L’ouvrage d’Hervé Inglebert permet de penser, dans une approche anthropologique, la « civilisation » romaine, la « romanité » et la « romanisation » par rapport aux propres concepts de la tradition latine, mais aussi par rapport aux emprunts à l’hellénisme et aux autres cultures du monde méditerranéen. Il démontre que la « civilisation romaine » n’est pas autonome: elle est née des emprunts faits à d’autres civilisations, que la Pax Romana a ensuite permis de diffuser aux cultures jugées « barbares » de l’empire.

 

Approches de la civilisation romaine

« civilisation » et « culture »

En latin, romanus a deux sens : le premier, géographique, renvoie à la ville ; le second, « culturel » au sens ethnographique, désigne ce que les Romains considèrent comme leur étant propre : aspects juridiques, politiques ou de mœurs. Avec les conquêtes, ce deuxième sens s’est appliqué, en dehors de Rome, partout où il y a des citoyens romains. Pourtant, tout ce qui existe dans l’empire a pu prendre une signification nouvelle à cause du contexte romain. Ainsi, on oscille entre un usage « culturel » (ce qui est proprement romain) et un usage « impérial » (est romain ce qui existe dans le monde romain).
Si les diverses approches universitaires permettent toutes d’étudier une partie de l’histoire romaine, seules la philologie et l’archéologie ont pu prétendre à reconstituer la « civilisation » romaine dans sa totalité. Le modèle se trouve chez Pierre Grimal, La civilisation romaine (1960). Les archéologues travaillent à partir des réalités concrètes et locales, ce qui les rend sensible non à l’unité théorique de la romanité, mais à son immense diversité, encore plus avec la romanisation.
Ainsi, les philologues étudient le plus souvent un idéal de Rome qui permet une compréhension globale de l’identité romaine, mais qui reste souvent trop abstrait et qui s’applique surtout à l’Italie augustéenne. Les archéologues eux, par leur approche du singulier, nous renseignent sur de nombreux aspects de la vie des habitants de l’Empire.

Les définitions formelles de la civilisation et leur application à Rome

Deux critères :
– Subjectif : l’identité d’une culture fondée sur un choix d’éléments matériels et mentaux considérées comme caractéristiques. Permet le processus d’identification de ceux qui le partagent.
– Objectif : une diffusion sélective d’aspects culturels hors de leur aire géographique d’origine. Mais ces éléments identitaires d’une culture ne sont pas diffusés partout de la même manière, et peuvent être réinterprétées autrement dans d’autres sociétés ; des subjectivités différentes interviennent alors (acculturation, métissage…)
Une civilisation est donc la partie d’une culture qui se diffuse dans d’autres sociétés, et qui devient le niveau d’identification le plus large dans lequel un groupe d’humain ou de sociétés humaines peuvent se reconnaître. Facilité quand une civilisation se définit comme « la civilisation », comme les Romains. La civilisation romaine est bien romaine, car Rome est le modèle, comme cité et comme ville. Et car ce modèle est diffusé, par répétition ou imitation. Comprendre la civilisation, c’est donc étudier principalement les aspects de la culture romaine qui se sont diffusés dans le monde romain, et les modalités de cette diffusion.

Les approches antiques

Dès l’époque archaïque, les Grecs ont posé une distinction ethnique, linguistique, culturelle et religieuse entre eux et les autres, les barbares, qui ne parlent pas le grec. Cet hellénisme s’est répandu en intégrant une valeur supplémentaire, celle de la cité. Tous les Grecs ne vivaient pas en cités mais la cité fut partie intégrante du modèle grec exporté ou imité.
Pour Isocrate, un barbare peut devenir hellène par acculturation, en maîtrisant la langue grecque, la culture littéraire (paideia), la connaissance des mythes, la signification des images, la philosophie, un mode de vie grec (hellenismos) défini par l’école, le gymnase, les concours.
Eratosthène va plus loin. Il propose de nuancer le couple grec/barbare grâce aux critères éthiques de l’excellence (arétè) et de la sauvagerie (kakia) : certains grecs sont de méchantes gens, et certains barbares civilisés. Les critères de la civilisation sont la ville, qui confère l’urbanité, et une organisation politique et sociale en cité ou en royaume. En revanche, les peuples ibères, celtes et germaniques, organisés en tribu et ignorant la ville, ne sont pas comptés dans cette aire de civilisation. Etre civilisé signifie donc une participation objective à des valeurs communes et une participation subjective à la culture grecque. La paideia est un moyen de communication, mais seul l’hellenismos est un moyen de définition identitaire : les Romains, comme les Juifs, participent à la paideia mais refusent l’hellenismos.
Cette nouvelle opposition se superpose à l’autre, mais a un succès réel. En 200 avant J.C., débat entre Philippe V qui dénonce la barbarie ethnique des romains, et les Athéniens qui accusent la barbarie éthique de Philippe V. Cette conception est renforcée par l’idée de progrès technique, intellectuel et moral, développée au Ier siècle avant J.C. par des Grecs vivant dans l’empire de Rome : Diodore, Strabon… il ressort de ceci l’idée d’une civilisation unique méditerranéenne, la cité et la ville au cœur.

La « civilisation » chez les romains

Quand ils utilisent des concepts grecs, les Romains le font avec leurs propres normes. Ils reprennent particulièrement deux des critères grecs pour définir la « civilisation » : la cité d’Eratosthène et la langue + la culture d’Isocrate. Mais les deux ensemble se limitent, et la définition romaine de la civilisation est plus restreinte que celle des Grecs. Il faut parler latin + vivre en cité. L’un sans l’autre est insuffisant (ce qui exclut les Phéniciens et les Puniques). Les Romains distinguent donc barbarus, externus, alienigenus, peregrinus. Mais les Romains pouvaient mieux repousser la barbarie grâce à leurs virtutes. L’humanitas (le contraire de la barbarie) est commune aux grecs et aux romains et intègre la paideia et la philanthropia.
Leur supériorité militaire (qu’ils attribuent à la pietas, le respect des rites religieux, et à leur virtus, leur courage militaire), leur organisation en cité et leur participation à la civilisation hellénistique amènent les romains du IIIe siècle avant J.C. à appeler « barbares » tous les peuples, sauf eux et les Grecs. Ils distinguent deux types de barbarie : l’une occidentale, sauvage et redoutée, caractérisée par la feritas et la ferocia, l’autre « civilisée » et méprisée, définie par la vanitas, comme les Phéniciens qui vivent en cité, les Puniques, les Egyptiens. Contre les premiers, Rome a l’humanitas ; contre les seconds la constantia et la gravitas. Ces critiques mettent en valeur la puissance de Rome.
Pour définir les coutumes : mores et cultus. Le mos maiorum est la tradition romaine de la politique et des mœurs héritées des anciens à laquelle il faut se conforter. Le terme de cultus renvoie plus au genre de vie et a une connotation matérielle. Ces deux concepts sont recouverts en grec par le nomos. Le fait d’être civilisé, c’est l’urbanitas ou la civilitas qui s’oppose à la rusticas. L’humanitas, c’est la civilisation au sens de degré supérieur. Elle renvoie à la bienveillance (philanthropia), à la civilité, à la culture générale (paideia). En quoi consiste cette civilisation supérieure ? L’agriculture, le culte des dieux, la ville. Grâce aux connaissances (studia), techniques (artes) transmis par les œuvres (monumenta) et les enseignements (disciplinae).

La cité comme structure de la civilisation romaine

La civitas est une structure mentale qui explique les comportements personnels et collectifs. Elle se manifeste par les comportements à la guerre, la construction de monuments, l’organisation de cérémonies. La cité est la réalité intermédiaire entre la famille et l’humanité et définit l’identité collective. Elle est ce que les citoyens ont en commun, forme un consensus auquel tout le monde doit être attaché.
Les exemples romains de virtus n’impressionnent pas les Grecs. De nombreux autres aspects ne sont pas repris hors de Rome et d’Italie. La pratique religieuse romaine étonne les Grecs, qui reconnaissent son efficacité politique, sa capacité à renforcer l’unité civique. Cependant, les Grecs ne croient pas en la pietas qui donne la faveur des dieux. Ils croient davantage à la valeur humaine (arétè) ou à la chance (tychè).
Le rôle de la fides étonne aussi les Grecs. La « bonne foi » à Rome signifie que chaque contractant ferait ce à quoi il s’était engagé. La fides implique les relations de patronage, mais elle impose aussi que les Romains ne passent que des traités inégaux. La fides romana n’est donc pas la pistis grecque qui permet de signer des traités égaux.
En revanche, grande diffusion du droit romain et de la langue latine. Les Romains ont conçu leur civilisation à partir de concepts culturels grecs, mais en les interprétant selon les valeurs romaines, avec refus, reprise, ou acceptation. Si la vie en cité est une évidence, la citoyenneté romaine est particulière.

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