En 1648, les traités de Münster et d’Osnabrück, plus connus sous le nom de traités de Westphalie, instaurent un « nouvel ordre européen ». Le Saint-Empire Romain Germanique est humilié, la France amorce son ascension ludovicienne. La Russie n’est rien. En 1648, dans ces territoires ultra-périphériques européens, pour reprendre un terme géographique, ce sont les Cosaques d’Ukraine qui attirent l’attention dans une guerre « subalterne » avec la Pologne tandis que Moscou est la proie d’émeutes populaires.

1774 : La Russie de Catherine II vient de signer le traité de Kutchuk-Kaïnardji, mettant fin à une guerre de quatre ans qui l’oppose à l’Empire Ottoman. Celui-ci perd la Crimée, laisse un droit de passage à la flotte Russe dans le détroit des Dardanelles. Les Russes deviennent aussi porte-parole et protecteurs des orthodoxes sous domination européenne : Grecs, Moldaves, Valaches ou Bulgares. Et elle ne se privera pas d’exercer ce droit de représentation afin d’affirmer sa puissance en Mer Noire, puis en Méditerranée.

 

On le voit bien, ce n’est pas de la même Russie dont on parle. D’un royaume sans cesse en péril, la Moscovie, on est passé à un Empire, d’un « nain » diplomatique on est passé à un acteur majeur des relations internationales européennes. Comment l’expliquer ? Comment saisir dans cette ascension les problématiques du « jeu russe », encore présent en 2008 ?

On peut aborder le problème sous une forme chronologique traditionnelle. Insister sur les faiblesses de la Russie dans les années 1650, puis montrer la formidable mutation due à Pierre le Grand. Enfin, voir comment ces successeurs se sont appliqués à faire fructifier l’héritage pétrovien, et en particulier Catherine II dans les premières années de son règne.

I. Un pays en quête de respectabilité (1648-1682)

A. La situation dynastique

L’arrivée au pouvoir de la dynastie des Romanov, issus de Lituanie, est importante pour comprendre la volonté russe de s’intégrer dans la politique européenne. Le fondateur de la dynastie en 1618, Michel Fédorovitch, même s’il ne fut jamais complètement tsar, son père Fédor possédant le pouvoir réel, permet au pays de sortir d’une période de troubles graves qui suivirent la fin de la dynastie précédente. Le renom des « Romanov » est tellement lié à l’affirmation européenne de la puissance russe que, même après l’extinction de la branche masculine en 1762, il fut repris par les Tsars jusqu’en 1917. Même si leur pouvoir reste fragile, comme le prouvent les émeutes du sel en 1648 qui forcent Alexis 1er à céder aux pressions populaires, la volonté des Romanov de se tailler une place en dehors des frontières étroites du royaume de Moscovie ne se tarira pas.

B. La situation géopolitique

La Moscovie est en effet, vers 1650, un royaume marginal, éloigné géographiquement et culturellement de l’Europe occidentale où s’affrontent les puissances française, espagnole, germanique et anglaise. Ses deux voisins immédiats, la Pologne de Jean II Casimir Vasa et la Suède sont relativement plus puissants, sans parler au sud de l’Empire Ottoman qui contrôle la Crimée. De fait, au nord, à l’ouest et au sud, la Moscovie est bloquée dans son extension, et ce ne sont pas les avancées orientales vers le Pacifique, atteint en 1645, qui peuvent assurer un gain de puissance. Sans débouché maritime sur la baltique, contrôlée par les Suédois, et sur la mer Noire contrôlée par les Turcs, la marge de manoeuvre de la Moscovie est limitée.

C. Un pays engagé dans des guerres aléatoires

Les Russes vont d’abord apporter leur soutien aux Cosaques Zaporogues, qui occupent l’actuelle Ukraine et sont en conflit permanent avec les Polonais. Le tsar Alexis 1 er leur promet une protection, ce qui engage le conflit à l’avantage des Russes puisqu’ils prennent Vilnius. Mais cette avancée vers la Baltique inquiète les Suédois qui interviennent dans le conflit en 1656, provoquant l’arrêt des hostilités avec la Pologne en échange de la reconnaissance de l’Ukraine, qui reste cependant sous la coupe polonaise. La paix avec les Suédois de 1659 est défavorable aux Russes qui concèdent la Livonie. Débarrassés des Suédois, le conflit reprend avec la Pologne jusqu’en 1667 (traité d’Androussovo) nettement favorable aux Russes qui prennent Smolensk et assoient leur autorité sur l’Ukraine et Kiev. C’est ainsi que la Russie se rapproche de l’Europe de l’ouest. La guerre contre les Turcs menée par Fédor III (1676-1682) se termine en 1681 avec, là aussi, de nets gains en Ukraine, même si le traité interdit les constructions russes entre les fleuves Don et Dniestr.

 

II. La révolution pétrovienne (1682-1725)

A. Pierre Le Grand, un personnage européen

Les débuts du règne de Pierre Ier sont plutôt chaotiques. Partageant le trône avec son frère Ivan jusqu’en 1696, soumis à l’autorité de sa soeur jusqu’en 1689, puis de sa mère jusqu’en 1694, il est souvent laissé à lui-même et se passionne pour tout ce qui est européen. Son arrivée « réelle » au pouvoir rompt avec une ligne qu’on qualifierait aujourd’hui d’isolationniste. Il réorganise l’armée en fonction des critères européens et ouvre un chantier naval à Arkhangelsk, sur la Mer Blanche, seul port Russe ayant des liens avec l’Europe occidentale. De 1696 à 1698, il s’intègre à la « Grande Ambassade » dont le but est de voyager en Europe et d’apprendre les nouvelles technologies militaires et navales. L’objectif affiché de Pierre 1 er est d’ouvrir la Russie à l’ouest et de la transformer en acteur politique incontournable. Pour cela, il doit se heurter aux deux puissances qui enclavent la Russie : l’Empire Ottoman et la Suède.

B. Les guerres contre les Ottomans : flux et reflux

Un des premiers actes politiques de Pierre le Grand sera de déclencher une guerre contre les Turcs en 1695, en direction de la forteresse d’Azov qu’il remporte en 1696. Il amorce en même temps la colonisation des terres situées le long du Dniepr. Le contrôle de la Crimée n’est, pour le Tsar, qu’une étape vers une mainmise sur la Mer Noire et, au-delà, vers un contrôle des détroits qui mènent en Méditerranée, ce qui explique la construction de la forteresse navale de Taganrog en 1698. Le traité de Constantinople consacre une des premières victoires Russes en sol étranger et permet à la Russie de nouer ses premières alliances diplomatiques qui vont lui servir à contrer les ambitions suédoises. En 1710, Pierre le Grand se voit de nouveau opposé à Grande Porte, mais avec beaucoup moins de succès car il doit non seulement rendre Azov, mais aussi céder Taganrog au traité du Prout (1711).

C. L’élimination de la puissance suédoise et l’entrée dans le « concert des nations »

La présence de la Suède de Charles XII dans les territoires baltiques comme la Livonie ou l’Estonie bloque un passage maritime dégagé des glaces vers la mer Baltique. La disparition progressive de l’influence suédoise se fera dans le cadre de la Grande Guerre du Nord, de 1700 à 1721, qui voit la Russie pour la première fois alliée à des puissances européennes occidentales comme le Danemark, la Saxe-Pologne, la Prusse et la ville de Hanovre. Dans un premier temps, la situation n’est pas favorable aux Russes, littéralement écrasés à Narva, port d’Estonie, en 1700. Mais Charles XII se disperse, ce qui donne l’occasion aux Russes de reprendre Narva en 1703 et, par la même occasion, de permettre la fondation de la nouvelle capitale du royaume, Saint Petersbourg, en 1706. C’est cette même année que Charles XII se heurte de nouveau aux Russes, mais ces derniers ont désormais une armée réorganisée et moderne et n’hésitent pas, en Pologne, à pratiquer la politique de la terre brûlée pour isoler les suédois. Battu à Lesnaya (1708) et à Poltava (1709), Charles XII doit se réfugier à Istanbul. Après une victoire navale contre les suédois à Gangut en 1714, les Russes occupent la Finlande où ils se déchaînent contre les populations. Revenu d’exil, affaibli, Charles XII meurt en 1718. Le traité de Nystad, signé en 1721, confirme le déclin de la Suède et l’affirmation de la puissance russe. La même année, Pierre le Grand proclame l’Empire russe, qui remplace le royaume moscovite. Une page est définitivement tournée.

 

III. Gérer et faire fructifier l’héritage de Pierre le Grand (1725-1774)

A. La Russie en situation de puissance orientale

La paix de Nystad est la dernière action diplomatique majeure de Pierre le Grand qui meurt en 1725. La position de force des Russes en Baltique laisse présager de futures expansions, mais suscite aussi la méfiance de pays jusque-là indifférents à ce pays éloigné. Les Anglais et les Hollandais se méfient des prétentions russes au sud, surtout depuis la prise de Bakou. Les Russes cherchent à se rapprocher de la France grâce à une alliance matrimoniale qui est finalement rejetée, Louis XV préférant porter son soutien à l’Empire Ottoman. Le but des successeurs de Pierre le Grand sera de conserver les acquis de la Grande Guerre du Nord et de trouver de nouvelles alliances avec l’Autriche et, par un curieux retournement historique, la Suède. Désormais peu de guerres européennes d’envergure se feront sans la participation russe.

B. La question Polonaise

Le royaume polonais, tiraillé, affaibli, est un enjeu pour ses puissants voisins. Les Russes ont intérêt à contrôler cet état catholique soutenu par la France. A la mort d’Auguste II de Saxe, roi de Pologne, en 1733, la Russie et l’Autriche soutiennent leur candidat, Auguste III, contre celui des Français, Stanislas Leczinski, beau-père de Louis XV. La crise de succession de Pologne dure de 1733 à 1735 en terme de combat et se résoud en 1738 avec la paix de Vienne qui est favorable au candidat austro-russe, Stanislas Leczinski devenant souverain de Nancy et de la Lorraine. La question polonaise redevient d’actualité en 1763 à la mort d’Auguste Ill. Alliés aux prussiens, les Russes de Catherine II réussissent, par un coup de force, à installer au pouvoir leur candidat, Stanislas Poniatowski. Mais ce dernier se révèle être un pion peu maniable, ce qui provoque l’intervention russe en 1766. La Pologne devient, de facto, un protectorat de Saint-Petersbourg, avant d’être dépecée entre Prusse, Autriche et Russie en 1772, sans que les Français puissent intervenir.

C. La stabilisation de la puissance russe sous Catherine II

Souveraine depuis 1762, Catherine II a montré sa détermination dans l’affaire polonaise. Elle s’impose comme le plus efficace des souverains russes depuis la mort de Pierre 1er. La France cherche donc à limiter sa puissance. L’ambassadeur de France à Istanbul pousse Mustapha III à déclarer la guerre aux Russes. Mal lui en prend, car les Russes, menés par le comte Orloff, battent les Turcs sur terre (1769) et sur mer (bataille de Chemsé en 1770), reprenant la forteresse d’Azov en Crimée. Les Russes se battent loin de leur territoire, en mer Egée et le long des côtes du Péloponnèse, ce qui montre la capacité de leur flotte à se projeter sur des terrains d’opération lointains. La paix est signée en 1774 dans la ville de Koutchouk-Kaïnardji. La Russie rend ses conquêtes roumaines et moldaves aux turcs, mais en échange elle conserve Azov et une grande partie de la Crimée. Elle obtient aussi la libre-circulation sur les détroits menant en Méditerranée, provoquant l’inquiétude anglaise. En effet, avec ce traité, Catherine II achève le rêve géopolitique de Pierre ler• c’est-à-dire le désenclavement maritime de la Russie tant au nord avec la Baltique, qu’au sud avec la mer Noire. Mieux encore, la Russie devient le porte-parole des peuples orthodoxes, et en particulier des Grecs, dans la région de la Mer Noire, jusqu’en Méditerranée. C’est le début d’une longue tradition qui voit les Russes imposer un droit d’ingérence à chaque fois que des minorités orthodoxes sont menacées. Le travail de sape de l’Empire Ottoman est lancé, les Russes soutenant les armateurs grecs de Chios ou d’Hydra qui, plus tard, lanceront la guerre d’indépendance de leur pays.

Conclusion

En 1774, le règne de Catherine II n’est pas terminé. Mais, on le voit bien, le traité de Koutchouk-Kaïnardji marque une étape importante dans l’histoire de la Russie et des relations internationales en Europe. Depuis les premiers succès contre les Turcs, l’écrasement des Suédois, l’immixtion de plus en plus forte de la diplomatie russe dans le jeu européen, on ne peut être que frappé par l’inflexibilité, le ténacité dans la poursuite d’un objectif et l’habileté politique des tsars, et en particulier de Pierre Zef et de Catherine II. Ces années sont décisives, sur le court terme comme sur le long terme. Sur le court terme, elles annoncent le dépeçage progressif de l’Empire Ottoman et, par conséquent, l’affrontement anglo-russe au Moyen-Orient, culminant avec la Guerre de Crimée.