Fiche de lecture

R I.MOORE, La persécution, sa formation en Europe, Xe-XIIIe Siècle, Les Belles Lettres, 1991.

Présentation de l’ouvrage

Des années 950 à 1250, l’Europe s’est transformée en une société de persécution. Moore montre que ces diverses persécutions inconnues dans les siècles précédents ne sont pas des phénomènes indépendants les uns des autres mais traduisent une mutation de la société européenne.
Moore réfute la croyance qui fait naître la persécution de l’hostilité populaire et il montre que la véritable origine repose sur les changements dans la religion, l’organisation sociale et économique et la conception de l’Etat.

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Introduction

L’auteur remet en cause deux jugements :
Le premier émane du médiéviste anglais sir Richard Southern qui affirme que les détenteurs de l’autorité ecclésiastique étaient moins enclins à la violence que le peuple.
Le deuxième jugement émane de Bernard Hamilton sur l’Inquisition médiévale : « elle a remplacé la violence de la foule par le règne de la loi dans la persécution de l’hérésie ».
Ce qui suppose, en premier lieu, que les tenants de l’autorité ecclésiastique et laïque se faisaient simplement l’écho du sentiment de la société qui les entourait.

Les XIe et XIIe siècles ont assisté à un changement de la société occidentale : la persécution est devenue habituelle. U ne violence dirigée par des institutions gouvernementales, judiciaires et sociales établies contre des groupes d’individus définis par des caractéristiques générales telles que leur race , leur religion ou leur mode de vie et telles que l’appartenance à ces groupes en vint par elle-même à être considérée comme justifiant les attaques .
L’Europe est devenue aux XIe et XIIe siècles une société de persécution …Quelles furent les raisons d’un tel changement ?

Chapitre I : Les mesures prises par le concile en 1215 sont l’aboutissement de la montée des sanctions contre les hérétiques, les juifs, les lépreux aux Xe et XIe siècles.

Réunis en 1215 au IVe concile du Latran, les prélats fixèrent les conditions d’appartenance à la communauté chrétienne afin de défendre la foi contre ses ennemis : « confesser ses péchés une fois l’an à son curé, accomplir la pénitence imposée, recevoir à Pâques le sacrement de l’Eucharistie. Si ces préceptes ne sont pas respectés, le pécheur sera interdit ab ingressu ecclesiae de son vivant et privé de la sépulture chrétienne après sa mort . » Les canons énoncés étaient modelés sur d’autres pris à Vérone en 1184 par le pape Lucius III et l’empereur Fréderic Barberousse. Le but était la défense de la foi chrétienne contre ses ennemis tels qu’on les percevait alors :
Trois canons exigent que les Juifs se distinguent des chrétiens par leur vêtement et il leur est interdit d’occuper des fonctions publiques.
Un symbole de foi est rédigé pour répudier les dogmes de l’hérésie cathare.
Un canon affirme qu’est frappée d’anathème toute hérésie dressée contre la foi orthodoxe et catholique.

Des mesures sont prescrites : excommunication des hérétiques, abandon de ceux-ci au pouvoir séculier et confiscation de leurs biens ! Sont frappés d’ anathème ceux qui protègent les hérétiques et ils perdent aussi le droit de témoigner, de faire un testament et d’hériter. En revanche, ceux qui s’arment pour chasser les hérétiques jouiront de l’indulgence et des privilèges concédés aux croisés. Ces dispositions établissent un mécanisme de persécution et une gamme de sanctions qui seront utilisées contre des victimes très différentes tout en conférant une légitimité à l’action menée contre l’hérésie.

Quand, aux Xe et XIe siècles, les évêques et les papes s’inquiètent de la montée de l’hérésie, ils trouvent à leur lutte une justification de la persécution chez saint Paul : « quant à l’hérétique, après un premier et second avertissement, rejette-le sachant qu’ un tel homme est un dévoyé et un pêcheur qui se condamne lui-même » Le chroniqueur Raoul Glaber ,en citant tous les événements survenus dans les années 1000 et 1033, rappelle la prophétie de l’Apocalypse : « Satan sera relâché quand un million d’années auront passé ». Tous ces courants convergent en un point, à savoir qu’il faut réformer l’Eglise.

La lutte contre les hérésies devint la politique de l’Eglise.


Quand le zèle de la révolution grégorienne s’affaiblit, l’hérésie reparait avec une vigueur renouvelée sous deux formes :
–› Ceux qui pensent que l’Eglise n’est pas restée fidèle à son idéal de pauvreté apostolique et donc qu’elle a trahi ; Le message est propagé par des prédicateurs itinérants tels que Robert d’Arbrissel, Pierre de Bruys, Henri de Lausanne !
–› Ceux qui rejettent non seulement les réalisations mais les buts de la réforme grégorienne, c’est-à-dire l’idéal d’une Eglise organisée hiérarchiquement.

Mais la réaction de l’Eglise face aux hérésies est différente avant 1140 et après : avant 1140, la réaction des évêques à la prédication de l’hérésie est souvent indulgente (en 1135 Henri de Lausanne fut enfermé dans un monastère) mais après 1140, ils semblent déterminés à traiter l’hérésie avec sévérité ; ce changement d’attitude est lié à la tendance à aborder le problème de manière plus centralisée et à la possibilité de faire appel au bras séculier (concile de Reims de 1148).
Ainsi en 1179, le 3ème concile du Latran défend tout échange avec les hérétiques sous peine d’excommunication, de dissolution des liens d’hommage et de confiscation des terres et des biens. Le terrain est ainsi prêt pour Latran IV et par-delà pour l’Inquisition.


Dans le sillage des sanglantes guerres du 1er siècle qui culminèrent avec la grande dispersion des juifs, des interdictions (exclus du service impérial , de la profession du droit, impossibilité de tester d’hériter de témoigner) s’étaient formées en contrepartie des privilèges accordés (seuls ils étaient autorisés à ne pas faire acte d’obéissance devant l’empereur divin) ; bien que dispersés dans l’Empire , ils vivaient selon leurs propres lois qui réglementaient les affaires civiles, commerciales et religieuses ; mais telle était l’ambiguïté : en les plaçant à part, la législation protégeait leur identité religieuse et culturelle mais elle pouvait aussi les exposer à une certaine malveillance.

Le code théodosien contenait une cinquantaine de prescriptions destinées à empêcher les juifs d’exercer un pouvoir politique et de faire du prosélytisme pour leur religion. Mais dans quelle mesure ces prescriptions étaient-elles observées ? Il ne fait pas de doute que les juifs jouissaient par exemple de la protection impériale à la cour de Charlemagne.

Sous Louis Le Pieux, plusieurs juifs occupaient des postes importants à la cour et sa capitale Aix-la-Chapelle abritait une importante communauté juive : ils jouaient un rôle considérable dans la défense de l’empire aux régions frontalières et bénéficiaient de certains privilèges ; ainsi, les marchands juifs étaient exemptés de droits de douane. Agobar, évêque de Lyon se plaignait parfois des faveurs dont ils bénéficiaient mais il précisait: « puisqu’ ils vivent parmi nous, nous ne devons pas leur témoigner d’hostilité ni attenter à leur vie ni à leur santé ou à leurs biens ».
Un des premiers signes d’antisémitisme apparaît vers 1012. Plusieurs communautés juives sont attaquées à Limoges, à Orléans à la suite d’une rumeur selon laquelle le Saint-Sépulcre aurait été mis à sac. La Chanson de Roland illustre cette évolution. Il est dit que Charlemagne venge la mort de son neveu en détruisant les synagogues de Saragosse en même temps que les mosquées. Cette scène ne correspond pas du tout à Charlemagne mais reflète l’état d’esprit qui règne au XIe siècle dans la France du nord au moment où est alors composée l’œuvre.

Les Juifs sont présentés comme ennemis du Christ. L’idée qu’il existe un lien entre le diable et les Juifs a une base dans l’Ecriture. Jean, l’évangéliste, fait dire au Christ s’adressant aux juifs : « Si Dieu était votre Père. Vous m’aimeriez …vous avez, vous, le diable pour père». L’expression « synagogue de Satan » tiré de l’Apocalypse a souvent aussi été utilisée à propos des Juifs.

Très souvent, ils sont présentés aussi comme liés à la sorcellerie (Guibert de Nogent).

Les Juifs sont considérés comme serfs du roi. La servitude des juifs a été une innovation des XIe et XII è siècle, préfigurée en 694 par le concile de Tolède qui avait réduit en esclavage la totalité de la population juive d’Espagne, principe énoncé dans les chartes d’Aragon et de Castille vers la fin du XIe siècle.

Les auteurs du XIIe siècle ont utilisé l’analogie entre hérésie et lèpre : l’hérésie se répand comme la lèpre vite et loin, infectant sur son passage les membres du Christ. Contre une infection aussi insidieuse, seul le feu est efficace !

CHAPITRE II : Une persécution vive se développe au XIIe siècle : l’auteur conteste les raisons données habituellement pour expliquer la persécution et propose d’observer plutôt les acteurs des persécutions. Il s’intéresse à ce qu’est intrinsèquement une hérésie et montre la montée de l’antisémitisme.

On constate un parallélisme frappant entre le développement de la persécution des hérétiques, celle des Juifs et celle des lépreux. La ségrégation est institutionnalisée à partir du milieu du XIIe siècle (port de vêtements distinctifs, emprisonnements des hérétiques, lépreux confinés dans les lazarets, Juifs contraints d’habiter dans des quartiers des villes de plus en plus délimités, langage utilisé). La crainte exprimée envers ces trois groupes les rend identiques et interchangeables.

Pourquoi une persécution aussi vive? Des raisons sont habituellement données : une plus grande visibilité de chaque groupe, l’augmentation du nombre des lépreux et des hérétiques ; les Juifs en devenant prêteurs ont joué un rôle ; il est certain qu’on constate un parallélisme, non seulement dans l’évolution chronologique de la persécution mais aussi dans les formes. Comment croire à une coïncidence aussi parfaite ? L’explication ne serait-elle pas à chercher du côté des persécuteurs plutôt que du côté des victimes ?

Mais si le point commun entre ces groupes est d’avoir été victimes de la persécution, on peut se demander s‘ils étaient très individualisés. D’autre part, si on n’a pas persécuté d’hérétiques entre le VIe et le Xe siècles, cela signifie-t-il qu’il n’y avait pas d’hérétiques ?


Dire que, s’il y avait eu des hérétiques avant le XIe siècle, ils auraient été persécutés, n’a pas de sens car la divergence des opinions a existé en tout temps et en tout lieu mais elle ne devient hérésie que lorsque l’autorité la déclare intolérable ; l’hérésie naît dans le contexte d’une affirmation d’autorité à laquelle l’hérétique résiste. Elle est politique, alors que la croyance hétérodoxe ne l’est pas.
Or, la réforme papale du XIe siècle a précisément été un combat pour imposer l’autorité de Rome sur la tradition locale.

Quel a donc été le rôle joué par l’Eglise dans la transformation de la dissidence en hérésie ?
La latitude accordée aux critiques ou aux réformateurs a beaucoup varié suivant les circonstances et l’attitude des détenteurs de l’autorité. Robert d’Arbrissel et Henri de Lausanne prêchaient le même message. Or, l’autorité toléra nombre de reproches du premier qui avait la chance d’avoir des amis tandis que le second défia l’autorité laïque et l’autorité spirituelle. Quelques générations plus tard, les Vaudois furent poussés à l’hérésie par une exigence d’obéissance épiscopale puis papale, tandis que les Humiliati en furent préservés par la sagesse d’un pape plus souple.

Le processus de réfutation de l’hérésie la fit en fait apparaître plus dangereuse qu’elle ne l’était en réalité. Ceux qui défiaient l’église étaient très différents par leurs motivations et leurs convictions. Si leurs enseignements se ressemblaient, c’est parce qu’ils se rebellaient contre les mêmes choses ! Les hérésies disparates, parcellaires du XIIème siècle furent transformées en fragments d’un tableau bien plus vaste : l’image d’un monstre doté de nombreuses têtes et on pensait que si une tête était abattue dans un diocèse, on en verrait apparaître de nouvelles dans plusieurs ; c’est pour cela que furent élaborées la législation et l’Inquisition ! L’importance que les hérésies prirent fut largement tributaire du développement de l’Eglise et de son autorité.

Quant aux Juifs, après une certaine assimilation, ils furent victimes de rejet. Dans les régions méditerranéennes, ils semblent dans plusieurs endroits bien intégrés ; ils participent ainsi au gouvernement de Capoue de Bénévent et ils combattent au côté d’Alphonse VI à l’assaut de Tolède en 1085. Les médecins juifs sont très demandés par les grands et les Juifs jouent un rôle prédominant dans les cours de l’Espagne chrétienne et du Languedoc.

Mais, au XIIe siècle, le développement de sentiments et de comportements antisémites, l’application des interdictions canoniques ont pour effet d’éroder l’intégration sociale et de les réduire à une situation marginale ! Sur deux points importants, on a des traces de restrictions de plus en plus nombreuses imposées aux Juifs et à leurs activités qui font penser que la persécution a eu tendance à provoquer l’exclusion juive plutôt qu’à en être la conséquence!

A l’époque carolingienne et dans la période qui suit, rien ne suggère que les Juifs aient été spécialement associés à l’usure. Le 2ème concile du Latran en 1139 répudie l’usure comme non chrétienne et reconnaît en même temps que beaucoup de ceux qui pratiquent l’usure sont encore des chrétiens. Ce n’est qu’ après la 1ère Croisade que l’identification entre Juifs et prêteurs fait son apparition : le Juif dans le Dialogue d Abélard écrit vers 1125 donne la raison pour laquelle ils se mirent à faire cette pratique : « nous ne pouvons posséder ni vignes ni aucune terre…ce n’est qu’ en pratiquant l’usure à l’égard des étrangers que nous entretenons notre vie misérable .. Mais, par là, nous provoquons les pires haines de ceux qui se sentent lésés ».

La ségrégation apparaît au XIIe siècle en même temps qu’ils sont exclus de certains métiers. Ils se regroupent dans certains quartiers : Toulouse au XIe siècle a un quartier juif mais tous les Juifs ne l’habitent pas. C’est à cette époque aussi que les cimetières juifs et chrétiens se scindent.

Ainsi, l’assimilation des Juifs, des hérétiques et des lépreux en une seule catégorie qui menace l’ordre chrétien n’est pas la simple continuation d’une tradition plus ancienne qui pourrait s’expliquer par un simple changement en nombre, en qualité ou en nature des victimes aux XIe et XIIe siècles.

Du VIIe au Xe siècle, les Juifs étaient assimilés dans une grande proportion à la société chrétienne : l’équilibre s’est renversé par le développement de la persécution et a pour cause majeure des événements qui se sont produits au sein de la société occidentale.

La conduite et le comportement social des Juifs comme celui des hérétiques et des lépreux sont liés à la manière dont ils sont perçus et traités. A mesure que l’hostilité ambiante restreint leur possibilité de gagner leur vie, les Juifs sont forcés d’entrer dans certains rôles comme celui du prêteur.

On voit le sort de toutes les victimes converger dans la création d’un stéréotype qui mêle réalité et imagination Or, les hérétiques différaient par leurs croyances, leur milieu et leurs motivations. L’hérésie était diverse ! Les Juifs et les communautés juives pris, un par un, chacun avec sa situation ses traditions ses relations avec ses voisins chrétiens furent fondus en un stéréotype unique et cohérent : « le JUIF » ; de même fut rassemblée à partir de maux réels et d’autres imaginaires l’image unique et universelle : « le lépreux ».

Conclusion
Dans ces deux chapitres, il est montré comment aux XIe, XIIe, XIIIe siècles, les Juifs, les hérétiques, les lépreux ainsi que d’autres (homosexuels, prostituées) furent victimes d’une réorganisation qui les définit et les classe parmi les ennemis de la société. Un mythe est construit sur une base prise dans la réalité par un acte d’imagination collective : une catégorie dotée d’un nom est créée : « le manichéen », le «Juif », le « lépreux » qui peut être reconnu comme une source de contamination pour la société ; ennemis de celle-ci, ils peuvent être poursuivis exclus, privés de droits civiques et sont susceptibles de perdre leurs biens, leur liberté et même la vie.

Chapitre III : Les hérétiques et les Juifs ont été persécutés suite à des décisions prises par des princes et des prélats et non à cause de la haine du peuple.

Chapitre IV : Si les hérésies ne représentaient pas vraiment un danger pour le pouvoir, il semble que la culture juive ait été perçue comme une menace par celui-ci.