiative s’attache donc à mettre en évidence cette représentation présente de la « communauté globale » 3. Elle n’est donc ni eurocentrée, ni concentrée sur les frontières des Etats-nations, ni téléologique. En revanche, elle est positivement à la fois narrative et analytique, et doit, pour être efficace, être une science qui associe plusieurs disciplines entre elles.

« An Introduction to Global History » est un manifeste en faveur de la Global History, par opposition à la World History. Bruce Mazlish propose donc de passer de la World History à la Global History et définit l’objet de la Global History comme l’analyse de la naissance et de l’évolution de la « globalisation » plutôt que de la « mondialisation ». depuis les années 1970 ; avant cela, il n’y a qu’une « mondialisation ». Ce qui est dès lors intéressant, ce n’est pas la narration d’une histoire commune, partagée, synthétique et peu crédible de l’Humanité dans son ensemble : c’est le réseau de connexions qui relie un événement à des conséquences extérieures.

Dans The New Global History (Routledge, 2006) et Globalization and Transformation (Routledge, 2015), Bruce Mazlish fait le point sur l’évolution du monde depuis l’écriture du manifeste de la New Global History Initiative. Il s’appuie sur les réflexions d’Anthony Gerald Hopkins au début du siècle (Globalization in World History, Norton, 2002) et sur la définition que le grand historien britannique donne de la « globalisation » dans Global History : Interactions Between the Universal and the Local (MacMillan, 2006) : « globalization involves the extension, intensification and quickening velocity of flows of people, products and ideas that shape the world. It integrates regionds and continents ; it compresses time and space ; it prompts imitation and resistance. The result alter and may even transform relationships within and among states and societies across the globe ». Il s’appuie également sur les propositions de Peter Stearns dans Globalization in World History (Routledge, 2009) qui définit la globalisation comme « the process of transformation of local phenomena into global ones … a process by which the people of the world are unified into a single society and function together. This process is a combination of economic, technological, sociocultural and political forces, though globalization terminology is often used to focus primarily on economics – the integration of national economies into an international economy through trade, foreign direct investment, capital flows, migration, and the spread of technology ».

A la suite d’Anthony Gerald Hopkins et de Peter Stearns, Bruce Mazlish promeut donc une Nouvelle Histoire Globale. Il écrit que « in its simplest form, it is a theory about social relations, emphasizing that those relations, whatever their specific form, are becoming more widespread, with the parties to them more and more interconnected and interdependent in various ways. There is always a geographical dimension to this development as greater expansion into the world takes place ». L’évolution de l’Histoire au tournant des XXe et XXIe siècles démontre que le monde (d’abord bipolaire, puis unipolaire et à présent multipolaire), les civilisations et les structures ne fournissent plus une échelle d’analyse valide ; ce qui compte désormais, ce sont les connexions globales. Pour Bruce Mazlish, la Global History serait la meilleure manière d’étudier le monde de plus en plus interdépendant et interconnecté, et d’analyser la société forcément globalisée qui en est née.
Cependant, contrairement à d’autres historiens, Bruce Mazlish ne limite ni la modernisation ni la globalisation aux développements du capitalisme et des échanges économiques. Il énumère plusieurs « facteurs de globalisation » qui illustrent aussi bien les causes que les effets de l’interdépendance et de l’interconnectivité entre les sociétés. Selon lui, la décolonisation a engendré un éclatement spatial des centres de la planète, alors que la mondialisation économique a produit des possibilités d’influence élargie des firmes transnationales et des organisations non-gouvernementales. Il ajoute à ces trois facteurs le développement des communications, la simplification des migrations, la diffusion des cultures et des religions par internet, les progrès technologiques ou encore le renforcement des phénomènes diasporiques, pour mettre en évidence la connectedness du monde global.

II. La globalisation définie comme une nouvelle période de l’histoire contemporaine et le global historian comme un nouveau type de chercheur interdisciplinaire

Bruce Mazlish définit clairement l’ère globale comme une nouvelle période de l’histoire. Dès 1993, il écrit que l’ère moderne a été remplacée par l’ère moderne, avant que l’ère globale ne lui succède dans les années 1970. En 1998, il le reformule autrement : après l’époque moderne et l’époque contemporaine viendrait l’époque globale.

Selon lui, la décolonisation a engendré un éclatement spatial des centres de la planète, alors que la mondialisation économique a produit des possibilités d’influence élargie des firmes transnationales et des organisations non-gouvernementales dont le développement a conduit au monde que nous connaissons depuis 1970. Il ajoute à ces trois facteurs le développement des communications, la simplification des migrations, la diffusion des cultures par internet, les progrès technologiques ou encore le renforcement des phénomènes diasporiques, pour mettre en évidence la connectedness du monde global. L’historien postule que les Humains sont désormais connectés les uns aux autres et à la Terre comme jamais auparavant. Le Monde serait alors passé de la « modernité » à la « globalité » grâce à la multiplication des interactions entre le local et le global, à des contacts entre toutes les civilisations à toutes les époques. Les sociétés humaines qui se rencontrent développent le sentiment d’appartenir au même monde, identifié par la métaphore du « Spaceship Earth ».

Dans « Comparing Global History to World History », il distingue deux aspects de la Global History : le processus (l’histoire, à long terme, des échanges transocéaniques) et la perspective (le changement d’échelle privilégiant l’observation macro du Spaceship Earth). Le processus est ancien ; en revanche, la perspective est nouvelle. Historiographiquement, Bruce Mazlish fait d’ailleurs un lien entre la naissance de la globalisation et l’écriture des premiers travaux d’histoire globale.

Bruce Mazlish est donc le premier chercheur à distinguer la « modernisation de la « globalisation ». Selon lui, la « modernisation » désigne l’imposition des valeurs occidentales (telles que les droits de l’Homme, le capitalisme, la démocratie ou la tolérance) sur le monde du XVe siècle jusqu’à la décolonisation. La modernisation est donc une occidentalisation du monde. A l’inverse, la « globalisation » désigne un phénomène nouveau : la création d’une nouvelle civilisation par les échanges et les métissages permis entre toutes les cultures du monde. C’est, nous l’avons compris, ce changement de paradigme qui provoque le passage du monde moderne (ou postmoderne) au monde global.

Dans « A Globalizing Economy : Some Implications and Consequences » (dans Bruce Mazlish et Ralph Buultjens (dir), Conceptualizing Global History, Westview Press, 1993, p. 153-171), Richard Barnet et John Cavanagh démontrent que tout comme le monde des Etat-nations qui a évolué depuis 1648 a été l’œuvre des rois, des généraux et des aventuriers, l’ordre mondial qui émerge depuis 1990 est principalement le fait des grandes institutions financières, des entreprises privées et des réseaux transnationaux du libre-échange. En opérant de chaque côté des frontières, les FTN font naître une nouvelle économie mondiale qui contourne les arrangements et les conventions gouvernementales établies. Elles sont même capables de se libérer de la tutelle des gouvernements pour imposer leurs propres convictions sur les politiques étatiques.
Les auteurs identifient 4 dynamiques des réseaux commerciaux émergents dans la mondialisation. Chacun a des racines bien plus anciennes mais ils s’affirment réellement après la fin de la guerre froide, dans l’ère globale.
 1) Le « réseau financier global » qui complexifie de plus en plus le labyrinthe des échanges immatériels (et permet la fraude fiscale, l’évasion fiscale, avec des sociétés écrans)
    2) Le « bazar culturel », c’est-à-dire le grand magasin capable de vendre tous les produits (le plus souvent parfaitement superflus), d’en faire la publicité et d’en motiver la fabrication en faisant rêver les consommateurs qu’il prend dans ses filets
     3) Le « centre commercial global » ou le supermarché global dans lequel un consommateur passe la journée pour acheter, boire, se divertir et dépenser son argent
     4) Les « usines globales » qui décomposent leur chaîne de valeur en plusieurs maillons dispersés sur la planète, afin de profiter des économies d’échelle
Ces quatre réseaux jouent un rôle moteur dans l’intégration de l’économie mondiale, mais ils le font en sélectionnant les territoires qu’ils souhaitent dynamiser et les potentialités (ou les avantages comparatifs) dont ils souhaitent profiter. L’ère globale est donc une phase de redistribution des cartes de la domination en reconnaissant des gagnants et des perdants de la mondialisation.

Dans l’ère globale, les partages d’expérience entre l’histoire, la géographie, l’économie et la climatologie deviennent indispensables. Puisque la Global History s’intéresse au monde présent tel qu’il est façonné par la globalisation, elle observe la mise en relation de toutes les parties du monde, mais aussi les phénomènes d’accroissement des échanges internationaux et d’accentuation de l’interdépendance entre les territoires. Elle suit en priorité les trajectoires des acteurs globaux que sont les FTN, les ONG, les associations de coopération internationale, les groupes informels et illégaux. Elle permet, comme la géographie, de présenter une hiérarchie et une recomposition des territoires habités sur la planète. Les études globales se rapprochent inévitablement de la « nouvelle géographie économique » de Paul Krugman 4 et de la « nouvelle géographie environnementale » de Denis Chartier et Estienne Rodary 5.

En somme, comme l’expliquent Michael Geyer et Charles Bright au milieu des années 1990, à la fin du XIXe siècle, l’histoire s’écrit non pas comme une modernité universalisante et unique (une histoire mondiale/Weltgeist ou une américanisation du monde post-guerre froide), mais comme un monde intégré de modernités multiples. Il n’y a pas de connaissances particulières à généraliser ou à construire dans une théorie générale. Il s’agit plutôt d’un savoir global, réellement en activité, qui nécessite une particularisation à l’échelle locale et humaine. D’un point de vue fondamental, nos stratégies de base de narration historique doivent donc être repensées afin de donner un sens aux pratiques et aux processus d’intégration globale et de différenciation locale qui sont entrés en jeu 6.

De quand dater cette globalisation ? Sur ce point, tous les chercheurs ne s’entendent pas, même s’ils reconnaissent que les historiens doivent s’attacher à analyser cette mise en relation des différentes parties du monde. Pour Christopher Chase-Dunn et Thomas Hall, qui travaillent sur les origines historiques de la globalisation actuelle, une nouvelle économie transnationale a émergé et les sociétés nationales se sont intégrées dans un réseau mondial de commerce et une division interdépendante du travail. Le terme « mondialisation » fait souvent référence à l’évolution des technologies de communication et de transport, à l’internationalisation croissante des flux financiers et du commerce des produits de base, ainsi qu’à la transition des marchés nationaux vers les marchés mondiaux en tant que principale arène de la concurrence économique. Mais la mondialisation des échanges est-elle un phénomène récent, une tendance à la hausse à long terme ou un processus cyclique ? Les auteurs constatent qu’il y a eu trois vagues successives de « mondialisation » depuis 1795 7. Dans ce cas, il ne faudrait pas parler de « mondialisation » mais de « système-monde ».
Les systèmes-mondes sont des réseaux d’interaction humaine qui présentent des oscillations d’expansion et de contraction (des « pulsations »), avec de grandes expansions occasionnelles qui amènent des systèmes régionaux autrefois séparés dans des rapports systémiques les uns avec les autres. Ces vagues d’expansion, aujourd’hui appelées mondialisation, ont, au cours des deux derniers siècles, créé une économie politique intercontinentale unique et intégrée dans laquelle toutes les sociétés nationales sont fortement liées. Dans ce cas, les deux auteurs parlent de « société interconnectées » 8.

De ces conceptions résolument postmodernes, nous pouvons tirer une conséquence majeure pour l’avenir du métier d’historien. Le chercheur doit décider s’il veut écrire une histoire occidentalisée du monde ou préférer une approche inédite de l’histoire 9. L’historien global est intégré à une école de recherche et connecté aux académies avec lesquelles il doit travailler de manière interdisciplinaire. Son champ de recherche s’est considérablement étendu puisque son échelle d’analyse est celle du Spaceship Earth. Ses compétences sont également étendues : il est à la fois historien, géographe, économiste, linguiste, anthropologue, climatologue… A l’occasion, il est aussi lanceur d’alerte : son expertise globale lui permet de se rendre compte avant les autres des dangers qui menacent l’humanité. Puisque son regard est global (et non mondial), il peut faire de la prospective, c’est-à-dire anticiper l’avenir, montrer aux décideurs et aux personnages influents les conséquences de leurs décisions pour le futur, les mettre en garde ou les encourager à poursuivre leurs efforts. Il s’agit là d’une nouveauté du métier d’historien qui n’existait pas avant les années 1970.
Bruce Mazlish décrit ainsi la différence entre un World historian et un Global historian : « one student in a seminar tried to put her finger on the matter by saying, “Is it correct to say that one could be a world historian in the 1950s, but not a global historian ?” This, indeed, puts it in a nutshell. Before the factors of globalization developed sufficiently and came together in the synergistic fashion that we have tried to highlight, the global as we are defining it did not exist. It hadn’t “happened.” It couldn’t be studied. By the 1990s, if not the 1950s or 1970s, however, it has happened and it can be studied » 10. Puisque la globalisation n’existait pas avant 1990, il ne peut pas y avoir de Global historians avant cette date, mais uniquement des World historians. En revanche, même après 1990, il y a toujours des World historians : ce sont les chercheurs spécialisés dans l’histoire du monde, c’est-à-dire dans les soubresauts du développement des sociétés et de leur territoire au même moment sur l’ensemble de la planète.

III. Les orientations possibles de la mondialisation à venir

La conséquence de ces échanges multiples et en forte progression est que les acteurs prennent conscience de leur globalité. Dans The New Global History, il commente trois avenirs possibles de la planète globalisée, qu’il considère comme des « hijackings ».

1) L’affirmation d’une « société civile globale »

La révolution de l’information permise par internet facilite le franchissement des frontières nationales et unit la société civile qui souhaite participer aux échanges informationnels. Cette société civile peut aujourd’hui imposer ses vues sur les politiques gouvernementales aux échelles nationales et régionales grâce aux campagnes de pétition en ligne et aux actions militantes des ONG. La participation de la société civile à la diffusion d’une information à la fois complète (objective) et critique aboutit à la formation d’une sphère publique moderne 11. Cette sphère publique diffuse une opinion publique mise au service du bien de tous (« for the greater good »). Il s’agit d’un nouveau processus de civilisation, sensiblement proche de celui observé par Jürgen Habermas pour le XVIIIe siècle français 12.
L’un des concepts au cœur de l’affirmation de la société civile globale est, pour Bruce Mazlish, celui d’« humanité », défini notamment à l’occasion des Procès de Nuremberg, qui jugent les responsables nazis pour « crimes contre l’humanité ». L’humanité, telle qu’elle est définie en 1945, renvoie de manière paradoxale et étendue à ce que l’anthropologue Benedict Anderson a théorisé en 1983 : une « imagined community » 13. Mais cette communauté humaine a été imaginée bien avant que les êtres humains aient pris conscience de la définition du concept (il prend alors l’exemple de Diogène Laèrce qui réclame l’aide de l’humanité face aux pressions de la polis à Athènes et de l’œcuménisme romain antique autour de la « théorie des deux cités » de Cicéron). Les philosophes des Lumières (Kant en particulier) puis du XIXe siècle (Hegel, Marx) ont particulièrement insisté sur ce concept en le liant au cosmopolitisme, c’est-à-dire à la conscience de l’Autre et à l’ouverture des cultures agissant pour accueillir les différences au sein de leur propre civilisation. L’Encyclopédie annonce d’ailleurs, dans l’article « Cosmopolite », la sentence suivante : « Je suis Cosmopolite, c’est-à-dire citoyen de l’univers » et propose un renvoi à l’article « Philosophe ».
Qu’en est-il du cosmopolitisme au XXIe siècle ? Bruce Mazlish renvoie aux travaux de Kwame Anthony Appiah et de Bruce Robbins 14. Le cosmopolitisme joue un rôle majeur dans la définition de la « globalization » d’un point de vue plus sociologique qu’économique. Bruce Mazlish fait sienne la définition fournie par Sylvia Walby (« The Myth of the Nation-State : Theorizing Society and Politics in a Global Era », Sociology, 37, 2003, p. 531-548) : « a process of increased density and frequency of international of global interactions relative to local or national ones ». La globalisation culturelle se lit au travers d’interactions sociales qui font interagir le global et le local. Bruce Mazlish, comme Sylvia Walby, insistent sur le rôle de la géographie et des composantes territoriales des échanges mondiaux. L’Humanité et le cosmopolitanisme permettent aux historiens de s’intéresser à un changement marquant de ces dernières années : le changement de conscience que le processus de globalisation apporte aux êtres humains. La globalisation met en scène l’humanité globale, c’est-à-dire qu’elle offre une autre identité à côeté de celle des identités nationales, ethniques et religieuses existantes. L’humanité, c’est l’identité d’un être humain intégré à une société globale : son existence peut être local, mais son développement est intégré à un monde plus étendu qui lui est irrémédiablement lié.

2) L’avènement d’un « Islam global »

Le 11 septembre 2001, quatre avions de ligne sont détournés par des terroristes. Les deux chefs d’Al-Qaïda (Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri) affirment dans une vidéo combattre l’impérialisme américain. Après le 11 septembre 2001, la première question que se posent les médias américains est « Why do they hate us ? ». L’une des réponses se trouve dans le fait que le monde musulman des années 1990 est l’une des régions qui possède la ressource la plus échangée dans le monde (le pétrole) mais aussi qui rassemble le plus de « perdants » de la mondialisation car ce sont des FTN étrangères qui sont les seules à s’enrichir. La défense de cette manne financière oblige les puissances occidentales à entretenir dans les pays du Golfe persique des bases militaires pour protéger les sites et les entreprises. Cette présence occidentale (et surtout américaine) en Arabie Saoudite, au Koweït, à Israël, irrite nombre de musulmans. En 1998, Ben Laden envisage un jihad contre l’Amérique afin de libérer l’Arabie Saoudite et ses lieux saints de la présence sacrilège des « Infidèles ». L’occupation de l’Afghanistan (2001-2021) puis de l’Irak (2003-2011) accélèrent le développement de sentiments anti-américains au sein des populations musulmanes du monde.
C’est donc logiquement dans le monde musulman que se développe une forte opposition idéologique à l’américanisation. L’islamisme est une doctrine politique qui enjoint à un universalisme restreint : il s’agit de répandre la loi de l’Islam radical pour défendre le Dar-al-Islam. Le message politique est adressé d’abord aux sunnites du Moyen-Orient, mais aussi à ceux du monde entier qui se sentent insatisfaits de la forme du monde qu’ils connaissent. Face à leurs douleurs quotidienne, l’islamisme apporte une réponse attirante.
Cet avènement d’un Islam global est donc le souhait d’une partie des musulmans du monde qui mettent en avant l’islamisme politique et le fondamentalisme religieux plutôt que l’Islam en tant que culture et civilisation. Le choc des attentats organisés par al-Qaïda contre des cibles stratégiques américaines entre 1998 et 2001 a accentué la crainte occidentale de l’avènement de cette forme d’islamisme terroriste. C’est la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington sous l’administration Bush. Plus récemment, du point de vue européen, cette crainte a été redynamisée par la proclamation du califat islamique par Daesh à Mossoul le 29 juin 2014 et par la multiplication des attentats sur le sol européen jusqu’en 2017.
L’Islam politique existait cependant avant al-Qaïda ou Daesh ; mais, s’il a été rendu plus silencieux depuis la disparition de l’empire ottoman en 1923, il a continué d’exister dans les esprits, par exemple au sein des Frères Musulmans, une organisation transnationale sunnite fondée par Hassan el-Banna en Egypte en 1928. Le développement de la globalisation, mais aussi la Révolution islamique en Iran, l’amitié américaine avec la monarchie d’Ibn Saoud et la première Guerre du Golfe ont entraîné une renaissance du jihad universel, destiné à défendre le monde musulman contre ses agresseurs, en diffusant l’Islam dans tous les territoires et par tous les moyens disponibles.
Pour Mazlish, ce serait le sentiment d’échec de l’Islam politique à s’internationaliser en-dehors du Moyen-Orient qui aurait provoqué sa radicalisation. L’humiliation face aux GI’s américains dans les années 1990 et l’association faite entre modernisation et américanisation, auraient conduit les sociétés islamiques à se réfugier dans les traditions locales et les particularismes identitaires ; la diffusion d’un Islam politique globalisé (qui se diffuse effectivement en Afrique Subsaharienne et en Asie du Sud) permettrait alors aux musulmans de les protéger par tous les moyens de la perversion de l’Occident.

3) La victoire de l’« Amérique globale »

Les observateurs remarquent depuis 1990 que la mondialisation consiste d’abord en la victoire d’un modèle économique néo-libéral né aux Etats-Unis et diffusé dans le monde à partir de ce même pays afin d’imposer ses stratégies commerciales (mais aussi politiques) au reste de la planète. Depuis 1944, le poids diplomatique des institutions de régulation internationales comme le FMI, la BIRD, la Banque Mondiale, toutes installées aux Etats-Unis et alimentées par d’importants financements états-uniens, prouve la validité de cet argument. A partir de la présidence Reagan (1981-1989), ces institutions sont devenues les instruments de la domination financière et politique des Etats-Unis : c’est le « consensus de Washington ». Le dollar est l’instrument de la puissance des Etats-Unis dans un monde devenu unipolaire après la disparition de l’URSS. Sans véritable opposant géopolitique, il devenait alors possible aux Etats-Unis d’imposer leur vision du « nouvel ordre mondial ».
Pendant une grande partie du XXe siècle, les dérégulations américaines ont permis de libérer les FTN et de lâcher la meute des entreprises américaines sur le monde. Les délocalisations, les OPA agressives, les prises de contrôle des marchés étrangers ont renforcé une domination souhaitée, accompagnée et défendue par le gouvernement américain. Charles Wilson, le PDG de General Motors, ne clamait-il pas en 1953 que « ce qui est bon pour les Etats-Unis est bon pour General Motors, et vice-versa » ?
Les FTN américaines ont rendu vitale la consommation et ont diffusé le libre-échange auprès de nouvelles sociétés en développement qui ont adhéré (ou se sont soumises) au modèle économique dominant. Bien que la crise pétrolière de 1973 ait entraîné une séparation entre « globalisation » et « américanisation » 15, les trente Glorieuses ont permis le déploiement de la « diplomatie du dollar » dans le Bloc occidental, alors que la guerre froide a favorisé le renforcement du plus grand complexe militaro-industriel du monde. Le hard power américain, réuni autour du capitalisme sauvage et de la force de projection des armées, a montré au monde que l’influence américaine était indomptable.
Paradoxalement, la dérégulation décidée par les politiques gouvernementales américaines (et copiées en Europe et dans les pays bénéficiant des investissements du FMI et de la Banque Mondiale) ont entraîné une indépendance des FTN vis-à-vis des Etats-nation. Etant donné que les FTN sont plus mondialisées que les Etats les plus intégrés, elles sont entrées en capacité de développer leurs propres stratégies de développement 16. Désormais, les FTN peuvent investir dans des pays frappés par des sanctions internationales sans rendre de compte, pratiquer l’optimisation fiscale, soutenir des groupes particuliers ou ruiner des populations en décidant de les abandonner pour s’installer sur un autre territoire (dumping). L’exemple de l’incapacité des Etats européens à créer une « taxe GAFAM » montre qu’à l’avenir, il ne faudrait pas miser sur une « Amérique globale », mais sur le pouvoir global des FTN américaines, y compris sur les institutions américaines.
Mais la mondialisation ne relève pas uniquement du domaine de l’économie, ce que les Etats-Unis ont bien compris. A la fin du XXe siècle, l’administration Bush tente de renforcer l’unité du monde en rassemblant les nations contre le danger du terrorisme. Les attentats du 11 septembre 2001 font naître une nouvelle conception du monde global, qui doit à nouveau être « américanisé » pour être mieux protégé. Le fondamentalisme islamique devient une menace pour la sécurité internationale et al-Qaïda (puis Daesh dans les années 2011-2017) l’ennemi commun de la Liberté. L’empire américain redevient un thème d’actualité à partir du moment où George W. Bush proclame le devoir des Etats-Unis de jouer le rôle de « gendarme du monde ». La dissuasion nucléaire, le développement de nouvelles bases qui renforcent les forces de projection militaires, les attaques préventives contre les Rogue States, l’union inévitable des autres puissances autour des Etats-Unis face à des ennemis dissimulés, doivent suffire à maintenir une pax americana.
Cette idée de l’« empire américain » n’est pas nouvelle. Elle remonte à des interprétations françaises nées dans les années 1960, au moment où De Gaulle s’en prend à la dépendance de la CEE vis-à-vis des Etats-Unis et fait quitter l’OTAN à la France (1966). En 1968, le rédacteur en chef du Monde Claude Julien publie L’empire américain. Il observe le fait que les Etats-Unis n’ont pas de colonies mais qu’il existe un empire américain. Il montre les différentes formes que prend l’impérialisme américain (économique, militaire, culturel) et dévoile le rôle de la CIA à l’étranger. Les journalistes américains, eux, préfèrent parler d’une « vaste structure militaire, économique et administrative » (Max Lerner) puisqu’en pleine guerre froide et peu après les vagues de décolonisation, la doctrine américaine se veut anti-impérialiste. En 2003, plusieurs articles ont été publiés dans la revue Hérodote et dans Le Monde Diplomatique, illustrant l’importance du sujet dans la géopolitique mondiale 17.
Revenons au contexte : 2003 marque l’invasion américaine de l’Irak en vue de chasser le dictateur Saddam Hussein et de permettre la mise en place d’une démocratie américanisée. L’échec de la transformation de l’Irak est patent au printemps 2004. Comme l’écrit donc James Kurth, « the golden age of speculations about the American empire was very brief, from 2001 to 2003 » 18. Après 2004, il est donc patent que le monde n’est pas américain mais multipolaire. Pourtant, Barack Obama a repris, d’une certaine manière, cette nécessité de retrouver le contrôle du monde à au moins 2 reprises : en 2011 par la stratégie du « pivot vers l’Asie » (une réorientation des forces diplomatiques, économiques et militaires américaines en Asie du Sud et de l’Est pour contrer l’impérialisme multiforme chinois) et en 2014 contre l’extension de l’Etat Islamique en Syrie et en Irak. En revanche, dès sa prise de fonction en janvier 2017, Donald Trump a totalement rejeté l’idée d’une « Amérique globale », préférant une Amérique repliée sur ses propres intérêts, et laissant les autres puissances se concurrencer entre elles.

IV. Bruce Mazlish et les critiques d’une conception protectionniste ou occidentaliste (et américaine) de la globalisation

Comme beaucoup d’historiens américains, Bruce Mazlish est marqué par les conséquences à court et moyen terme des Attentats du World Trade Center le 11 septembre 2001 : il s’agit de l’attaque la plus meurtrière sur le sol américain, qui a relancé une vague d’interventionnisme et de décisions unilatérales de l’armée américaine en Afghanistan puis en Irak. A l’échelle du monde, c’est l’image globale des Etats-Unis qui s’est modifiée. Le « nouvel ordre mondial » défini par George H. Bush en 1991, largement dominé par les intérêts américains, est remis en question par des puissances souterraines et rivales. Pourtant, ce renouveau de l’interventionnisme militaire américain est paradoxal, puisqu’elle ne sert plus à unifier l’Humanité autour d’une culture et de principes partagés, mais de défendre les intérêts particuliers de « l’empire » des Etats-Unis 19.

Dans The New Global History (2006), puis dans The Paradox of a Global USA (2007), Bruce Mazlish écrit : « The United States of America, the country most strongly fostering globalization in the economic terms of the free market, is on many counts pursuing other policies that are antiglobal in their essence ». Il commente alors de manière convaincante les nouvelles formes de l’engagement antiglobal américain hors du territoire des Etats-Unis. Le « consensus de Washington » permet aux Etats-Unis (via les institutions financières internationales placées sous leur influence) d’imposer leurs conceptions néo-libérales aux autres Etats en échange de prêts et d’aides au développement. Les lois américaines soutiennent également les FTN américaines dans la compétition économique mondiale. Les mesures de contrôle des armes nucléaires visent à empêcher d’autres pays qui ne maîtrisent pas la technologie nucléaire de développer des armes stratégiques qui menaceraient l’hégémonie américaine. Il y a donc un paradoxe : les Etats-Unis défendent l’élaboration d’un monde globalisé et concurrentiel afin de garantir la paix et les échanges ; mais ce monde globalisé doit d’abord permettre de garantir l’influence américaine sur le monde. Les formes de la globalisation doivent d’abord servir à sa propre réussite. Si les personnes, les institutions et les principes américains ont contribué à créer une société globale, ils ne souhaitent y vivre comme de simples citoyens.

Qu’un accord international soit proposé qui pénalise les Etats-Unis : le gouvernement fédéral refusera toujours de signer cet accord ou de participer aux négociations. En 1998, les Etats-Unis ont ainsi refusé de signer la Convention de Rome sur la création d’une Cour Pénale Internationale (Bill Clinton l’a finalement signée en 2000, mais George W. Bush a refusé de la ratifier après le 11 septembre 2001). Depuis, les présidents américains s’efforcent de neutraliser les compétences de la CPI. Depuis 2020, l’administration Trump a fait pression sur les fonctionnaires de la CPI pour contrer une enquête sur les agissements de militaires américains en Afghanistan. D’autres exemples peuvent être ajoutés : en 1997, les Etats-Unis ont rejeté la Convention d’Ottawa interdisant l’usage des mines anti personnelles. En 1999, les Etats-Unis ont refusé de signer le Protocole de Kyoto visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre parce que cet engagement pénaliserait les industries américaines ; en 2017, Donald Trump retire les Etats-Unis de l’Accord de Paris signé en 2015 ; la même année, les Etats-Unis se retirent de l’UNESCO sous prétexte que l’organisation ferait preuve d’un esprit anti-israélien ; en 2018, Donald Trump se retire à la fois du Traité de Libre-Echange Trans-Pacifique (signé par Barack Obama en 2015) et rejette l’accord sur le nucléaire iranien (signé en 2015 à Vienne) et bloque le fonctionnement de l’Organisation Mondiale du Commerce, jugée trop favorable à la Chine.

Ce paradoxe précède largement la fin de la guerre froide. Dans différents articles de The Paradox of a Global USA, plusieurs auteurs commentent l’hypocrisie des responsables américains depuis l’Indépendance. La doctrine Monroe (1823) menace les puissances coloniales européennes en cas d’intervention en Amérique latine, arguant que les Etats-Unis sont les défenseurs de l’Amérique dans son ensemble (et ce, moins de 10 ans après la défaite contre le Royaume-Uni dans la Guerre de Madison). David Reynolds démontre que les Etats-Unis se considèrent comme un pays élu dont l’exceptionnalisme fait une puissance globale capable d’influencer le reste du monde dès la fin du XIXe siècle 20. Pour Akira Iriye, après un demi-siècle d’isolationnisme, le « réalisme politique » des leaders américains a privilégié l’intérêt national qui les pousse à devenir de plus en plus interventionnistes dans la deuxième moitié du XIXe siècle : il n’est donc pas étonnant qu’après avoir vanté la paix dans la Charte de l’Atlantique (1941) et la création de l’ONU (1945), puis défendu la notion d’Humanité dans son ensemble face aux criminels nazis en 1945, les Etats-Unis se soient opposés à la moitié de la planète qui rejetait le « modèle » capitaliste tout au long de la guerre froide 21.

Après la guerre froide, au cours des années 1990, plusieurs régions du monde incarnent la résistance à l’influence américaine en lieu et place de l’ex-URSS : la nouvelle Fédération de Russie (sous Vladimir Poutine), le Proche-Orient, mais aussi les « rogue states » que sont la Serbie, la Corée du Nord, l’Iran et l’Irak. Ce sont ces régions du monde qui inquiètent le plus les responsables américains (surtout les républicains conservateurs).

Avaient-il raison de s’inquiéter ? Les Etats-Unis sont menacés par al-Qaïda en février 1998 depuis l’Afghanistan et deux attentats sont synchronisés devant les ambassades des Etats-Unis à Dar-es-Salam et Nairobi. En 1999, l’armée américaine, sous couvert de l’OTAN, chasse le dictateur Slobodan Milosevic de Serbie 22. Mais le grand tournant des relations entre les Etats-Unis et le reste du monde peut être daté du 11 septembre 2001. Le lendemain des attentats, l’administration Bush définit sa « mission globale » : la création d’un empire américain qui ne dit pas son nom. Il s’agit d’un énorme renversement : tout au long du XXe siècle, les Etats-Unis ont refusé de se dire impérialiste et de rechercher à constituer un empire (c’était la cause des guerres européennes). Mais au nom de la défense des intérêts nationaux américains, les Etats-Unis se donnent désormais le droit d’intervenir partout dans le monde où des menaces existent. Pour Bruce Mazlish, l’équation des relations internationales dans un monde devenu globalisé est simple : si la société civile globale et l’Islam global sont des menaces pour les Etats-Unis, il ne reste que la troisième voie : la création d’un empire américain informel.

Dans l’un des articles de The Paradox of a Global USA, James Kurth s’interroge en particulier sur le retournement de pensée de l’administration américaine entre 1990 et 2003 en faveur d’un nouvel impérialisme agressif (« Globalization and Empire : the Effects of 9/11 and the Iraq War », p. 149-172).
Selon lui, cette conception est née dans le sillage de l’élection présidentielle de George W. Bush en 2000. Les conseillers du candidat républicain (qui ont ensuite obtenu les principaux secrétariats d’Etat) sont persuadés de la nécessité de détruire les adversaires les plus sérieux des Etats-Unis. Leur conception de la capacité des Etats-Unis à le faire repose sur 4 arguments :
     1) Les Etats-Unis sont la première puissance économique et la force principale de promotion de la mondialisation ;
     2) Les Etats-Unis sont la seule hyperpuissance du monde ;
     3) Les Etats-Unis disposent d’une avance technologique et militaire qu’aucun pays ne peut contrer (hard power) ;
     4) Les Etats-Unis dominent la mondialisation culturelle (soft power)
Fort de ces quatre éléments de la puissance, les Etats-Unis sont prêts à affirmer leur rôle de « gendarme du monde » au nom de la paix, de la liberté et de la défense des droits de l’homme. En politique intérieure, les Américains sont persuadés d’avoir raison : ils sont le seul peuple élu, fort de leur exceptionnalisme historique, capable d’apporter la lumière, le bonheur et la liberté des idées universelles aux peuples maintenus dans l’obscurantisme par leur gouvernement autoritaire 23. Leur cible principale n’est pas Oussama Ben-Laden ni al-Qaïda, mais le dictateur irakien, Saddam Hussein. Sans l’avouer, dès la prise de fonction, l’administration républicaine est prête à partir en guerre contre l’Irak à la première opportunité 24.

En septembre 2002, un an après les attentats du World Trade Center, l’administration Bush publie un rapport intitulé National Security Strategy of the United States of America. Ce document déclare que les Etats-Unis et le monde affrontent une réalité inédite : la double menace des réseaux terroristes internationaux et des Etats voyous (« Rogue States»)qui construisent en secret des armes de destruction massive pour soutenir le terrorisme. Très bientôt, ces Etats maîtriseront ces nouvelles armes et pourront les fournir aux groupes terroristes qui seront en mesure de frapper les Etats-Unis et leurs alliés. Mais il est encore possible d’empêcher la destruction : pour cela, au nom de la Liberté et de la Sécurité, les Occidentaux doivent accepter d’employer de nouvelles méthodes 25.
Parmi les nouvelles méthodes, l’espionnage, l’emprisonnement et la torture sont des pratiques secrètement employées ; mais les Etats-Unis défendent aussi la mise en place d’attaques préventives contre les rogue States. Pour le Secrétaire d’Etat Colin Powell, il est temps d’accuser et d’envahir l’Irak, alors que Saddam Hussein est réélu président le 16 octobre 2002.
La deuxième Guerre du Golfe commence le 20 mars 2003. Bagdad tombe aux mains des GI’s le 9 avril. Saddam Hussein se terre mais il est découvert le 13 décembre 2003. Mais l’administration Bush veut aller plus loin qu’une simple attaque préventive : il faut mettre en œuvre un « regime change », c’est-à-dire remplacer l’ensemble du système gouvernemental et économique (considéré comme du « despotisme oriental) par un système valorisant les valeurs américaines de démocratie, de marché libre, de société ouverte, de tolérance. L’Irak doit devenir un protectorat des Etats-Unis qui permet à l’empire informel américain de s’ancrer au Moyen-Orient. Il pourra, en outre, servir de modèle d’occidentalisation aux autres régimes du Proche et du Moyen-Orient.
Pourtant, très rapidement, le monde musulman sunnite s’oppose à la présence américaine (c’est à ce moment que naissent les premières racines de Daesh en Irak, dans la prison d’Abu Grahib). De son côté, même l’opinion occidentale critique l’intervention américaine puisqu’il devient clair que les armes de destruction massive, dont Colin Powell prétendait avoir la preuve, n’ont jamais existé et qu’il ne s’agissait que d’un prétexte inventé. Les Etats-Unis de George W. Bush ont chassé d’Irak l’un de leurs plus vieux ennemis et se sont installés dans le pays pétrolier pendant plusieurs années.

Les discours américains depuis les années 1990 et 2000 sont teintés de ruse. Ils incarnent une vraie déconnexion entre les principes de démocratie et de coopération internationale d’une part, et les désengagements réels des problèmes du monde d’autre part. C’est ce qui ressort encore notamment des discours de Donald Trump refusant que les Etats-Unis supportent à eux seuls le rôle de « gendarme du monde » en mer de Chine ou dans le financement de l’OTAN 26. Bien avant, les Etats-Unis avaient refusé d’intervenir au Rwanda en prétextant que le pays ne faisait pas partie des « intérêts nationaux » américains ; en revanche, en 2003, ils envahissent l’Irak sans entendre l’avis de leurs propres alliés et sans fournir les preuves de leurs accusations contre Saddam Hussein. Ce qui compte avant tout, c’est la défense de la souveraineté nationale, de la sécurité nationale et des intérêts patriotiques américains dans un monde mondialisé qui voit naître de plus en plus de rivaux. Ainsi, quand un journaliste demande à Karl Rove ce qu’il pense des 200 000 Irakiens morts après l’invasion américaine, le plus fidèle conseiller de George W. Bush répond « je suis bien plus concerné par les 3000 Américains qui ont perdu la vie le 11 septembre ».

Notes

  1. Charles Maier (dir), The Shock of the Global : the 1970s in Perspective, Harvard University Press, 2010. Parmi les auteurs ayant « anticipé » la révolution de la globalisation, nous pouvons citer Roland Robertson, Carl Becker, Kenneth Cooper, Richard Bulliet, Pamela Crossley.
  2. « A conviction that time and space have been compressed in an unprecedented fashion. The roots of this compression reach far into the past. The development of sea vessels, from sail to steam, cutting distance and duration, forms one thread in this account. The invention of the telegraph, the laying of cables, the introduction of the telephone, and then of radio communication represent another wave of enormous changes. Now, satellites, with the aid of computer linkages, allow simultaneous communication between any spots on the globe – 1 billion people watched the first step on the moon on their television sets – and they can go from one end of the globe to the other in less than a day […]. Another major thread to follow is mapping […]. The emergence of globalization was not simply a matter of science, technology, and economics ; political developments were also requisite. First, the competition between the Soviet Union and the United States in space was essential for the creation of our increasingly satellite-dependent world, with its attendant communications revolution. Furthermore, the decline of commu-nism eroded the old political-ideological divisions, leaving the way open for a genuinely global society, in which all countries can and must participate, though differentially… » (Bruce Mazlish, « Comparing Global History to World History », Journal of Interdisciplinary History, 28, 1998, p. 385-395, p. 391-392.
  3. « Global history is contemporary history. In the eyes of some historians, contemporary history is not history at all ; they feel that the lack of a long-term, traditional perspective precludes the possibility. Yet Herodotus started with a contpmporary event, the Persian-Athenian War, and wrote a « history, » i.e., an « inquiry » into the events surrounding him. that is generally recognized as the beginning of the discipline. His record and analysis then became the basis of « Greek history, » as studied by subséquent scholars. One might also argue that, whether acknowledged or not, all history is contemporary history in the sense that the perspective brought to bear on past events is necessarily rooted in the présent. In this light, global history may simply be more conscious of its perspective and interested in focusing it more directly on contemporary happenings, as well as on the past » (Bruce Mazlish, « An introduction to Global History », dans Bruce Mazlish et Ralph Buultjens (dir), Conceptualizing Global History, Westview Press, 1993, p. 1-24, p. 2-3.
  4. Paul Krugman, Geography and Trade, MIT Press, 1991.
  5. Denis Chartier, Estienne Rodary (dir), Manifeste pour une géographie environnementale, Presses de Sciences Po, 2016.
  6. « At the end of the twentieth century, we encounter, not a universalizing and single modernity but an integrated world of multiple and multiplying modernities. As far as world history is concerned, there is no universalizing spirit, no Weltgeist, to be re/presented working its way out in history. There are, instead, many very specific, very material and pragmatic practices that await critical reflection and historical study. At the same time, there is no particular knowledge to be generalized or built up from these discrete practices into a general theory or global paradigm. Rather, there is general and global knowledge, actually in operation, that requires particularization to the local and human scale. Funda mentally, then, our basic strategies of historical narration have to be rethought in order to make sense of practices and processes of global integration and local differentiation that have come into play » (Michael Geyer et Charles Bright (« World History in a Global Age », The American Historical Review, 100, 1995, p. 1034-1060, p. 1035).
  7. Christopher Chase-Dunn, Yukio Kawano, Benjamin Brewer, « Trade Globalization Since 1795 : Waves of Integration in the World-System », The American Sociological Review, 65, 2000, p. 77-95.
  8. Christopher Chase-Dunn, Yukio Kawano, Benjamin Brewer, « Trade Globalization Since 1795 : Waves of Integration in the World-System », The American Sociological Review, 65, 2000, p. 77-95.
  9. « We can determine by dividing the definition of global history into two parts. The first focuses on the history of globalization ; that is, it takes existing processes, encapsulated in the « factors of globalization, » and traces them as far back in the past as seems necessary and useful. The second signifies processes that are best studied on a global, rather than a local, a national, or a regional, level. The second definition is a continuation of much that is to be encountered in McNeill’s variation of world history, except that it begins in the present, openly acknowledging its informed global perspective. The first part of the definition – the history of globalization – is both the heart and the novelty of global history, deciding the initial field of study and raising the questions, What is involved in globalization ? and What are the factors at work in our con-temporary « world » ? […]. The practitioners of global history include adherents of both a strong and a weak interpretation. The former are convinced that globalization is ushering in a new global epoch, which replaces existing attempts to contruct such periods as the postmodern or the postindustrial. The adherents of the weak interpretation abstain from divisionary schemes, and are content to study the globalization process without further claims. For those who see globalization as introducing a new period, the issue of when the global epoch « began » is worth considerable attention (analogous to the issue of when modern history began). Some opt for the 1950s and others for the I970s (I place myself in the epochal camp, and opt for the later time) » (Bruce Mazlish, « Comparing Global History to World History », Journal of Interdisciplinary History, 28, 1998, p. 385-395, p. 389-391.
  10. Bruce Mazlish, « Ecumenical, World, and Global History », dans Philip Pomper, Richard Elphick, Richard Vann (dir), World History. Ideologies, Structures and Identities, Blackwell, 1998, p. 41-52, p. 49.
  11. Bruce Mazlish, « An Introduction to Global History », dans Bruce Mazlish et Ralph Buultjens (dir), Conceptualizing Global History, Westview Press, 1993, p. 1-24.
  12. Bruce Mazlish s’appuie à la fois sur les travaux de Jürgen Habermas et sur ceux de Mary Kaldor pour démontrer que la globalisation pourrait conduire à court terme à l’émergence d’une société civile globale. Il cite en particulier Mary Kaldor, Helmut Anheier, and Marlies Glasius (dir), Global Civil Society 2001, Oxford University Press, 2001 et Mary Kaldor, Helmut Anheier, and Marlies Glasius (dir), Global Civil Society 2003, Oxford University Press, 2003.
  13. Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Verso, 1983. Si Benedict Anderson invente ce concept pour désigner les nations comme des communautés socialement construites, l’application de ce même concept à l’humanité, c’est-à-dire à une organisation supranationale, peut faire débat. Elle représente à la fois une illumination bienvenue (l’humanité est une construction sociale) et une invraisemblance (l’humanité est un groupe naturel qui préexiste aux communautés nationales).
  14. Kwame Anthony Appiah, Cosmopolitanism : Ethics in a World of Strangers, Norton, 2006 ; Bruce Robbins, Secular Vocations, Verso, 1993.
  15. Akira Iriye, « Globalization as Americanization ? », dans Bruce Mazlish (dir), The Paradox of a Global USA, Stanford University Press, 2007, p. 31-48.
  16. James Womack (dir), The Machine That Changed the World (Rawson Associates, 1990 ; Joseph Grunwald, Kenneth Flamm, The Global Factory : Foreign Assembly and International Trade, Brookings, 1985 ; Paul Knox and John Agnew, The Geography of the World Economy, Edward Arnold, 1989 ; Robert Reich, The Work of Nations, Alfred Knopf, 1991 ; Michael Porter, The Competitive Advantage of Nations, Free Press, 1990 ; Paul Krugman, Geography and Trade, Leuven University Press, 1991 ; Richard Barnet, John Cavanagh, « A Globalizing Economy : Some Implications and Consequences », dans Bruce Mazlish et Ralph Buultjens (dir), Conceptualizing Global History, Westview Press, 1993, p. 153-171 ; Paul Krugman, International Trade : Theory and Policy, Springer, 1998.
  17. Alain Joxe, « L’empire global et ses guerres locales », Hérodote, 108, 2003, p. 145-163 ; « Les Etats-Unis et le reste du monde », numéro spécial d’Hérodote, 109, 2003 ; Eric Hobsbawm, « Où va l’empire américain ? », Le Monde Diplomatique, juin 2003. Voir aussi, plus récemment, Emmanuel Todd, Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2022.
  18. James Kurth, « Globalization and Empire : the Effects of 9/11 and the Iraq War », dans Bruce Mazlish (dir), The Paradox of a Global USA, Stanford University Press, 2007, p. 149-172.
  19. Peter Gowan, The Global Gamble : Washington’s Faustian Bid for World Dominance, Verso, 1999.
  20. David Reynolds, « Expansion and Integration : Reflections on the History of America’s Approach to Globalization », dans Bruce Mazlish (dir), The Paradox of a Global USA, Stanford University Press, 2007, p. 49-63. L’historien décrit la globalisation américaine depuis le XIXe siècle comme un processus d’« expansion par intégration » : le monde se divise en deux, les alliés et les ennemis. Pour protéger la paix, il faut intégrer les ennemis en changeant leur système politique et culturel, en les calquant sur le modèle et les valeurs que l’on veut protéger (les deux meilleurs exemples étant le Chili sous la dictature de Pinochet et l’Irak post-Saddam Hussein).
  21. Akira Iriye, « Globalization as Americanization ? », dans Bruce Mazlish (dir), The Paradox of a Global USA, Stanford University Press, 2007, p. 31-48.
  22. James Kurth, « First War of the Global Era : Kosovo and U.S. Grand Strategy » dans Andrew Bacevich, Eliot Cohen (dir), War over Kosovo : Politics and Strategy in a Global Age, Columbia University Press, 2001), p. 63-96 ; James Kurth, « Confronting the Unipolar Moment : the American Empire and Islamic Terrorism », Current History, 2002, p. 403-407.
  23. Ces conceptions se fondent sur la théorie de la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama (1990) : la fin de la guerre froide marquerait la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme. Les Etats-Unis n’ayant plus aucun ennemi dans le monde, ils sont les vainqueurs et dominent les relations internationales, marquant ainsi la « fin de l’histoire ».
  24. Voir Andrew Bacevich, The American Empire : the Realities and Consequences of U.S. Diplomacy, Harvard University Press, 2002 ; « An American Empire ? », numéro spécial de The Wilson Quarterly, 26, 2002 ; Andrew Bacevich (dir), The Imperial Tense : Prospects and Problems of American Empire, Ivan R. Dee, 2003.
  25. La prison de haute sécurité de de Guantanamo, dans le sud-est de Cuba, est ouverte en 2001, après les attentats. Les détenus sont des « combattants illégaux » capturés par l’Armée américaine à l’étranger et envoyés ici plutôt qu’aux Etats-Unis, afin qu’ils ne puissent pas être soumis au système judiciaire fédéral américain. L’ambiance de l’ère Bush se traduit aussi à travers le « héros » américain Jack Bauer dans la série 24 Heures chrono (2001-2010) produite par la chaîne conservatrice Fox.
  26. « The rhetoric is not mere hypocrisy. Those who mouth the words of democracy and international cooperation sincerely believe in them. The problem is that they are engaged in self-deception, for there is a disconnection between what is said and what is done. The giveaway, for example, is in the proclamation of the National Security Strategy of 2002, announcing that : ‘The U.S. national security strategy will be based on a distinctly American internationalism that reflects the union of our values and our national interests’. Translation : endowed with a heritage of exceptionalism, we will do what we wish, as the only superpower, resorting to international cover whenever possible. The corollary to this position is the elaboration of the doctrine of preemptive and preventive military action » (Bruce Mazlish, The New Global History, Routledge, 2006, p. 62).