Respectivement 2ème et 5ème producteurs de pétrole du monde en 2019, l’Arabie Saoudite et l’Iran sont des acteurs majeurs du monde pétrolier depuis les années 20. Mais pas seulement. Ce sont aussi les deux puissances majeures du moyen-orient, à côté d’Israël, ce dernier pays ne produisant pas de pétrole. Royaume sunnite promouvant le wahhabisme, un islam radical, côté saoudien, et république islamique chiite côté iranien, les deux pays ont pu, un temps, êtres alliés objectifs au sein de l’OPEP, notamment dans les années 60-80. Depuis, le fossé ne cesse de se creuser entre eux, avec des conséquences importantes sur la géopolitique régionale mais aussi sur la géopolitique internationale du pétrole.

Dans un monde pétrolier toujours changeant au gré des fluctuations non seulement économiques mais aussi politiques, comment se comportent ces deux poids lourds du moyen-orient en fonction de leur passé mais aussi de leurs attentes actuelles ? On montrera d’abord que ce sont des acteurs, deux pays majeurs dans l’histoire du pétrole, puis on étudiera les changements actuels qui les influencent. Enfin, on verra quelles sont, aujourd’hui, les perspectives pour eux dans les années à venir.

I. Deux pays majeurs dans l’histoire du pétrole.

A) Deux pays piliers du système « Big Oil »

Le moyen-orient fut d’abord une pièce de choix pour les grandes compagnies pétrolières occidentales, les « major companies », ou aussi nommée « Big Oil », essentiellement britanniques et américaines. Les Britanniques furent les premiers à traiter avec l’Iran, qui portait alors le nom de Perse (le nom ne fut changé qu’en 1935) avec l’établissement de l’Anglo-Persian Oil Company en 1909, pour une domination absolue du pétrole iranien jusqu’en 1947. A ce moment, le nationalisme iranien est en pleine résurgence et une renégociation semble nécessaire. On y viendra plus tard. Pour les Américains, c’est l’Arabie saoudite qui va être l’objet de la convoitise. Dans ce jeune pays né en 1932 sous la houlette d’Abdelaziz Ibn Saoud, une branche de la Standart Oil s’installe durablement dès 1933. En 1945, suite à la rencontre entre Ibn Séoud et le président Roosevelt sur le Quincy, la compagnie saoudienne prend le nom d’Arabian-American Oil Company, plus connue sous le nom d’ARAMCO, qui va régner en maître sur le pétrole saoudien jusqu’en 1973.

B) Des changements politiques différents aux conséquences importantes

La domination des majors en Iran et en Arabie va petit à petit être remise en cause dans un contexte d’émergence de ce qu’on nommera le Tiers-Monde, avec la remise en cause de la domination occidentale. En 1951, l’Iran nationalise son pétrole sous le gouvernement du premier ministre Mossadegh. Ce dernier sera délogé en 1953 suite à la pression anglo-américaine. Mais en 1979, suite à la révolution islamique menée par l’ayatollah Khomeney, c’en est fini. Le pétrole iranien est définitivement nationalisé.

En Arabie saoudite, l’évolution est quelque peu différente et se fait de façon progressive mais aboutit au même but : en 1973, le gouvernement saoudien s’arroge 25% de l’Aramco (plus tard rebaptisée Saudi Aramco), puis 60% et enfin 100% en 1980. Mais contrairement aux Iraniens, les Saoudiens continuent à traiter avec l’Occident, et notamment les États-Unis en étroite collaboration avec la major Texaco.

C. Des acteurs antagonistes au sein de l’OPEP

C’est aussi dans ce contexte historique que se met en place l’OPEP en 1960 à Bagdad, sous l’impulsion du Venezuela mais surtout de l’Iran et de l’Arabie saoudite. Le but était de rassembler les pays pétroliers dans une position d’indépendance vis à vis des pays consommateurs, essentiellement industriels. Dans un premier temps, l’Iran et l’Arabie saoudite agissent de concert, comme en 1973 lors de la crise de la guerre du Kippour qui aboutit au boycott des pays soutenant Israël. Mais dès 1985 des problèmes émergent : l’Arabie saoudite augmente de façon unilatérale sa production, entraînant une chute importante du prix du baril. L’OPEP rattrape le coup. Depuis, la défiance au sein de cette organisation entre l’Iran et l’Arabie saoudite ne cesse de devenir plus forte, chacun ayant ses soutiens. La dernière réunion en 2019 est intervenue dans un contexte de tensions très forte où l’Iran est soupçonné de saboter des pétroliers saoudiens et d’avoir attaqué un oléoduc saoudien.

II. Des bouleversements récents qui modifient la donne.

A. Pétrole de schiste et politique américaine.

C’est 2015 que les États-Unis deviennent, pour un seule année, renouvelée en 2019, premiers producteurs mondiaux de pétrole. Cette performance de la part d’un pays habitué aux pétroles conventionnels en voie d’épuisement vient de l’exploitation du pétrole de schiste, ou pétrole de roche-mère, dans les états du Nord comme le Dakota du Nord ou dans le sud au Texas. Plus lourd, plus dur à extraire, le pétrole de schiste n’en reste pas moins une aubaine pour les États-Unis qui peuvent désormais exporter une part de leur pétrole et diminuer leur dépendance énergétique. Cela va avoir des conséquences sur les Iraniens et les Saoudiens. La même année, en juillet 2015, vont avoir lieu les accords sur le nucléaire iranien, signés entre autre par le président américain Barack Obama. Ils sont l’aboutissement de négociations où les Iraniens étaient en position de force grâce à leur pétrole conventionnel et souhaitaient revenir dans le « bal des nations ». Les années qui suivent vont voir la remise en cause de ces accords par les Américains , désormais pourvus de pétrole de schiste et pressés par leurs alliés saoudiens, inquiets du renouveau iranien dans la région, de remettre en cause l’accord, ce qui sera fait en 2018 par Donald Trump. Une sortie d’accord suivie d’un embargo sur l’Iran, une action qui, pour le moment, met le pays en très grande difficulté.

B. Une rivalité ravivée sur fond de leadership régional

En dehors des enjeux pétroliers, une rivalité profonde sur fond historique et religieux oppose les deux pays. Avec l’Iran, nous sommes face à l’ancienne Perse, l’ancien royaume sassanide, une culture millénaire convertie au chiisme musulman vers 700. L’Iran est à la tête de l’ « arc chiite » qui englobe l’Irak, le Bahreïn et une partie du Liban. De l’autre côté, on a un royaume jeune, comme on l’a vu plus haut, fondé par une famille qui fonctionne sur des principes tribaux bédouins et qui s’appuie sur le wahhabisme sunnite dont le principal théoricien, Mohammed ben Abdelwahab , fut un fidèle allié des Saoud dans leur progressive conquête du pouvoir en Arabie dès le XVIIIème siècle. L’Arabie saoudite se veut comme pôle fédérateur des Sunnites, majoritaires dans l’Islam. Leur affrontement prend forme de façon indirecte dans la guerre civile du Yémen, avec notamment la question du contrôle du principal port de ce pays, Hodeïda (on voit ici l’enjeu pétrolier). Dans cet affrontement, les Saoudiens ont le soutien indéfectible des États-Unis mais aussi, de façon moins officielle, d’Israël qui apprécie la stabilité du régime des Saoud.

C. Les enjeux du pétrole

En septembre 2019, les prix du pétrole ont augmenté de 10% suite à une attaque de drones sur des installations pétrolières saoudiennes. L’Iran est soupçonné d’avoir mené ces attaques. Le prix du baril est extrêmement important pour ces  pays, car leurs économies en dépendent, même si l’Iran vend aussi du gaz. La baisse du baril leur nuirait à tous deux, de même qu’un baril à un prix trop élevé qui freinerait la demande. Pour l’Iran et l’Arabie saoudite, le problème actuel est une perspective de croissance mondiale morose (guerre commerciale Chine/États-Unis) ainsi qu’une abondance de pétrole dû au pétrole de schiste américain et canadien. Au sein de l’OPEP, ils sont d’accord pour limiter leur production, afin qu’il n’y ait pas trop d’offre sur le marché, et donc une baisse du baril. Mais les Iraniens peuvent-ils profiter de ce maintien des prix tant qu’ils seront touchés par l’embargo international décrété par les États-Unis ? Un embargo qui touche très rudement leur économie et leur population. Dès lors, arriver à limiter la production saoudienne devient pour l’Iran intéressant, quitte à organiser des attaques non revendiquées et non prouvées.

III Quelles perspectives pour ces deux pays ?

A. La question de l’attitude chinoise.

La Chine étant devenue le premier importateur mondial de pétrole depuis 2018, sa position vis à vis des deux pays est et sera importante, probablement plus que celle des États-Unis. Les relations entre le monde chinois et le monde persan sont très anciennes, et Pékin considère le pays comme un pôle d’influence naturel dans la région, contrairement à l’Arabie saoudite qu’elle voit comme un pion de Washington dans le Grand Jeu. La Chine a toujours commercé avec les Iraniens, y compris pendant les périodes d’embargo anciennes (1995) ou récentes (2018), n’y voyant là que des positions hégémoniques américaines. Le pays a même fourni à l’Iran de nombreuses armements. A l’heure actuelle, la Chine reste une bouée de sauvetage pour un Iran aux abois, dans une situation asymétrique que Téhéran a bien du mal à équilibrer. Pour autant, la Chine ne souhaite pas se fâcher avec l’Arabie saoudite (et les États-Unis par extension), et souhaite jouer dans la région un rôle de médiateur et importe une grande partie de son pétrole venu du port de Ras Tanura (1). Une confrontation directe entre les deux pays aurait des conséquences désastreuses pour la Chine qui dépend beaucoup plus du moyen-orient au niveau pétrole que les États-Unis, ces derniers confortés par leur pétrole de schiste.

(1) Premier port pétrolier du pays.

B. Préparer l’après-pétrole : un match inégal

Outre la position chinoise dans les années à venir, la préparation de l’après-pétrole est aussi une question cruciale pour la stabilité économique des deux puissances régionales. Et dans ce cas, le match est inégal. L’Iran est un pays peuplé, avec 82 millions d’habitants, qui forment une véritable société fondée sur des bases très anciennes. A l’inverse, l’Arabie saoudite est un pays désertique de 33 millions d’habitants, dont seuls 20 millions sont saoudiens, longtemps resté en marge du monde en dépit du fait qu’il abrite Médine et La Mecque, les deux villes saintes de l’Islam. Préparer l’après pétrole pour 20 millions de personnes (les étrangers n’étant que de passage) avec un PIB/hab 21 000 dollars  contre 5200 dollars pour l’Iran est donc plus facile pour ce pays. L’homme fort de Riyad, Mohammed Ben Salmane, souhaite faire de son pays une sorte de Suisse du moyen-orient, en développant les activités bancaires et touristiques. Un challenge beaucoup plus difficile à gagner pour l’Iran, où la population cherche avant tout à subvenir à des besoins basiques et n’hésite pas à descendre dans la rue, malgré une répression féroce à l’image des derniers mouvement de l’automne 2019, pour protester contre le pouvoir, une chose inimaginable en Arabie saoudite (2).

(2) Les manifestations sont interdites depuis 2011, date où elles ont été sévèrement réprimées

C. Une confrontation est-elle possible ?

On assiste a une sorte de guerre froide moyen-orientale, avec des enjeux pétroliers en plus. Les relations diplomatiques sont rompues depuis 2016 et dans le conflit syrien et yéménite, chacun joue ses pions. Le maintien au pouvoir effectif de Bachar el Assad en Syrie est de ce fait une mauvaise nouvelle pour l’Arabie saoudite, car ce dernier, chiite alaouite, est soutenu par l’Iran. Les Iraniens peuvent aussi compter sur le soutien de Moscou et, dans une moindre mesure, de la Chine. Côté saoudien, on trouve les États-Unis et Israël. En effet, l’Arabie saoudite et Israël ont l’Iran comme ennemi commun, et il pourrait être tentant pour le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, poursuivi pour des affaires de corruption, de lancer une guerre préventive contre un Iran affaibli par l’embargo américain. Pour autant, une confrontation directe est-elle possible ? C’est là que le pétrole change la donne, par rapport à un conflit classique. En d’autres temps, d’autres lieux, on aurait laissé l’Iran et l’Arabie mener une guerre conventionnelle sans broncher en les laissant à leurs affaires. Le hic, c’est que ni Washington, ni Pékin, ni même Bruxelles ou Tokyo, n’ont intérêt à court et à long terme à ce que la situation s’embrase au moyen-orient, précisément à cause, ou grâce, au facteur pétrolier. La Chine, en position de plus en plus forte, aura sans doute à cœur de jouer à fond le nouveau rôle qu’elle affectionne, celui de médiateur.

Conclusion

On le voit donc, pétrole, religion, culture et leadership régional forment un mélange détonnant dans une région déjà détonante. Acteurs incontournables du Grand Jeu pétrolier mondial, l’Iran et l’Arabie saoudite sont à la recherche à la fois d’équilibres régionaux mais aussi d’affirmation de leur domination au sein des musulmans du Mashreq. Leur pétrole accentue cet effet de domination. Pour les observateurs impliqués de cet affrontement à distance, la priorité reste la distribution et la libre circulation de l’or noir sans entrave. On peut donc penser, et même souhaiter pour la stabilité de l’ordre géopolitique et économique mondial, que ces deux puissances régionales ne s’en tiennent qu’à des mots et à des confrontations indirectes. Une évolution contraire aurait des effets dévastateurs dont on a du mal à appréhender la force.

Mathieu Souyris, lycée Paul Sabatier, Carcassonne, formateur concours EMIA.