Depuis l’émergence de plusieurs économies asiatiques dans les années 1980 et 1990, de nombreux chercheurs à l’esprit ouvert se demandent comment interpréter cette « émergence » et s’interrogent sur la place de la Chine dans le monde. S’agit-il d’une « menace » contre la domination des pôles majeurs de l’économie-monde que sont/qu’étaient l’ALENA et l’UE? S’agit-il d’un « remplacement » de l’Occident, traditionnellement considéré comme le point de départ du Progrès, de l’industrialisation, de la civilisation et du capitalisme depuis les Lumières, Marx et Hegel? S’agit-il d’une « transition » d’un cycle hégémonique européen puis américain à un cycle indien ou chinois? Certains historiens, maîtres de la notion de « système-monde » et approfondissant leurs recherches autour de cette importante question, ont développé une autre analyse: l’Asie de l’Est aurait en réalité toujours été le cœur du système-monde depuis son existence il y a 5000 ans. La Chine aurait d’ailleurs dominé un système tributaire interne à l’Asie de l’Est et du Sud-Est pendant plusieurs millénaires. Une série d’évolutions historiques, que l’Ecole de Californie a qualifié de « Grande Divergence » aux XVIIIe et XIXe siècles, a déplacé (momentanément) le centre de l’Asie vers l’Europe. L’histoire du capitalisme asiatique montre que de nos jours, le système-monde se reconstitue tel qu’il l’a toujours été, et pour de nombreux chercheurs, l’Asie dynamique de la fin du XXe siècle et du début du XXI siècle ne fait que reprendre la place qui était la sienne avant que les Européens ne soient venus « offrir le Progrès ».
Kaoru Sugihara reprend le dossier de la grande divergence pour en donner une nouvelle chronologie et insister sur l’autonomie des pays comme le Japon. L’économie de l’Asie était beaucoup plus dynamique que celle de l’Europe jusque vers 1850-1870. C’est le fruit de deux voies de développement totalement différentes: le développement de technologies à forte intensité de main-d’œuvre (« labour-intensive technology ») en Asie et l’industrialisation à forte intensité de main-d’œuvre (« labour intensive industrialisation ») en Angleterre et en France. Ce n’est qu’après la défaite du Japon en 1945, avec l’occupation du Japon par les Etats-Unis et les aides économiques à la reconstruction du pays (plan Dodge) que les deux voies ont fusionné. Le Japon est devenu la première puissance industrielle et économique d’Asie; les substitutions des importations ont provoqué le développement de l’industrialisation; les délocalisations ont entraîné le « vol des oies sauvages » et les Nouvelles Economies Industrialisées (Singapour, Hong-Kong, Taïwan, Corée du Sud) et l’économie japonaise a eu les moyens de mener une conversion sectorielle vers les services et le développement des hautes technologies, qui font encore son succès aujourd’hui.
Introduction
Immanuel Wallerstein a développé la théorie des systèmes-monde en 1974 ; en parallèle à ses travaux, d’autres chercheurs (Andre Gunder Frank, Barry Gills, Christopher Chase-Dunn, Thomas Hall, Giovanni Arrighi, David Wilkinson…) ont développé des approches à la fois similaires et nuancées. Dans les universités japonaises, les travaux des économistes, des historiens et des anthropologues ont également développé leurs propres approches des systèmes-monde (Takashi Shiraishi, Takeshi Hamashita, Heita Kawakatsu, Satoshi Ikeda: cette historiographie se nomme Kaiiki-Shi). Il faut parfois reconnaître que ces travaux sont parfois aussi centrés sur l’Asie que le système-monde wallersteinien l’est sur l’Europe. Néanmoins, il est important de reconnaître que l’analyse des systèmes-monde n’est pas l’apanage des chercheurs occidentaux et que l’application à l’Asie à travers les diverses phases de son histoire régionale met en évidence les traces d’un système-monde asiatique et remet en question la naissance du capitalisme en Europe, malgré les critiques des historiens anglo-saxons. Enfin, l’approche du système-monde asiatique permet de marquer les différences (et parfois, ce qui compte également, les ressemblances) avec le système-monde européen. Non seulement le système-monde asiatique pourrait être en place bien avant le système-monde européen, mais l’Europe et l’Asie ne formeraient jamais un seul système-monde eurasiatique. L’incorporation des deux systèmes-monde apporte des éclairages neufs sur la naissance du capitalisme et sur le dynamisme économique et culturel de l’Asie depuis la fin de la domination de l’Occident dans un monde post-guerre froide.
Il est donc temps, pour beaucoup de chercheurs, de ré-orienter l’histoire du monde global.
Le contexte économique des années 1980 invite à tourner le regard vers l’Asie
Du point de vue occidental, ce sont les pénétrations des Portugais dans l’océan Indien converti à l’Islam au XVIe siècle, puis la fondation de Manille en 1571, les flux d’or venus d’Amérique via l’océan Pacifique, la prise en main de Formose par les Néerlandais, les campagnes de conversions menées par les jésuites, les guerres coloniales menées par l’armée britannique en Inde et dans le golfe du Bengale, les guerres de l’opium et l’ouverture forcée des ports asiatiques dans le cadre de « traités inégaux », l’imitation consciente des valeurs occidentales dans le Japon à l’ère Meiji, qui auraient apporté le « progrès » nécessaire au développement de l’Asie de l’Est et du Sud-Est.
La meilleure preuve de cette ouverture se verrait dans la qualité de la vie politique, économique, sociale et militaire du Japon impérialiste de la fin du XIXe siècle à 1945, puis dans le take-off des NEI (« dragons » et « tigres » d’Asie) dans les années 1970, 1980 et 1990.
Après 1945, les études économiques ont démontré que le PIB de l’Asie a augmenté bien plus rapidement que celui de l’Occident. En 1960, le revenu par habitant des pays d’Asie de l’Est a commencé à croître plus rapidement que celui des pays occidentaux avancés ainsi que d’autres pays en développement. La croissance du PIB par habitant du Japon entre 1955 et 1973 (un taux de croissance d’environ 10% !) a été l’exemple le plus frappant de cette nouvelle tendance. Dans les années 1970 et 1980, c’est la cité-Etat de Singapour qui connaît à son tour une forte croissance ; Singapour est suivi de la Corée du Sud, de Taïwan et de la cité autonome de Hong-Kong. Au cours de la dernière décennie du XXe siècle, la part de l’Asie de l’Est dans le PIB mondial a apparemment dépassé celle des six plus grandes économies occidentales. Les observateurs ont parlé de « miracle » asiatique.
Pourtant, le « miracle » asiatique n’est qu’une définition complexée du développement technologique, commercial et financier d’une région éloignée du monde par l’Occident.
Du point de vue des chercheurs asiatiques, la réussite économique du Japon, de Singapour, de la Corée du Sud, de Taïwan et de Hong Kong (et plus récemment, de la Chine) ne s’explique pas par une collaboration bénéfique proposée par des étrangers plus développés puisque nombre des technologies ou des idées soi-disant véhiculées par ces étrangers ont en réalité été inventées dans cette région ! Ce sont d’abord des évolutions géopolitiques et géoéconomiques internes à l’Asie depuis de nombreux siècles, ainsi le choix des gouvernements et des entreprises privées de s’intégrer aux flux mondialisés (quelle que soit la date de naissance de la mondialisation) qui expliqueraient avant tout le décollage (ou plutôt les décollages) de l’Asie dans une chronologie différenciée à partir des années 1960.
A la fin du XVe siècle, il est possible de considérer que le système des Etats européens n’était qu’une composante périphérique et chaotique d’une économie globale qui a longtemps eu l’Asie pour centre. Vers 1850, ce système englobe la totalité de la planète et transforme le système tributaire centrée sur la Chine un sous-système régional de l’économie globale centrée sur l’Europe.
Comment expliquer ce retournement de situation ?
Kaoru Sugihara
Spécialiste de l’histoire économique, Kaoru Sugihara s’attache à expliquer comment et pourquoi la part de l’Asie de l’Est dans le PIB mondial a augmenté entre 1500 et 1820, a diminué entre 1820 et 1945, puis a augmenté rapidement au cours du dernier demi-siècle. Pour cela, dans « The East Asian Path of Economic Development : a Long-Term Perspective » (dans Giovanni Arrighi, Takeshi Hamashita, Mark Selden (dir), The Resurgence of East Asia, 500, 150 and 50 Years Perspective, Routledge, 2003, p. 78-123), il intègre la région-monde asiatique dans une perspective comparative mondiale.
Chronologiquement, entre 1500 et 1820, il n’y a eu qu’une augmentation marginale du PIB mondial par habitant. Après 1820, il y a eu à la fois une augmentation accélérée de la population et une augmentation spectaculaire du PIB par habitant. La Révolution industrielle en Grande-Bretagne a constitué un tournant majeur dans l’histoire mondiale, inaugurant un approfondissement de la pénétration du système mondial moderne, émanant de l’Europe occidentale et englobant le reste du globe à partir du XIXe siècle.
Une autre explication existe cependant : Sugihara s’appuie alors sur les données d’Angus Maddison1 pour montrer que jusqu’à 52 % du PIB mondial en 1820 provenait de l’Asie, dont 29 % pour la Chine et 16 % pour l’Inde ! En 1820, six pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est représentaient 35 % du PIB mondial, tandis que la part de six pays occidentaux avancés était de 18 %. La part de la Grande-Bretagne dans le PIB mondial était même inférieure à 6%. La Grande-Bretagne n’a donc pas entamé la « grande divergence » à ce moment.
Le même tableau révèle une augmentation significative du PIB mondial, mais en même temps une augmentation beaucoup plus lente du PIB par habitant entre 1500 et 1820. Pour Sugihara, cela s’explique principalement par le fait que la population mondiale était en hausse, une grande partie de cette augmentation provenant d’Asie, en particulier de la Chine et de l’Inde. Cette augmentation de la population chinoise (près de 400 millions d’habitants à la fin du XVIIIe siècle) explique la plus faible répartition du PIB per capita.
Kaoru Sugihara met alors en évidence une question importante, relativement inexplorée, du « miracle chinois » : comment la Chine a-t-elle réussi à échapper aux contrôles malthusiens et à maintenir une population aussi vaste sans détérioration grave du niveau de vie ? La même question se pose à propos du Japon depuis la « réclusion » Tokugawa (sakoku) à partir de 1639. Au cours du XVIIIe siècle, le niveau de vie japonais a commencé à augmenter, bien que lentement, et la tendance s’est poursuivie au siècle suivant. En outre, pour Sugihara, la dynamique européenne et la dynamique est-asiatique ont coexisté mais ont emprunté deux chemins différenciés. La première a pris la voie de la révolution industrielle, la seconde la voie de la révolution industrieuse. Une grande partie des progrès économiques réalisés en Asie de l’Est au cours de la seconde moitié du XIXe siècle reposait sur le développement local de l’industrie à forte intensité de main-d’œuvre plutôt que sur l’introduction de la technologie occidentale. Comment expliquer l’enchaînement de la croissance démographique suivie d’une élévation du niveau de vie, les deux en l’absence d’une forte influence occidentale ?
Le développement de technologies à forte intensité de main-d’œuvre (« labour-intensive technology »)
L’Asie de l’Est a connu une période soutenue de croissance démographique accompagnée d’une modeste élévation du niveau de vie du XVIe au XVIIIe siècle. Elle a répondu aux contraintes des ressources naturelles (en particulier la rareté des terres) en développant un ensemble de dispositifs technologiques et institutionnels pour l’absorption complète de la main-d’œuvre familiale. C’est ainsi que s’est mise en place la « révolution industrieuse » (« industrious revolution »). Sugihara parle lui de « technologie à forte intensité de main-d’œuvre » (« labour-intensive technology »). Cette technologie a été diffusée à l’aide de manuels imprimés. Les grands manuels agricoles chinois, offrant des informations, par exemple, sur les méthodes de sélection des semences pour différents types de sol ou sur l’utilisation d’une variété d’outils agricoles. Ils ont été transmis dans différentes langues et à travers les cultures, de la Chine au Japon. Ils ont établi le principal modèle de diffusion des connaissances économiques en Asie de l’Est. Cependant, cette connaissance consistait essentiellement en des règles techniques empiriques, une sagesse enracinée dans l’accumulation d’expérience.
L’Asie n’a, dans l’ensemble, pas expérimenté le féodalisme ou l’émergence de l’Etat-nation. La révolution industrieuse s’est réalisée dans le développement de petites unités : la famille, la communauté villageoise. Dans de nombreux cas, ces unités ont survécu aux troubles politiques et aux changements dans le mode de production et sont restées les institutions clés de la région-monde pendant plusieurs siècles.
Bien avant 1500, probablement au cours des XIIe et XIIIe siècles, la Chine a développé un ensemble de méthodes à forte intensité de main-d’œuvre très avancées, impliquant la sélection des semences, l’irrigation et le contrôle de l’eau, la double culture et l’utilisation intensive d’outils agricoles. Au cœur de ce développement se trouvait l’ouverture de terres près du delta du fleuve Yangzi à la culture du riz. Bien sûr, le développement chinois a connu des hauts et des bas, et la commercialisation de l’agriculture, la monétisation de l’impôt foncier et l’introduction de nouvelles cultures mondiales ont joué un rôle important dans l’augmentation de la population et de la production agricole entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Mais les caractéristiques essentielles de la production à petite échelle, centrée sur la riziculture irriguée, établie dans la région du bas Yangzi aux XIIe et XIIIe siècles, ont été étendues à d’autres parties de la Chine et transmises au Japon à la fin du XVIe siècle. Tout en s’adaptant à la diversité des climats et en développant une spécialisation géographique, l’agriculture de l’Asie de l’Est après la fin du XVIe siècle a montré une tendance à la convergence régionale, tirée par la diffusion de la riziculture intensive et de plusieurs cultures commerciales clés, notamment le coton, la soie et le sucre.
Au Japon, une forme féodale a existé sous l’autorité du daimyo. Mais après la seconde moitié du XVIIIe siècle, les grands centres urbains et les villes fortifiées ont décliné, tandis que les industries rurales ont commencé à se développer. Les marchands ruraux s’engageaient dans le commerce régional, tandis que les domaines féodaux modernisés poursuivaient activement des politiques visant à promouvoir conjointement l’agriculture, le commerce et l’industrie.
Du point de vue du ménage rural, la révolution industrieuse ou le travail proto-industriel n’était qu’une extension de leur stratégie d’absorption de la main-d’œuvre. Par exemple, le marchand rural apportait un métier à tisser et du fil au ménage paysan et récupérait le tissu un mois plus tard, fournissant ainsi un petit revenu à la ménagère-tisserande. Ou les industries artisanales rassemblaient les travailleurs en un seul endroit pour fabriquer du saké, en utilisant des outils simples et de l’énergie hydraulique. Pour le ménage rural, le « principal » travail agricole restait la culture du riz. La production de cultures commerciales autres que le riz et le travail proto-industriel de toutes sortes étaient appelés travaux « supplémentaires », qu’ils soient effectués par des membres du ménage ou par de la main-d’œuvre salariée.
La croissance de la proto-industrie en Asie de l’Est différait du modèle européen, où la spécialisation géographique se produisait et la combinaison familiale de l’agriculture et de l’industrie se désintégrait. Bien que la spécialisation géographique ait eu lieu, la proto-industrie en Asie de l’Est s’est développée à mesure que l’économie familiale paysanne se développait. La division du travail entre l’agriculture et l’industrie s’est faite par la répartition de la main-d’œuvre familiale, en particulier sous la forme de la division du travail entre les sexes. Le travail agricole « principal » était considéré comme un travail principalement masculin, tandis que les femmes s’engageaient dans des travaux agricoles « secondaires » ainsi que dans des emplois proto-industriels, en particulier le dévidage de la soie et le tissage du coton. L’emploi familial agricole, soigneusement planifié et organisé autour du calendrier agricole, constituait l’essentiel de la proto-industrie de l’Asie de l’Est. Il y avait relativement peu de besoins en croissance urbaine et en migration rurale-urbaine. En fait, la proto-industrialisation a entraîné un déclin relatif de l’industrie urbaine à la fin du Japon Tokugawa. Ainsi, dans l’industrie aussi, la croissance de l’efficacité s’est produite sans apport substantiel de terres, de personnes et de capitaux. De plus, dans la mesure où l’on pouvait trouver un surplus de main-d’œuvre, soit la nuit, soit pendant les périodes creuses, sans perturber le travail « principal » de la famille, les salaires pouvaient même descendre à un niveau très bas, car il n’y avait pratiquement pas de surcoût lié à cet emploi.
Cette croissance de l’efficacité productive a contribué à ce que l’Asie de l’Est échappe relativement bien aux contrôles malthusiens naturels sous forme de famine, d’épidémies et de guerres, mais n’a pas réussi à augmenter de manière significative la productivité du travail. La société asiatique est donc tombée dans le « piège malthusien » : elle maintient une vaste population sans être en mesure d’améliorer le niveau de bien-être pendant une longue période. Selon les normes occidentales du XIXe siècle, la pression démographique sur les terres a étouffé la croissance de l’Asie de l’Est, et la trajectoire de l’Asie de l’Est est tombée dans le piège malthusien, entraînant souvent un degré important d’épuisement des ressources. Mais selon les normes asiatiques, c’était un piège malthusien très particulier, car la société n’a atteint l’impasse qu’après avoir épuisé tout le potentiel de croissance de l’efficacité. En réalité, ce que montre Sugihara, c’est que plus le niveau de sophistication technique et institutionnelle atteint est élevé, plus le degré de dépendance au sentier est élevé et moins il y a de flexibilité (cas de la Grande-Bretagne). Dans le cas asiatique, le piège malthusien résultait du dynamisme plutôt que de la stagnation2.
Comme Andre Gunder Frank, Sugihara fait référence aux travaux de Mark Elvin (The Pattern of the Chinese Past, Stanford University Press, 1973) quant à la Chine des Ming, prise dans un « Smithian high-level equilibrium trap ». Il voulait dire que l’agriculture chinoise avait apporté diverses améliorations technologiques et organisationnelles visant à une productivité élevée des terres, mais qu’à la fin de la période, elle avait plus ou moins épuisé la possibilité d’autres améliorations sans l’introduction d’une technologie radicalement nouvelle, comme celle poursuivie par la voie occidentale, qui nécessitait une combinaison très différente d’intrants de facteurs. Compte tenu de la dépendance et de la stagnation du Japon pendant la période de la « réclusion », les chances qu’un changement aussi radical se produise de l’intérieur ont progressivement diminué. De ce point de vue, le Japon Tokugawa est tombé beaucoup plus profondément dans le piège malthusien que la Chine au cours de la même période.
Industrialisation à forte intensité de main-d’œuvre (« labour intensive industrialisation »)
La compréhension classique de la diffusion mondiale de l’industrialisation est qu’au cours de la première moitié du XIXe siècle, la Grande-Bretagne est devenue l’atelier du monde, tandis que le reste du monde s’est spécialisé dans l’exportation de produits bruts. On pense que les pays d’Europe continentale et les régions où l’Europe s’est récemment colonisée sont parvenus à s’industrialiser en apprenant de nouvelles technologies et/ou en important des capitaux, de la main-d’œuvre et des machines avec leurs recettes d’exportation. La diffusion de l’industrialisation a ensuite émergé à partir des centres industrialisés européens.
Au sein de l’Ecole de Californie, Kenneth Pomeranz a fait valoir que ce n’était pas vraiment le résultat de l’accumulation de technologie et d’institutions en Europe occidentale avant 1800. Au contraire, l’essor soudain de l’Occident au XIXe siècle est venu de l’incorporation par l’Europe occidentale de deux facteurs hautement contingents dans son orbite économique : la disponibilité du charbon dans les régions relativement développées de l’Europe occidentale ; et les riches ressources naturelles du Nouveau Monde. Jusqu’à la fin du VIIIe siècle, les régions centrales de l’Europe occidentale et de l’Asie de l’Est présentaient toutes deux des signes tout aussi prometteurs de développement de l’agriculture commerciale et de la proto-industrialisation, et le niveau de vie de ces régions s’élevait bien au-dessus de la subsistance. Ainsi, pour Pomeranz, l’essor de l’Occident au XIXe siècle a été la « grande divergence » par rapport au modèle général.
Pour Sugihara, il convient d’apporter une autre définition et une autre chronologie de la grande divergence. La révolution industrielle britannique n’a commencé à montrer la puissance explosive de la technologie économe en main-d’œuvre que par l’utilisation de moteurs à charbon et à vapeur, et a simplement ouvert la voie à un remplacement plus complet de la main-d’œuvre qualifiée par le capital et la technologie. C’est ce remplacement de la main d’œuvre qualifiée, cet accent sur la technologie à forte intensité de capital et de ressources, qui est au cœur de la grande divergence.
Selon la vulgate eurocentrée, le modèle de l’industrialisation capitaliste a porté la technologie occidentale à un tel sommet qu’il ne pouvait que s’imposer aux autres civilisations engagées pour le progrès. Le Japon, en particulier, aurait intégré le premier ce modèle sous l’ère Meiji (1868-1912). L’industrialisation du Japon a été une autre des réponses du shogun à la menace de colonisation de l’archipel par les puissances européennes et américaine.
Du point de vue de l’historiographie japonaise3, d’autres interprétations sont mises en avant. L’explication est différente pour Heita Kawakatsu et pour Takeshi Hamashita. Pour le premier, l’industrialisation japonaise doit être comprise comme une extension du processus historique qui mène le Japon à se débarrasser de sa dépendance aux produits chinois depuis le XVIIe siècle, puis à lutter avec l’Empire du Milieu pour la centralité au sein du système-monde asiatique. Le développement des industries au Japon aurait dû conduire à une substitution des importations, tout en accroissant les productions domestiques qui peuvent ensuite être exportées dans les autres pays d’Asie, afin de renforcer la place du Japon moderne dans la compétition intra-asiatique avec la Chine. En d’autres termes, « Japan was trying to become a mini-China both ideologically and materially ».
Il suffit de s’intéresser au cas de la soie. Les artisans japonais étaient en mesure d’élever des vers à soie et de produire du fil de soie qui était transformé en de somptueux kimonos. Néanmoins, la qualité de la soie japonaise restait inférieure à la qualité de la soie chinoise. Les ateliers japonais avaient donc besoin d’importer régulièrement des balles de soie brute en provenance de Chine. Or, durant la période Sengoku, le développement de la piraterie et de la contrebande sur les côtes chinoises ont conduit la dynastie Ming à fermer les ports chinois et à interdire aux sujets de l’Empire de faire du commerce avec l’extérieur. Vue du Japon, ces mesures ont fourni de puissantes incitations à la création d’un approvisionnement national en soie grège pour le secteur japonais du tissage de la soie en pleine croissance. Avec le soutien des daimyos locaux, les agriculteurs japonais du XVIe siècle ont réagi vigoureusement et ont absorbé la tradition séricicole chinoise suprême par des traductions de textes chinois sur la technologie agronomique et artisanale. Ces efforts ont porté leurs fruits puisque l’élevage de vers à soie a été acclimaté avec succès à l’environnement japonais et que la production de soie grège s’est largement répandue dans tout le Japon au siècle suivant. Le Japon est parvenu à rivaliser avec la Chine en substituant ses importations. Avec l’augmentation de la production nationale de soie brute, les prix de la soie brute ont fortement baissé vers le milieu du XVIIIe siècle et le volume du commerce de transit de la soie entre la Chine et le Japon a commencé à diminuer vers la fin du XVIIIe siècle.
Les historiens occidentaux et japonais anciens soutiennent que le Japon Tokugawa a fermé le pays au commerce extérieur dans les années 1630 pour protéger les industries artisanales inefficaces face à la concurrence occidentale. L’historiographie récente revient sur ce point : les principaux produits industriels de l’Occident au XVIIe siècle étaient les lainages et les fusils. Mais les lainages n’étaient pas adaptés au marché japonais, qui utilisait des tissus de coton, de chanvre et de soie. En ce qui concerne les armes à feu, les Japonais étaient déjà passés maîtres dans la fabrication d’armes à la fin du XVIe siècle et pouvaient plus que tenir leur rang dans le commerce des armes.
La structure du commerce d’importation du Japon a cependant beaucoup changé au XVIIIe siècle avec le développement d’industries de substitution aux importations au Japon4. Le Bakufu du XVIIe siècle a particulièrement encouragé l’expansion de la sériciculture, de l’industrie textile de la soie et de la culture de la canne à sucre, visant à l’autosuffisance dans l’approvisionnement de ces biens d’importation. Le développement de ces industries de remplacement des importations a entraîné des changements structurels dans le commerce intra-asiatique en raison de la baisse des exportations d’argent et de cuivre en provenance du Japon. La conséquence la plus importante de ce changement a été le déclin du commerce néerlandais avec le Japon, car il n’était pas aussi rentable qu’auparavant. L’arrivée de navires hollandais à Nagasaki devient de moins en moins importante au XVIIIe siècle, sauf pour importer de nouvelles informations intellectuelles telles que les connaissances académiques et la technologie occidentales (en particulier l’astronomie, la cartographie et les sciences médicales), ainsi que les peintures, l’histoire naturelle, etc. Ces informations intellectuelles occidentales ont été très utiles pour la modernisation et l’industrialisation ultérieures du Japon, et l’importation de la culture chinoise a été tenue en moins grande estime.
La situation évolue avec les « traités inégaux » du XIXe siècle. Après deux siècles de faible intérêt pour le commerce japonais, le commerce intra-asiatique est à nouveau ouvert aux Occidentaux. Ce regain d’intérêt se produit à un moment où les Européens, grâce à la révolution industrielle, peuvent proposer de nouveaux produits aux consommateurs asiatiques : parapluies, allumettes, savons, lampes à huile, lunettes, verreries… Le style « occidental » devient un objet du quotidien particulièrement apprécié et désiré par les acheteurs asiatiques. Au Japon, en particulier, ce goût particulier pour la mode européenne s’inscrit dans la période de réforme Meiji à partir de 1868 5.
Mais ces produits européens sont trop chers pour la plupart des habitants d’Asie. Le Japon, en cours d’industrialisation, décide donc d’en réaliser des copies afin de substituer les importations. Ce sont des biens de consommation de base que les manufacturiers japonais réussissent très vite à imiter. Bien sûr, les produits japonais du début de l’ère Meiji n’ont pas encore la qualité des produits européens ou américains, mais ils s’exportent très bien dans le reste de l’Asie, grâce aux réseaux commerciaux formés par les Chinois d’outre-mer. Sakae Tsunoyama cite plusieurs exemples dans ses travaux, comme les parapluies et les ombrelles à armature d’acier, les flanelles de coton (en remplacement des flanelles de laine importée), les allumettes en bois. Un nouveau vaste marché de consommation s’est créé qui a largement profité à l’industrialisation du Japon et aux communautés marchandes japonaises installées dans les entrepôts de Hong-Kong, Macao, Manille et Singapour 6.
En 1895, les chiffons de coton japonais, la soude de nettoyage et l’acide sulfurique dominaient déjà le marché de Hong-Kong et certains types de tissus de coton japonais, de lin, de serviettes, de savon, de papier et d’autres produits bon marché étaient en concurrence avec les produits britanniques. L’une des raisons de la baisse des ventes de produits britanniques, comme l’a souligné cette enquête, est que les fabricants britanniques sont restés inactifs dans leurs études de marché sur les goûts des consommateurs dans la région. Les Japonais se sont donc investis dans les réseaux commerciaux intra-asiatiques, accélérant la rivalité entre les armateurs japonais et les armateurs chinois.
Pour Hamashita, l’industrialisation du Japon est due au renforcement des marchands chinois dans différentes régions d’Asie du Sud-Est. En 1854, sous la pression de la flotte du commodore Perry, le Japon a été contraint d’ouvrir ses ports aux puissances occidentales. Les marchands japonais sont alors autorisés à réinvestir les marchés d’Asie du Sud-Est. Comme ils s’étaient largement retirés du commerce régional durant la période de la « réclusion » (sakoku), ils ont alors la désagréable surprise de découvrir que ces marchés ont été investis par des marchands chinois. Pour les concurrencer efficacement, il faut aux marchands japonais présenter de nouveaux produits manufacturés, inspirés par les biens européens et produits de façon standardisées et à des prix compétitifs7.
Pour être mieux comprise, la modernisation japonaise doit être examinée à partir du système de tributs sinocentrique. De ce point de vue, la modernisation japonaise était une tentative de déplacer le centre de la structure commerciale tributaire vers le Japon. Les principales questions de la modernisation japonaise étaient de savoir comment faire face à la domination chinoise sur les relations commerciales en Asie, la domination qui avait servi de base à l’intégration économique acentrique du péché par le biais des relations commerciales tributaires, et comment réorganiser les relations entre le Japon, la Chine, la Corée et les îles Ryukyu de manière à placer le Japon au centre.
Le Japon a opté pour l’industrialisation car ses tentatives d’étendre ses relations commerciales avec la Chine avaient été rejetées. Les marchands chinois détenaient un monopole sur l’exportation de fruits de mer et de produits indigènes que les commerçants japonais ne pouvaient tout simplement pas briser. Les marchands chinois contrôlaient non seulement le marché local, mais étendaient même leur influence aux producteurs japonais, et il était très pessimiste quant à l’entrée des marchands japonais sur le marché de Hong Kong. C’est dans de telles circonstances, la puissance commerciale des marchands chinois et leur influence au Japon, que le besoin de cultiver le marché chinois s’est accru. Et c’est des marchands chinois au Japon que les Japonais ont obtenu les informations nécessaires pour démarrer une industrie textile de coton moderne capable de concurrencer les textiles de coton occidentaux pour une part du marché chinois.
Quant à Kaoru Sugihara, il suggère qu’il y avait au XIXe et au XXe siècle deux voies d’industrialisation mondiale : l’une représentée par l’expérience américaine qui a développé une technologie à forte intensité de capital et de ressources, l’autre représentée par l’expérience de l’Asie de l’Est qui a développé une technologie à forte intensité de main-d’œuvre et économe en ressources. Le Japon, ainsi que la Chine et la Corée, ont poursuivi un modèle alternatif d’industrialisation, avec un plus grand facteur de travail par rapport au capital qu’en Europe. C’est ce qu’il appelle « l’industrialisation [rurale, liée à la demande urbaine] à forte intensité de main-d’œuvre ». A partir des années 1880, le Japon a créé une large gamme de produits industriels asiatiques modernes tels que des textiles en coton bon marché et des machines à fabriquer des nouilles, pour répondre aux besoins culturels asiatiques. Le Japon a également réactivé les institutions locales asiatiques traditionnelles, qui ont fini par devenir des entreprises modernes engagées à améliorer la qualité de la main-d’œuvre. Au cours de la première moitié du XXe siècle, d’autres pays d’Asie de l’Est ont emboîté le pas 8.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, le Japon a subi une industrialisation lourde et chimique et a acquis le plus haut niveau de technologie occidentale tout en conservant le cadre institutionnel de l’Asie de l’Est, ce qui a permis une exploitation plus approfondie des ressources humaines que ce qui avait été possible en suivant la voie américaine. A cette époque, les biens de consommation de masse produits par le Japon (petites voitures et télécopieurs, par exemple) ne sont plus uniquement destinés aux besoins culturels asiatiques. Ce n’est pas seulement la révolution industrielle en Grande-Bretagne ou le progrès technologique occidental qui a suivi, mais la fusion entre cette technologie et l’exploitation des ressources humaines de l’Asie de l’Est qui a produit le taux de croissance économique très élevé en Asie de l’Est. Cette fusion ne s’est pas faite facilement. Bien que l’industrialisation lourde et chimique ait commencé avant la Seconde Guerre mondiale, ce n’est qu’après celle-ci que l’interaction complète entre les deux voies s’est produite dans la région Asie-Pacifique. Cette fusion s’est avérée beaucoup plus puissante que le développement de l’industrialisation à forte intensité de main-d’œuvre, impliquant des affrontements et des articulations plus profonds de la technologie et des institutions8.
Cette concurrence séculaire entre la Chine et le Japon a conduit à une phase de transition hégémonique au profit du challenger. Elle accorde au Japon la place de centre d’impulsion du système-monde asiatique (via la stratégie du vol d’oies sauvages) et du système-monde global (pôle de la Triade). Mais le résultat de la combinaison de la stratégie de négociation impétueuse du Japon et des actions militaires successives a été la déstabilisation de l’équilibre de l’Asie de l’Est. A mesure qu’il s’occidentalisait, le Japon devenait de moins en moins respectueux des principes fondamentaux de l’ordre géopolitique régional imposé par la Chine depuis des siècles. Comme l’affirme Hamashita, le Japon a imité les puissances coloniales occidentales dans leur poussée impérialiste dans de grandes parties de l’Asie de l’Est. De 1872 à 1874, le Japon rompt ses relations historiques fondées sur des liens avec la Corée par l’île de Tsushima et fait pression pour l’« indépendance » de la Corée vis-à-vis des Qing, en commençant par le traité de Kanghwa de 1876. L’échec des négociations du traité japonais avec les Qing sur les îles Ryukyu entre 1886 et 1888 a poussé l’Empire japonais à abandonner la diplomatie marquante durant « l’ère des négociations » pour mener des actions militaires plus tactiques. Dans les années suivantes, l’expansion territoriale du Japon en Asie de l’Est et du Sud-Est de la guerre sino-japonaise en 1894-1895 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale en septembre 1945 était une tentative japonaise de s’imposer comme le leader de la région et d’en modifier les relations internationales. Les moyens pour le Japon d’y parvenir sont venus du système-monde capitaliste, c’est-à-dire de l’industrialisation, de l’accumulation du capital et de l’agression militaire, qui ont tous été appris des Européens et des Américains depuis le début de l’ère Meiji (1868). Le soi-disant miracle de l’Asie de l’Est devrait être considéré comme un processus unique plutôt que comme une collection de plusieurs miracles . Au XXe siècle, face à l’impérialisme « civilisateur » des Européens, c’est la tentative japonaise de former la sphère de prospérité de l’Asie de l’Est et du Sud-Est qui a maintenu l’intégrité régionale de cette région du monde.
Les différences entre l’Asie de l’Est et l’Europe deviennent beaucoup plus claires dans la façon dont l’industrialisation s’est produite. La grande divergence ne se produit pas au début du XIXe siècle, mais plutôt entre 1850 et 1880. En Asie, l’industrialisation remplace la révolution industrieuse dans les années 1850 lorsque l’Inde a commencé à filer le coton moderne à Bombay, et cela a été suivi par les efforts japonais dans les années 1860 et 1870.
La trajectoire de développement du Japon peut être qualifiée d’« industrialisation à forte intensité de main-d’œuvre », car elle absorbait et utilisait plus pleinement la main-d’œuvre et dépendait moins du remplacement de la main-d’œuvre par des machines et du capital que la voie occidentale. Reconnaissant que la terre et le capital étaient rares, tandis que la main-d’œuvre était abondante et de relativement bonne qualité, la nouvelle stratégie consistait à encourager l’utilisation active de la tradition de la technologie à forte intensité de main-d’œuvre, la modernisation de l’industrie traditionnelle et l’adaptation consciente de la technologie occidentale aux différentes conditions de dotation en facteurs.
Ce modèle s’est essentiellement répété en Chine et en Corée, avec un renforcement de l’Etat, et le « modèle de développement économique des oies sauvages » a émergé dans l’entre-deux-guerres. Le développement de la technologie à forte intensité de main-d’œuvre, qui s’est produit en Asie de l’Est dans la période précédente, et la domination coloniale des puissances occidentales en Asie du Sud et du Sud-Est, qui a découragé un tel développement au cours de la période suivante, ont rendu les producteurs de biens industriels d’Asie de l’Est compétitifs par rapport à ceux des autres pays asiatiques. Un certain nombre d’industries relativement intensives en main-d’œuvre en Asie de l’Est se sont révélées compétitives sur le plan international. En particulier, l’industrie japonaise du textile de coton était en concurrence sur le marché asiatique avec d’autres fabricants asiatiques ainsi qu’avec le Lancashire et d’autres concurrents occidentaux. Ainsi, une division internationale du travail basée sur l’industrialisation s’est développée en Asie, et le Japon, et dans une certaine mesure la Chine, a pu exploiter les marchés de l’Asie du Sud et du Sud-Est pour les produits industriels. Cela s’est traduit par un taux de croissance beaucoup plus rapide du commerce intra-asiatique que du commerce mondial entre 1880 et 1939.
Après 1945, malgré les perturbations causées par la guerre, la croissance de la compétitivité internationale des industries à forte intensité de main-d’œuvre de l’Asie de l’Est s’est poursuivie. Au début des années 1950, le Japon avait retrouvé la position de premier exportateur mondial de textiles en coton qu’il détenait dans les années 1930, et a été remplacé par la Chine au début des années 1970. La chaîne de développement des industries à forte intensité de main-d’œuvre dans d’autres pays asiatiques a été impressionnante, partant de Hong Kong et s’étendant à Taïwan, à la Corée du Sud, à la Thaïlande, au Pakistan et à l’Indonésie, et a maintenant atteint de nombreux autres pays, y compris ceux où le revenu par habitant est le plus faible.
La Chine n’a pas élaboré de plan d’industrialisation systématique avant la fin des années 1920 et les années 1930. Ces plans ont été anéantis par la Grande Dépression, les luttes politiques internes entre nationalistes et communistes et, surtout, l’agression japonaise et la résilience de l’industrie rurale chinoise pendant la majeure partie de la période précédant la Seconde Guerre mondiale. L’interdépendance entre les industries traditionnelles et modernes se développait clairement, et l’Etat s’engageait dans la promotion des inventions et du commerce extérieur, la création de banques commerciales et industrielles, l’organisation et la réorganisation d’associations commerciales et industrielles, et l’arbitrage des relations patrons-ouvriers.
La fusion des deux trajectoires de développement en Asie de l’Est
Alors que l’Occident se spécialisait dans les technologies à forte intensité de ressources et de capital, l’Asie de l’Est se spécialisait dans les technologies à forte intensité de main-d’œuvre, dans laquelle une logique de complémentarité fonctionnait à plein régime. L’Asie est ainsi entrée sans contrainte dans un processus de division internationale du travail et s’est spécialisée non seulement dans les industries à forte intensité de main-d’œuvre, mais aussi dans la partie relativement économe en ressources des industries à forte intensité de capital. Après sa défaite dans la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement japonais a été déterminé à poursuivre un programme de modernisation économique complète, principalement par l’expansion du marché intérieur.
Mais le problème de la disponibilité de ressources dans l’archipel japonais restait un goulot d’étranglement critique, qui avait été l’une des raisons de l’impérialisme nippon. Selon Sugihra, l’émergence de la guerre froide a offert le contexte politique d’une nouvelle attitude américaine à l’égard de l’avenir économique du Japon. Après avoir défait l’empereur Hijo-Hito le 2 septembre 1945 et avoir occupé le Japon jusqu’à la fin des années 1940, les Etats-Unis considéraient le Japon comme un pays dont la puissance économique devait être déployée pour protéger et promouvoir la zone du « monde libre » en Asie de l’Est, et ils ont été autorisés à poursuivre l’introduction systématique d’industries lourdes et chimiques à forte intensité de capital. La doctrine Truman et l’idéologie du containment ont offert au Japon une nouvelle trajectoire de développement, en échange de son intégration à une économie capitaliste fortement américanisée.
C’est à ce moment-là que la croissance japonaise est passé d’une industrialisation à forte intensité de main-d’œuvre à la fusion des deux voies, et son expérience a commencé à prendre une importance mondiale. Les Etats du Bloc occidental en Asie ont enclenché ou poursuivi l’industrialisation. Ils ont développé une variété de stratégies, combinant la technologie et l’aide américaines avec une main-d’œuvre bon marché et de relativement bonne qualité. Au cours des années 1970 et 1980, la Corée du Sud et l’Indonésie ont progressivement abandonné la stratégie d’industrialisation lourde et chimique et ont essayé de se concentrer davantage sur une exploitation approfondie des ressources humaines (tertiarisation). Il s’ensuivit l’émergence d’une nouvelle division internationale du travail en Asie dans laquelle le Japon se spécialisait dans les industries à forte intensité de capital et le reste de l’Asie produisait des biens à forte intensité de main-d’œuvre.
Dans les années 1950 et 1960, le Japon a choisi de développer certaines industries (comme l’automobile et l’électronique grand public) qui n’étaient ni trop gourmandes en ressources ni trop en main-d’œuvre, pour réaliser la fusion des deux voies.
La fusion s’est également réalisée grâce à une conversion énergétique majeure. Dans l’immédiat après-guerre, la principale source d’énergie de l’économie japonaise était le charbon, et les industries du charbon et de l’acier étaient considérées comme les principaux secteurs de la relance économique nationale. Mais il est vite devenu évident que l’industrie charbonnière nationale ne pouvait pas répondre à la demande croissante. Le passage au pétrole a commencé vers 1954 et, au début des années 1960, le ministère du Commerce international et de l’Industrie a formulé une nouvelle politique pour encourager l’industrie pétrolière japonaise, compte tenu de l’importance vitale de la sécurité de l’approvisionnement énergétique. La plus grande demande de pétrole dans les années 1950 provenait de l’industrie sidérurgique, mais après 1960, les centrales électriques sont devenues les principaux consommateurs. La croissance de la demande dans le secteur des transports et l’industrie pétrochimique a également été forte.
Cette transformation intérieure du Japon en une économie basée sur le pétrole a entraîné des changements structurels fondamentaux. De grandes raffineries et des complexes pétrochimiques ont été établis le long de la côte du Pacifique, utilisant souvent les sites d’anciens arsenaux et bases navales. Les entreprises textiles ont développé des entreprises de fibres synthétiques. L’industrie sidérurgique a investi massivement dans de grandes usines équipées des dernières technologies. L’industrie des machines a développé de nouvelles branches importantes pour la fabrication de machines de transport (camions-citernes, camions, voitures particulières et wagons de chemin de fer), de machines électriques (machines industrielles et appareils électriques de consommation), de machines lourdes (en particulier pour l’industrie de la construction) et de machines de précision à usage industriel. Les industries de la construction navale et du transport maritime ont été encouragées à construire des pétroliers et à obtenir un niveau de tonnage suffisant pour répondre aux besoins du Japon ainsi que pour gagner des devises. De grands ports et des installations connexes ont été construits ou rénovés près des grandes villes pour répondre à la demande de la croissance du commerce.
Pendant la période Meiji, l’industrie moderne et l’industrie traditionnelle coexistaient et se renforçaient mutuellement. Au fur et à mesure que ces liens entre développement des infrastructures à forte intensité de capital et développement des procédés à forte intensité de main d’œuvre se formaient, dans les années 1950 et 1960, une migration massive des campagnes vers les villes a eu lieu. En plus de la demande de travailleurs industriels, une énorme demande de main-d’œuvre a été créée par le processus d’urbanisation. En effet, ce sont des industries chimiques et textiles privilégiant les procédés à forte intensité de main-d’œuvre qui deviennent compétitives sur le plan international.
Dans les années 1970 et 1980, l’éventail des industries qui ont bénéficié de la fusion s’est élargi et elles ont commencé à se répandre dans toute l’Asie : une vague de délocalisations et d’investissements directs à l’étranger a tissé une nouvelle relation interne en Asie du Sud-Est, entre le Japon et l’ASEAN (une structure de rencontres internationales formée en 1963 dans l’objectif d’empêcher la diffusion du communisme maoïste). Dix ans plus tard, le transfert de technologie japonaise ne se limitait plus à l’Asie. Une grande partie de la reprise de l’industrie automobile américaine dans les années 1990 est même due à une adaptation consciente des méthodes de production japonaises comme le « juste-à-temps » (toyotisme). Au cours de cette période la plus récente, il semble que la diversité de la région Asie-Pacifique, en termes technologiques, institutionnels et culturels, ait offert la meilleure opportunité de bénéficier de la fusion, permettant un développement durable à l’échelle mondiale.
Dans le même temps, l’économie intérieure s’est renouvelée. Après le choc pétrolier de 1973, la technologie japonaise s’est adaptée pour diversifier les sources d’énergie. Le Japon a commencé à exploiter le gaz naturel liquéfié ; en outre, une utilisation plus efficace de l’énergie avec l’application de la haute technologie et de nouveaux matériaux industriels est devenue une priorité9.
Ainsi, il y a eu un passage significatif de la technologie d’utilisation du pétrole à la technologie d’économie d’énergie dans l’industrie manufacturière, et une nouvelle structure industrielle a été construite dans les années 1970 et 1980. L’importance relative des industries de l’acier, de la chimie, du ciment et de l’aluminium a diminué. Dans le secteur des machines, les secteurs des machines de transport et des machines lourdes. Les secteurs des machines électriques (principalement électroniques) et des machines de précision ont augmenté.
Au cœur de cette nouvelle structure économique se trouvait le développement de l’industrie électronique. Les secteurs de l’informatique, des semi-conducteurs, des équipements de télécommunications et des pièces électroniques en général ont interagi les uns avec les autres, ce qui a abouti à la création d’un réseau de communication sophistiqué auquel de nombreuses industries manufacturières ont pu relier leurs produits et services. La croissance dynamique du secteur des services, non seulement dans la banque et la distribution, mais aussi dans l’industrie des nouveaux logiciels ainsi que dans la médecine, l’éducation et le conseil en gestion, dépendait également en partie de ce nouvel environnement. Il a fourni à d’autres industries à la fois une technologie vitale et une infrastructure informationnelle, enclenchant un processus d’« industrie industrialisante » (Gérard Destanne de Bernis).
Enfin, la fusion des deux voies de développement a conservé une tradition d’exploitation de la main d’œuvre qui a été négligée en Occident et a engendré un chômage structurel dont il est désormais impossible de se débarrasser. L’économie japonaise, au contraire, a tenté d’accroître la productivité du travail, non pas en déployant plus de capital et de ressources, mais en utilisant plus efficacement la main-d’œuvre dans les industries manufacturières et de services. Ce processus a été un succès envié, qui arrive cependant aujourd’hui à bout de souffle en raison du vieillissement de la population et du non-renouvellement des générations.
NOTES:
- Angus Maddison, Monitoring the World Economy, 1820–1992, Publications de l’OCDE, 1995 ;The World Economy : a Millennial Perspective, Publications de l’OCDE, 2001 ; Chinese Economic Performance in the Long Run, 960–2030 AD, Publications de l’OCDE, 2006.
- Kaoru Sugihara, « The East Asian Path of Economic Development : a Long-Term Perspective », dans Giovanni Arrighi, Takeshi Hamashita, Mark Selden (dir), The Resurgence of East Asia, 500, 150 and 50 Years Perspective, Routledge, 2003, p. 78-123
- Karoline Postel Vinay, Yves Bougon, « Le Japon par lui-même. 1. Repenser l’histoire », Critique internationale, 1, 1998, p. 54-59 ; Yves Bougon, « Le Japon par lui-même. 2. Réapprendre la Chine », Critique internationale, 5, 1999, p. 59-65.
- Satoshi Ikeda, « The History of the Capitalist World-System vs. the History of East-Southeast Asia », Review (Fernand Braudel Center), 19, 1996, p. 49-77 ; Hiroyasu Kimizuka, « Le commerce maritime du Japon aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans Gérard Le Bouëdec (dir), L’Asie, la mer, le monde. Au temps des compagnies des Indes, PUR, 2019, p. 55-71.
- Giovanni Arrighi, Satoshi Ikeda, Alex Irwan, « The Rise of East Asia : One Miracle or Many ? » dans Ravi Arvind Palat (dir), Pacific-Asia and the Future of the World-System, Greenwood, 1993, p. 41-65.
- Sakae Tsunoyama, « Japan’s industrialization and Asia », Journal of Economics of Kwansei Gakuin University, 44, 1990 ; Information Strategy of Japanese Overseas Trade, Nihon Hososhuppan-kai, 1988 ; « Sino-Japanese Trade and Japanese Industrialization », dans John Latham, Heita Kawakatsu (dir), Japanese Industrialization and the Asian Economy, Routledge, 1994, p. 194-200.
- Takeshi Hamashita, « The Tribute Trade System of Modern Asia », The Memoirs of the Toyo Bunko, 46, 1988, p. 7-25
- Kaoru Sugihara, « The East Asian Path of Economic Development : a Long-Term Perspective » (dans Giovanni Arrighi, Takeshi Hamashita, Mark Selden (dir), The Resurgence of East Asia, 500, 150 and 50 Years Perspective, Routledge, 2003, p. 78-123.
- Kaoru Sugihara, « The East Asian Path of Economic Development : a Long-Term Perspective » (dans Giovanni Arrighi, Takeshi Hamashita, Mark Selden (dir), The Resurgence of East Asia, 500, 150 and 50 Years Perspective, Routledge, 2003, p. 78-123.