La ville au cœur de la guerre ? Retour sur une année de guerre urbaine en Ukraine

 

La ville au coeur de la guerre s’est imposée sur tous nos écrans depuis 12 mois. Dans un article récent John Spencer et Liam Collins se proposent de mettre en perspective une année de guerre en Ukraine, en explorant les questions du combat urbain. John Spencer est un spécialiste de ces questions au sein du « Modern War Institute » de West Point et anime le podcast « Urban Warfare Project Podcast ».

 

John Spencer

 

Quant à Liam Collins, membre éminent du « Modern War Institute », il a aussi la particularité d’avoir été un acteur de terrain au sein des forces spéciales et d’avoir été déployé sur divers théâtres d’opération, avant d’être conseiller militaire en Ukraine entre 2016 et 2018.

 

Colonel Liam Collins

 

L’espace « Urban Warfare Project » propose des analyses fort intéressantes sur la façon dont les forces armées américaines, et partant otaniennes, analysent la ville comme champ de bataille au XXIè siècle. C’est une source précieuse pour qui s’intéresse aux grilles de lectures étrangères ; or en géopolitique, ne pas s’intéresser aux autres risque de mener vers de lourdes déconvenues.

 

 

La ville au cœur de la guerre : quatre leçons

 

Ce sont ainsi des spécialistes qui prennent ici la parole. Ancrés dans les réalités du terrain, ce qui est appréciable pour nous aider à comprendre les enjeux de la ville et de la guerre, à un moment où cette dernière semble redevenir une réalité tangible pour les sociétés occidentales et plus particulièrement européennes, leurs analysent sont précieuses.

C’est aussi le regard de deux spécialistes qui s’adressent à un public clairement défini : les forces armées américaines. Les auteurs soulignent en effet que les États-Unis pourraient bien être confrontés dans un avenir plus ou moins proche à des combats urbains. La ville au cœur de la guerre : de facto les batailles de Kiev, Marioupol et Kherson, la bataille en cours à Bakhmout stimulent les réflexions occidentales. John Spencer et Liam Collins en proposent quatre que je me propose de résumer à la suite.

 

« En temps de guerre, les villes sont importantes, même celles qui n’ont aucune valeur militaire »

 

Qui serait capable de citer une bataille en Ukraine qui n’a pas eu pour enjeu une ville ? Qu’il s’agisse de s’en emparer pour espérer réussir une campagne éclair (Kiev), ou de la défendre à tout prix (Marioupol), de la reprendre pour pouvoir construire le récit d’une victoire possible dans la guerre (Kherson), les exemples sont multiples. La démonstration des auteurs est limpide. Si certaines, Kiev comme capitale politique, Kherson en tant que nœud opérationnel de la mer Noire et symbole politique majeur pour marquer les esprits d’un recul russe, offrent des exemples évidents de villes décisives, ce n’est pas une règle absolue.

Severodonetsk, dont la Russie s’est emparée en juin, ou Bakhmut ne sont pas à proprement parler des villes majeures. Leur importance stratégique est limitée et le symbole prend ici le dessus. Accumuler les milliers de kilomètres carrés n’est rien comparativement à la perte d’une ville. Par essence politique, la guerre a besoin de symboles politiques et quoi de mieux dans cette perspective que la prise ou la défense d’une ville ?

 

La ville au cœur de la guerre : Bakhmout, ou la ville devenue obsession pour les deux camps

 

« La tâche fondamentale de la guerre urbaine n’est pas le nettoyage »

 

Un premier enseignement des combats en Ukraine semble s’imposer : il est loin le temps des combats, bâtiment par bâtiment, pièce par pièce, pour débusquer l’ennemi et nettoyer l’espace urbain, comme la bataille de Stalingrad a pu en être une sorte d’archétype entre août 1942 et janvier 1943.

Dans le cas de Kherson par exemple, le point crucial n’a pas été une occupation systématique de tout l’espace urbain, mais la recherche du contrôle de positions pouvant donner un avantage tactique. Un pont, une hauteur, un enfilement de rue, plutôt qu’une conquête méthodique.  Dans le cas de Kherson les forces russes ont été contraintes de quitter la ville avant même des combats destructeurs et meurtriers, tant leur position était devenue intenable.

Kiev ou Severodonetsk ont répondu aux mêmes logiques : canaliser les flux adverses, mettre en place des barrières, des points de passages obligés, utiliser les rivières pour disposer ou contraindre le réapprovisionnement et les renforts adverses.

Il apparait ainsi selon les deux chercheurs que la clé réside dans la capacité des forces à combiner la puissance de feu des armes, la complémentarité des troupes, en usant au maximum d’une reconnaissance efficace. Repérer, identifier l’adversaire, puis concentrer le feu sont les clés. Sans soutien mutuel, usant simplement de vagues, l’artillerie, les blindés puis l’infanterie, c’est courir à l’échec assuré dans le combat urbain contemporain.

 

 

 

« Dans les villes, les armées doivent pouvoir se défendre et attaquer, et basculer rapidement entre les deux »

 

Les villes sont des points de fixation qu’il est impossible de contourner. Les camps sont donc contraints à l’offensive vis-à-vis de ces places, mais doivent aussi être capables de basculer rapidement dans une logique défensive. Fort à propos, les deux chercheurs citent le cas de l’aéroport de Hostomel du 25 au 28 février 2022. Après avoir sécurisé par un raid aéromobile, les quelques 300 soldats russes furent incapables de défendre leurs positions face à la contre-attaque menée, entre autre, par la 4e brigade de réaction rapide ukrainienne. Le schéma s’est répété à Izyium et Koupiansk, en septembre dernier, lorsque les forces russes ont été incapables de conserver leurs conquêtes initiales, pourtant décisives pour la logistique des forces d’occupation.

Quant à la bataille de Marioupol (24 février au 20 mai 2022), elle s’avère être un cas d’école de défense. Face à un adversaire largement supérieur en nombre, la variété des approches défensives, l’utilisation des sous-sols, des positions défensives spécifiques offertes par la solidité des bâtiments industriels, a permis de fixer jusqu’à quarante mille soldats russes, alors qu’ils auraient pu renverser le cours de la guerre en intervenant décisivement ailleurs.

 

 

 

« Une armée qui ne peut pas exécuter de manœuvre interarmes en souffrira »

 

Du côté russe, c’est quasiment l’exact opposé : des déficits à tous les niveaux, commandement, entrainement, moral, rien n’a été au niveau ce qui s’est traduit par une incapacité chronique à développer la moindre manœuvre décisive ou simplement efficace. Partant de ce constat, l’armée russe semble s’en être remise à une approche simple, rustique, tout aussi dévastatrice que meurtrière : la masse. Déluge de feu, concentration d’assauts humains sans tenir compte des pertes. Ceci est d’autant plus incroyable qu’en termes d’armes et d’effectifs, il serait tout à fait possible d’envisager des approches interarmes beaucoup plus efficaces et moins couteuses selon les deux spécialistes.

 

 

Conclusion : La ville au cœur de la guerre en Ukraine, des leçons à méditer

 

Les mots des deux chercheurs sont limpides et méritent d’être cités in extenso :

L’Ukraine est un vaste pays de près d’un quart de million de kilomètres carrés. Et pourtant, c’est le faible pourcentage du territoire ukrainien couvert par les villes qui a caractérisé de manière disproportionnée la conduite de la guerre au cours de l’année écoulée. Pour ceux qui recherchent des leçons sur l’avenir de la guerre, ce fait est révélateur. Les leçons offertes par les douze derniers mois de la guerre en Ukraine doivent être identifiées, et elles doivent éclairer la manière dont l’armée américaine conçoit, planifie, prépare et mène la guerre urbaine.

 

Un article passionnant donc, accessible pour qui lit l’anglais. J’aurai l’occasion de revenir sur les trésors de ce site sous peu. Le propos est convaincant, même si un regard critique reste nécessaire. La mise en avant des failles russes et du savoir-faire ukrainien permet aussi de valoriser le travail de l’armée américaine qui forme, équipe et conseille les forces ukrainiennes. Il n’en reste pas moins que les échecs russes sont à ce jour mesurables. Il est tout aussi perceptible que la guerre est loin d’être finie et que la destruction systématique des villes ukrainiennes, à l’image de Marioupol ou de Bakhmout, fait partie d’une stratégie de long terme. Raser, épuiser sont les bases de cette guerre d’attrition qui semble désormais être le choix, contraint mais assumé, de Moscou. La ville au cœur de la guerre va rester une triste réalité.

Dans ce chaos, les villes et encore plus les civils qui y survivent, il faut toujours le rappeler, sont les victimes de ces combats acharnés.

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Logo : bombardements russes à Marioupol,  Wikimedia Commons 

Article à retrouver dans son intégralité ici : Twelve Months of War in Ukraine Have Revealed Four Fundamental Lessons on Urban Warfare