Pourquoi et jusqu’à quelles limites faire la guerre ? Questions essentielles, les réponses n’en sont pas moins parfois complexes et déroutantes. Sonder au mieux les guerres limitées sera au coeur de ce second épisode.

Afin d’essayer de mener ma tâche au mieux je vous propose, après avoir exploré la question de la dissymétrie des moyens engagés en Ukraine, à Gaza ou en Mer Rouge, de plonger dans deux grands classiques : Carl von Clausewitz et Julian S. Corbett

 

Deux éminents stratégistes

 

Nous ne présenterons pas le premier, sans doute déjà largement connu, au moins de nom, y compris du grand public. Il sera toujours possible, si vous avez 1h45 devant vous, de retrouver quelques réflexions ici, ainsi que des références essentielles pour aborder l’œuvre et la vie du Prussien S’il ne devait y avoir qu’une référence, en dehors des écrits du stratège bien entendu, il faut se plonger dans la biographie de Bruno Colson, Clausewitz ; Perrin, 2016 ; 517 pages .

Le second, Julian S.Corbett, fut « un civil chez les marins » comme le présente avec finesse Hervé Coutau-BégarieVoir Julian S.Corbett, Principes de stratégie maritime, préface de Hervé Coutau-Bégarie, Economica, Bibliothèque stratégique, 1993, p.8..

Sondant l’œuvre de Clausewitz pour son nourrir sa propre réflexion, il explora fort justement les fondements des limites de la guerre, de la guerre limitée. Pour situer l‘auteur, je vais simplement m’appuyer sur l’édition française proposée par le stratégiste français en 1993, qui nous a quitté bien trop tôthttps://www.lemonde.fr/blog/aboudjaffar/2012/03/16/herve-coutau-begarie-un-testament-davenir/ :

Dépassant la simple analyse de la guerre navale, l’auteur appréhende la stratégie maritime comme une véritable discipline intellectuelle, sous-tendue par une épistémologie et posant de véritables enjeux philosophiques sur la nature et les fins de la guerre. Publiés en 1911, les Principes de Stratégie maritime constituent l’un des livres les plus achevés de stratégie théorique du XXe siècle. La présente édition est faite à partir d’une traduction de 1918 restée inédite et qui a été revue et corrigée. Elle est précédée d’une préface d’Hervé Coutau-Bégarie sur la portée de l’oeuvre de Corbett. Julian S. Corbett (1854-1922) est pratiquement inconnu en France. Il est pourtant un maître de la stratégie, le premier, et encore aujourd’hui le seul, à avoir transposé à la stratégie maritime les enseignements de Clausewitz.

Sir Julian Stafford Corbett ()

Clausewitz et les guerres limitées, ou les limites de la guerre

 

Pour Clausewitz, si « la guerre n’est pas un acte isolé », dans le sens où les protagonistes, les belligérants, sont en interaction constante, elle « n’est ni un passe-temps, ni pure et simple passion du triomphe et du risque, non plus que l’œuvre d’un enthousiasme déchainé : c’est un moyen sérieux en vue d’une fin sérieuse ». Elle est « un véritable instrument politique, une poursuite des relations politiques, une réalisation de celles-ci par d’autres moyens De la Guerre, Livre I, Chapitre I». Dans le chapitre II du premier livre de son œuvre phare, Clausewitz explore « la fin et les moyens dans la guerre ». Il explore notamment la question des forces militaires, du territoire et de la volonté de l’ennemi. L’une des clés essentielle est la volonté car, tant que l’ennemi disposera de la volonté de combattre, même frappé par une lourde défaite militaire, il pourra poursuivre la lutte et donc la guerre. Cette volonté peut être sapée par le temps, par l’usureVoir l’excellent article de Olivier Zajec paru dans le magasine DSI n°169, janvier-février 2024 et disponible en ligne ici : Stratégie et potentiel sacrificiel .

« Par conséquent, si l’intention négative, c’est-à-dire la concentration de toutes les ressources en vue d’une pure résistance, confère la supériorité dans le combat, et si celle-ci est assez grande pour contrebalancer la prépondérance éventuelle de l’ennemi, alors la simple durée du combat suffira peu à peu à amener la dépense de force de l’ennemi jusqu’au point où son objectif politique ne sera plus un équivalent adéquat ; donc un point où il devra abandonner la lutte. Nous voyons donc que la méthode qui consiste à épuiser l’ennemi comprend les cas nombreux où le plus faible doit résister au plus fort ».

Cette approche avait déjà été abordée par le stratège dans une esquisse de ce qui devait être un triptyque ; « De la guerre » devait en effet être complété par un traité sur la petite guerre, la guérilla, à partir des cours qu’il avait prodigués entre 1810-1811 à la Kriegsakademievoir la biographie de Bruno Colson op cit, et d’un traité de tactique, dont un fragment nous est parvenu, publié sous le titre de « Théorie du combat »Carl von Clausewitz, Théorie du combat, préface de Thomas Lindemann, Bibliothèque stratégique, Economica, ISC, Paris, 2014. Sur le plan tactique Clausewitz y explore cette usure en précisant « si l’adversaire raccourci son front de la même manière, le défenseur conserve toujours l’avantage que le combat n’a plus de caractère élargi et décisif mais concentré et durable. Or la durée du combat présente plus d’intérêt pour le défenseur ».

Cette usure des forces est l’un des chemins menant vers la victoire, qui est « la retraite de l’ennemi sur le champ de bataille », lorsqu’ « il est possible d’amener un chef de guerre à abandonner le combat var il n’a plus d’espoir de retourner la situation. Il doit même craindre encore une dégradation de la situation actuelle »Théorie du combat, op cit. p.25-26.

Il faut donc selon le stratège prussien prendre le temps pour les décideurs politiques de bien peser le pour et le contre d’une guerre, de bien structurer sa pensée pour définir les buts de cette confrontation désirée ou subie. Jusqu’où aller dans les efforts à fournir ? C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il analysa, dès 1802, les campagnes de Gustave Adolphe, soulignant le poids déterminant à ses yeux du facteur moral, de la détermination, bien plus que du facteur matériel.

« Il nous faut admirer d’une part l’esprit d’entreprise de Gustave Adolphe, la confiance qu’il avait en ses talents et en les erreurs de ses ennemis. […] Nous devons considérer d’autre part par cette rapide évolution de la situation, aboutissant à un effondrement tel de la position dominante de l’empereur qu’il fut contraint d’abandonner à lui-même le seul général qui se fût opposé avec courage et résolution au conquérant téméraire.

En persévérant durant six mois dans la misère de son camp de Garz, en faisant effort pour soutenir Kolberg et en s’accrochant aux villes les plus importantes de Poméranie lorsque les Autrichiens furent contraints d’abandonner l’ensemble du duché, Torquato a montré en vérité qu’il était l’un des esprits vaillants de son temps et qu’il avait assurément plus de valeur que les chefs de guerre lors de conflits postérieurs.

Loin de croire, comme certains auteurs modernes, que la guerre de Trente Ans a duré aussi longtemps pour la seule raison que les généraux n’ont pas su la terminer, nous sommes persuadés que les guerres récentes n’ont pris fin si rapidement que parce que le courage de lutter jusqu’au bout a fait défaut »Sur la guerre et la conduite de la guerre, Oeuvres posthumes du Général von Clausewitz, traduction de Gérard Reber, la maison du dictionnaire, Paris, 2008, p.62.

Si nous revenons à De la guerre, toujours dans le Livre I, chapitre premier, l’auteur précise un quart de siècle plus tard :

« Si toutes nos considérations se ramènent à un calcul de probabilités à partir de personnes et de circonstances déterminées, l’objectif politique, en tant que mobile initial, devient un facteur tout à fait essentiel de ce produit. Plus le sacrifice que nous exigeons de l’adversaire sera petit, plus nous pouvons nous attendre à de faibles efforts de sa part pour nous le refuser. Mais plus ces efforts seront faibles, plus les nôtres pourront l’être également ».

Toute la question serait donc de savoir quelles limites les belligérants vont imposer, ou subir, dans la guerre. Pousser les efforts au maximum peut en effet donner un avantage sur le champ de bataille, mais risque tout autant de pousser l’adversaire dans ses retranchements. C’est ici l’une des leçons de la conférence de Anfa (ou Casablanca), qui se tint au Maroc du 14 au 24 janvier 1943 et qui, du côté allié, abouti entre autres choses à l’exigence d’une capitulation sans conditions de l’Axe.

La réponse nazie, peu après la chute de Stalingrad, fut d’enfoncer le coin final dans la porte de la guerre totale, de la guerre absolue tant crainte par Clausewitz en son temps.

 

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Julian S. Corbett et la grille de lecture de Clausewitz

 

Le texte suivant est long mais du fait de sa richesse j’ai décidé de ne point le couper. Peut-être aussi donnera-t-il envie de découvrir cet auteur méconnu.

« En considérant le sujet sous cet aspect, on s’écarte beaucoup de la théorie de la « Guerre absolue » par laquelle Clausewitz avait commencé son travail. Selon cette théorie, la « Guerre absolue » était la forme idéale, à laquelle toutes les guerres devaient tendre et celles qui n’y parvenaient point étaient des guerres imparfaites, où manquait le véritable esprit militaire. Mais aussitôt qu’il eut compris que, dans la vie réelle, le facteur moral prime toujours sur le facteur purement militaire, il vit qu’il avait travaillé sur une base trop étroite, une base purement théorique en ce sens qu’elle ignorait le facteur humain. Il commença à s’apercevoir qu’il était illogique d’affirmer, comme fondement d’un système stratégique, qu’il n’y avait qu’un seul modèle auquel toutes les guerres devaient se conformer. A la lumière de sa compréhension complète et finale de la valeur du facteur humain, il vit les guerres se partager en deux catégories bien définies, chacune de ces catégories demandant légitimement à être traitée d’une manière radicalement différente et non pas nécessairement d’après les règles de la « Guerre absolue ».

Il vit qu’il existait une classe de guerres où l’objet politique était d’une importance si vitale pour les deux belligérants que ceux-ci chercheraient à combattre jusqu’à l’extrême limite de leur endurance. Il en existait une autre, où l’objet était de moindre importance, ce qui revient à dire que sa valeur pour l’un ou l’autre des belligérants n’était pas telle qu’elle justifiât des sacrifices illimités de sang et d’argent. Ce sont ces deux sortes de guerres qu’il appela provisoirement « illimitées » et « limitées ». Par là, il ne voulait pas dire qu’il ne faut pas employer ses forces avec toute la vigueur qu’on peut leur donner ; mais plutôt, qu’il peut y avoir une limite au-delà de laquelle il serait de mauvaise politique de déployer cette vigueur; une limite au-delà de laquelle il serait plus sage d’abandonner son objet que d’y épuiser ses forces ou même de les engager à fond.

Il est nécessaire de saisir bien nettement cette distinction, car à la légère on la confond souvent avec celle déjà signalée et que Clausewitz avait établie dans la première partie de son ouvrage – à savoir, la séparation entre ce qu’il appelle le caractère de la guerre moderne et le caractère des guerres qui ont précédé l’ère napoléonienne. On se rappelle qu’il a insisté sur le fait que les guerres de son temps ont été des guerres entre des nations armées, avec une tendance à jeter tout le poids de l’action dans le combat, tandis qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, les guerres étaient faites par des armées permanentes et non par des nations entières en armes. La différence est réelle et a des conséquences étendues, mais elle n’a aucun rapport avec la distinction des guerres « limitées » ou ‘illimitées ». La guerre peut être faite dans le système napoléonien pour un objet limité comme pour un objet non limité.

Un exemple moderne va nous servir à éclaircir ce point. La guerre russo-japonaise a été faite avec un objet limité : l’affirmation de certaines prétentions sur des territoires qui ne faisaient pas partie des possessions de l’un ou de l’autre des belligérants. Les hostilités ont été conduites selon des méthodes tout à fait modernes par deux nations armées et non par des armées permanentes seules. Mais l’intérêt qu’attachait l’un des belligérants à l’objet était si limité qu’il l’a conduit à abandonner la guerre bien avant que sa force totale, en tant que nation armée, fût épuisée ou même mise en mouvement. La dépense d’existences et d’argent que la lutte entraînait dépassait la valeur de l’objet. Clausewitz attachait plus d’importance à cette seconde distinction, entre guerres « limitées » et « illimitées » qu’à la première fondée sur la nature positive ou négative de l’objet.

Il mit longtemps à y parvenir. Son grand ouvrage De la Guerre, tel qu’il nous l’a laissé, procède presque entièrement de la conception de l’offensive et de la défensive en tant qu’application de l’idéal napoléonien de la « Guerre absolue ». La nouvelle idée lui est venue seulement à la fin de sa vie, alors que dans toute sa maturité intellectuelle, il étudiait l’application de ses spéculations stratégiques à la construction d’un plan de guerre, en prévision d’une rupture avec la France. Ce n’est que dans le dernier livre sur les plans de guerre qu’il a commencé à en traiter. À ce moment, il avait saisi le premier résultat pratique auquel menait sa théorie. Il vit que la différence entre les guerres limitées et illimitées en entraînait une capitale dans les façons de les conduire. Quand l’objet se trouve « illimité », et sollicite en conséquence l’usage de toutes les forces ennemies, la lutte ne peut évidemment comporter de décision définitive avant que les dites forces n’aient été complètement écrasées. À moins d’avoir un espoir raisonnable d’y parvenir, le recours aux armes est une mauvaise politique et mieux vaut ne pas entrer en guerre. Au contraire, dans le cas d’un objet limité, la destruction complète des armées adverses n’est pas nécessaire. Il est clair que vous pouvez en ce cas atteindre votre but, si vous pouvez vous saisir de l’objet et si, vous prévalant des avantages propres à la défensive, vous pouvez créer une situation telle qu’il en coûtera à l’ennemi pour vous en chasser plus que ne vaut pour lui l’objet.

Principes de stratégie maritime, Bibliothèque stratégique, Economica, ISC, Paris, 1993, p.55-56»

Le texte a le grand mérite de dissiper une erreur commune quant à la guerre limitée. Loin de s’appliquer mécaniquement et simplement aux moyens employés, il s’agit bel et bien de penser la limitation des objectifs. Si ces derniers peuvent être limités, les forces employées pour y parvenir peuvent être extrêmement conséquentes. Tout réside dans le but cherché, lequel n’appelle pas obligatoirement à la destruction totale des armées adverses. Comment appliquer ces grilles de lecture aux tensions meurtrières actuelles en Ukraine et à Gaza ?

 

L’Ukraine et Gaza  : les guerres limitées mises en perspectives à la lecture de Clausewitz et Corbett

 

La guerre en Ukraine et celle entre le Hamas et Israël au cœur de la bande de Gaza appartiennent donc à des guerres limitées. Il ne s’agit pas tant des moyens que des objectifs. Concernant la première des deux, ces derniers semblent assez lisibles : pour la Russie, renverser le pouvoir à Kiev ayant échoué dans sa première phase, il s’agit à présent de conserver des territoires durement acquis, en restant sous le seuil d’une confrontation bien plus destructrice avec les OccidentauxVoir Michel Goya et son excellent blog, La Voie de l’épée : extension du problème de la lutte. Pour Kiev, après avoir résisté, il s’agit maintenant d’essayer de libérer son territoire. Dans les deux cas la destruction totale de l’adversaire n’est pas de mise, même si l’invasion initiale a pu l’escompter (mais sur un pari reposant sur des moyens beaucoup trop limités comme l’ont montré Michel Goya et Jean Lopez dans « L’ours et le renard »).

L’intervention de Tsahal pose d’autres questions. À Gaza, le but affiché par Tel-Aviv renvoie à la destruction du Hamas à Gaza « Une seule chose est claire, Gaza ne sera plus gouvernée par le Hamas quand cette guerre sera terminéesource AFP voir https://www.lexpress.fr/monde/detruire-le-hamas-et-apres-israel-dans-le-flou-des-scenarios-dapres-guerre-I7OHEPMBEVH5RMJWR6X4OGQFS4/ » et pas à la destruction totale de Gaza. Le but est bien politique, supprimer une menace identifiée, même s’il pourrait aussi devenir plus absolu dès lors qu’il s’agirait de détruire l’idée même du Hamas.

Concernant le Hamas le but ne pouvait être que limité, car l’asymétrie de moyens à disposition rend de facto impossible une invasion totale d’Israël. Mais une attaque limitée dans ses buts peut tout à fait produire des effets très positifs, dès lors que l’adversaire s’engage sur une voie périlleuse, dans une contre-offensive désavantageuse, sur le plan militaire et/ou moral ou médiatique. C’est tout le piège du Hamas que de provoquer la foudre de Tsahal, sous les regards des médias du monde entier. Corbett illustre pleinement cette approche, toujours en partant de sa lecture du prussien :

« Dans la note qu’il écrivit alors, lorsqu’il perçut cette distinction pour la première fois, il définit comme suit ces deux natures de guerres : « Premièrement, les guerres dans lesquelles l’objectif est de renverser l’ennemi, que ce soit parce que nous visons sa destruction politique ou simplement parce que nous voulons le désarmer pour le contraindre à conclure la paix selon nos propres conditions. Deuxièmement les guerres dans lesquelles notre objectif est simplement de faire des conquêtes sur les frontières de l’ennemi, soit pour -les conserver d’une façon permanente, soit pour en faire une matière d’échange lors du règlement de la paix ». Il avait l’intention, s’il avait vécu, d’exposer dans son huitième livre l’idée profonde qu’il avait conçue. Il dit de ce livre : « L’objet principal sera d’exposer les deux points de vue ci-dessus, par lesquels toute chose sera simplifiée et recevra en même temps le souffle de la vie. J’espère dans ce livre arracher beaucoup d’idées fausses des cerveaux des stratèges, des hommes d’État et montrer au moins quels sont l’objet de l’action et le véritable point de vue à considérer dans la guerre.

Cet espoir ne fut jamais réalisé et c’est pourquoi, sans doute, sa pénétrante analyse est restée si ignorée. Le huitième livre, tel que nous le possédons, n’est qu’un fragment. Au printemps de 1830, à un moment d’anxiété où il semblait que la Prusse allait rassembler ses forces pour entamer une lutte isolée contre la France, il fut appelé à un commandement actif. En considérant ce qu’il a laissé de son livre « Des plans de guerre », il déclare qu’il est simplement une piste grossièrement tracée à travers la masse de la matière, de façon à fixer les points les plus importants. Il était dans ses intentions, dit-il, « de transférer l’esprit de ces idées dans ses six premiers livres », de couronner son oeuvre en insistant sur deux grandes propositions définitivement mises au point ; à savoir : que la guerre est une forme de la politique et que, par suite, elle peut être limitée ou illimitée.

Chacun est libre d’apprécier la manière dont l’ensemble de son oeuvre eût été revu d’après cette nouvelle idée : mais le fait reste indiscutable. Pendant l’hiver, en face de l’attitude menaçante de la France à propos de la Belgique, il établit un plan de guerre et ce plan n’était pas conçu selon la méthode napoléonienne qui fait de la force armée de l’ennemi le principal objectif stratégique, mais il visait à saisir un objet territorial limité et à obliger les Français à procéder à une contre-offensive dans des conditions désavantageuses. Le mouvement révolutionnaire en Europe avait brisé la Sainte Alliance. La Prusse se trouvait non seulement presque seule en conflit avec la France, mais elle était elle-même encore sapée par la révolution. Il était au-dessus de ses moyens d’adopter la forme supérieure de guerre et de chercher à détruire la force armée de l’ennemi. Mais elle pouvait cependant utiliser la forme inférieure, et en s’emparant de la Belgique, elle pouvait contraindre la France à une tâche si épuisante que le succès n’était pas impossible. C’est exactement de cette manière que nous tentâmes de commencer la guerre de Sept Ans, c’est exactement ainsi que les Japonais conduisirent avec succès leur guerre contre la Russie. Et ce qui est encore plus étonnant, c’est sur des principes semblables qu’en des circonstances similaires, Moltke, en 1859, établit son premier plan de guerre contre la France. Son idée, à cette époque, était analogue à celle qui, d’après Jomini, eût dû être celle de Napoléon en 1812. Elle consistait, non pas à attaquer directement Paris ni la principale armée française, mais à occuper l’Alsace-Lorraine et à tenir ce territoire jusqu’à ce que les événements lui eussent donné la prépondérance nécessaire pour utiliser la forme supérieure de guerre ou pour imposer une paix favorable »op cit. p59.

Attaquer avec un objectif limité afin de pousser l’adversaire à agir selon notre volonté, pour qu’il commette une faute qui sera exploitable. Une guerre limitée dans ses buts mais permettant néanmoins d’espérer une victoire finale, politique.

Mises en application contemporaines

 

Si les objectifs sont limités, il n’en reste pas moins, ce qui confirment les analyses de Clausewitz et de Corbett, que les moyens engagés peuvent quant à eux être extrêmement importants. Dès lors se pose pour les belligérants la question du coût humain et matériel. Tant que le combat ne devient pas existentiel au sens strict du terme (détruit militairement à Gaza, le Hamas pourrait survivre ailleurs, à Doha par exemple), la perspective d’un moment où les négociations s’imposeront d’elles-mêmes devant le coût trop important de la guerre, existe toujours.

 

Autre élément majeur, l’idée du centre de gravité à la guerre, souvent réduit à l’armée, comme point à détruire pour emporter la décision, doit largement être nuancé. Non, Clausewitz n’est pas un apôtre exclusif de la destruction des armées adversaires au sens physique du terme. La destruction est davantage psychologique, morale ; il s’agit de briser la volonté de se battre. La recherche de la bataille décisive, typiquement reliée à l’approche napoléonienne, par exemple lors de la campagne de Russie en 1812, cohabite avec l’approche plus subtile d’une conquête limitée d’objectifs afin de pousser l’adversaire à la faute. Clairement aujourd’hui c’est le chemin pris par les Russes en Ukraine, qui semblent se contenter de tenir ce qui a été conquis, sans pour le moment basculer réellement dans une guerre totale parfois vite mise en avant dans les médias.

Par manque de moyens ou par choix stratégique ? Voilà une question qui méritera d’être posée plus tard. De son côté, quelques jours après l’invasion russe, Thomas Gomart a perçu un basculement de la Russie d’une posture de guerre limitée vers une logique de guerre totale.

 

Pour l’amiral Rob Bauer, président du Comité militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), la question d’un basculement réel vers cette guerre totale avec la Russie ne serait presque plus qu’une question de tempshttps://www.ladepeche.fr/2024/01/20/guerre-en-ukraine-un-haut-responsable-de-lotan-affirme-quune-guerre-totale-avec-la-russie-pourrait-avoir-lieu-sous-20-ans-11708655.php. Si tel est le cas, pour le moment nous sommes donc encore dans le cadre d’une guerre limitée. L’un des objectifs limités actuels renvoie à la question de la sécurisation des voies maritimes en Mer Rouge face aux Houthis. L’occasion de retrouver Julian S.Corbett dans la suite de ce dossier, accompagné pour le coup d’une autre grande figure de la réflexion stratégique maritime, Alfred Thayer Mahan.