Depuis plusieurs années, les débats autour de la définition des limites de l’Atlantique ont abouti à redéfinir le champ de l’Atlantic History par rapport à deux autres paradigmes : celui des Area Studies et celui de la Global History. Pour éclairer cela, il faut rappeler à quel point l’historiographie anglo-saxonne a résisté et résiste encore au modèle braudélien. En 1996, Bernard Bailyn écrit son désaccord avec Braudel, l’historien français n’ayant écrit qu’une « métahistoire »1). Puisque l’Atlantique est un monde en mouvement, l’analyse des structures formelles n’a pas de véritable intérêt ; il faut plutôt aborder l’espace atlantique à travers ses dynamiques, ses ruptures et ses transformations (ce qui se traduit en anglais par le concept d’agency). En somme, il s’agit de mettre en avant les méthodes de la Social Network Analysis. C’est ainsi que les historiens pourront reconstruire une histoire atlantique globale qui prenne en compte des processus globaux et rendre à chaque acteur géographique son rôle dans la formation de cette partie du monde.
Pour Bernard Bailyn, inspiré en cela par Donald William Meinig (The Shaping of America: A Geographical Perspective on 500 Years of History, 2004), l’histoire atlantique est d’abord un processus mené par des Hommes (marchands, colons, esclaves, missionnaires) dont les parcours dessinent un monde en mouvement permanent, complexe à étudier.
Pour Nicholas Canny et Philip Morgan (The Oxford Handbook of the Atlantic World 1450-1850, Oxford University Press, 2013), le principal défaut de l’analyse des structures est qu’elle impose une forme de déterminisme géographique au sein duquel les acteurs historiques seraient forcément emprisonnés. Or, c’est négliger la part d’adaptation et d’inventivité des êtres humains face aux contraintes qu’ils rencontrent. Braudel n’aurait donc pas tenu compte des capacités d’adaptation des individus, ni de leur « agentivité »2. Si les Hommes étaient restés soumis aux vents et aux forces naturelles, les navigateurs n’auraient jamais exploré le monde ; il n’y aurait jamais eu de voyages de découvertes vikings, chinois, polynésiens, portugais ou espagnols !
Pour les historiens travaillant en-dehors de l’influence des Annales, la conception des trois temps de la Méditerranée ne peut convenir qu’en Méditerranée ou dans l’océan Indien, où ont été mises en contact des civilisations différentes, mais qui étaient toutes en état de rivaliser efficacement l’une contre l’autre. Les rives étaient occupées et aménagées et les représentations mentales ainsi que les nécessités commerciales incitaient les populations à s’engager au-delà du rivage. Ces deux espaces maritimes pouvaient certes former un tout, et pouvait être abordé dans sa totalité (=la tendance holiste).
Pourtant, cette idée même d’unité méditerranéenne est critiquée par de nombreux travaux. Le célèbre ouvrage de Peregrine Horden et Nicholas Purcell, The Corrupting Sea : a Study of Mediterranean History (Wiley-Blackwell, 2006), et celui de Sugata Bose (A Hundred Horizons : the Indian Ocean in the Age of Global Empire, Harvard University Press, 2006) montrent que la Méditerranée comme l’océan Indien se décomposent en réalité en plusieurs micro-territoires. En 2005, David Abulafia prédit que les historiens anglo-saxons devront désormais renoncer au concept d’« unité régionale » en Méditerranée, pour se concentrer sur « an arena of interaction, of encounters and exchange »3. L’année suivante, Alison Games a apporté sa critique au modèle braudélien en rappelant la variété des environnements, des écosystèmes, des climats et des saisons « from the swath of the Sahara Desert to the tropical rainforests of equatorial regions to the tundra of Nunavut »4. Plus récemment, en 2018, Jonathan Miran écrit que « most maritime spaces are innately fractured, fragmented and unstable arenas »5.
S’il y unité entre les rives de la Méditerranée braudélienne, ce dont les historiens doutent à présent, il est évident qu’il n’en est pas de même pour l’espace atlantique à l’époque moderne6. Les Amérindiens et les Africains ne se sont jamais tournés vers l’océan. Les réseaux qui ont constitué le « monde atlantique » tel qu’il a été inventé par l’historiographie des années 1970, ne sont le fruit que des initiatives portugaises, espagnoles, hollandaises, françaises et britanniques. Ce faisant, les Européens n’ont jamais été confrontés à des civilisations qui leur aient véritablement résisté, comme l’ont fait les Ottomans en Méditerranée, les Malais et les Chinois en Insulinde. Ils ont ainsi pu construire leur propre système de relations interocéanique. Comme l’écrit John Elliott, « the Atlantic began its historical existence a European lake ».
Même s’ils ont été dominés pendant quatre siècles par les Européens, la reconnaissance de la diversité des mondes atlantiques apporte inévitablement une critique des approches holistes qui unifieraient artificiellement des mondes qui ne l’ont jamais été. Il semble donc que le modèle braudélien, rejeté par le monde universitaire anglo-saxon, doive être remplacé par autre chose. Cette tendance à fragmenter les grands espaces est à l’origine des Area Studies dans les années 1980.
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