Buts et moyens de guerre, attrition et politique : 2024 s’ouvre comme 2023 s’était achevée, au son des armes dans la Bande de Gaza, au large du Yémen ou encore au cœur de l’hiver ukrainien. Il ne se passe pas une journée sans que l’un de ces conflits armés n’occupe les écrans d’information. Depuis quelques semaines c’est une question lancinante qui revient : dans quelle mesure les moyens engagés par les différents protagonistes permettent-ils, ou non, d’envisager une solution aux conflits ? Les buts de guerre sont-ils en adéquation avec les enjeux politiques, mais aussi militaires et économiques ? Le constat de la dissymétrie des moyens mérite de se poser un peu pour en explorer les logiques.
Je me propose dans cette série d’articles de faire un tour d’horizon médiatique de ces dernières semaines, afin de montrer combien la question de l’interaction entre les moyens et les buts de guerre pose de plus en plus question sur la scène médiatique. Mais ces questions sont aussi l’occasion de mettre en perspective les faits avec la pensée de différents théoriciens des XIXè et XXè siècles.
Renvoyant au questionnement profond des buts de guerre et de l’approche limitée de cette dernière, l’analyse se propose de (re)découvrir certaines approches de Carl von Clausewitz, mais aussi Alfred Thayer Mahan ou encore Julian S.Corbett qui, bien qu’anciennes, sont tout à fait pertinentes pour tacher de mesurer un peu mieux ce qui se joue. Au bout du compte, c’est la notion d’attrition, au cœur de nombreuses problématiques actuelles, qui sera explorée par la mise en perspective d’un autre penseur majeur, largement méconnu, Alexandre Svetchine.
Si la guerre en Ukraine et la guerre entre le Hamas et Israël seront naturellement mobilisées, le cas des attaques des Houthis et de leurs réponses occidentales, occupera également une place importante dans cet article. En effet, ce conflit armé qui n’est pas une guerre, permet pleinement d’explorer la question des buts de guerre, et de questionner les perspectives d’une dissymétrie de moyens posant de plus en plus question.
Ciels ukrainien et israëlien, la saturation
Qu’il s’agisse de la campagne de bombardement russe contre l’Ukraine ces dernières semaines ou des attaques de roquettes du Hamas contre Israël depuis le 7 octobre dernier, un constat s’impose rapidement : la masse des munitions employées est énorme.
Le constat de la dissymétrie des moyens, le cas du « Dôme de fer »
Le « Dôme de fer » apparaît une réponse technique globalement efficace aux attaques de roquettes du Hamas. Si certaines munitions parviennent à passer entre les mailles du filer, il n’en reste pas moins que le système offre de sérieuses garanties d’efficacité, comme l’illustre ce reportage. Datant de 2021, il fait référence au lancement par le Hamas de près de 1000 roquettes contre Israël, en trois jours (à partir du 10 mai 2021), traitées par des batteries anti-missiles, chacune équipées de 3 lanceurs alimentés par 60 missiles d’interception au total. À 50 000 dollars pièce le missile, la facture grimpe très vite. C’est d’ailleurs dans cette logique qu’est développé par Rafael Advanced Defense Systems l’Iron Beam, un laser nettement moins onéreux (3,5 dollars le tir) pour une efficacité identique …
Comme l’illustrent les attaques depuis octobre 2023, l’idée tactique est d’essayer de saturer le ciel de cibles, afin que certains projectiles ne puissent être interceptés. En résulte une consommation importante pour Israël de missiles coûtant plus chers que les vecteurs, parfois très artisanaux, du Hamas.
Mais des solutions sont en développement pour contourner ce problème et réduire drastiquement les coûts. Le constat de la dissymétrie des moyens a imposé la nécessaire adaptation. La guerre est dialectique …
L’impossible imperméabilité du ciel ukrainien
Dans le cas ukrainien, la fin d’année 2023 a été marquée par une campagne de bombardements intensifs contre les villes ukrainiennes.
De façon assez évidente l’approche tactique vise également à saturer les défenses anti-aériennes de cibles, au moyen de vecteurs de qualité médiocre et peu onéreux, à l’instar des Shahed 136 iraniens, afin de permettre à ses missiles les plus performants (Kinjal, Kalibr et Iskander), et aussi les plus onéreux, de toucher leurs cibles. Depuis le début de la guerre ce ne sont pas moins de 7400 missiles et 3700 drônes de type Shahed qui ont ainsi frappé le sol ukrainien https://www.reuters.com/world/europe/russia-has-fired-7400-missiles-3700-shahed-drones-war-so-far-kyiv-says-2023-12-21/.
Afin de faire face à la menace, à grand renfort de battage médiatique, les alliés de l’Otan (comprendre ici essentiellement l’Oncle Sam) ont offert des batteries de Patriots. Ce système, particulièrement performant, a permis de contrer pour partie les attaques russes ; mais à quel prix ? Un exemple éclaire cette question. Le 17 mai dernier, un système Patriot semble avoir été incapable de faire face correctement à une attaque de Kinjal, l’un de ces derniers se jouant de pas moins de 32 missiles censés l’empêcher de frapper. Cette salve à elle seule a coûté 96 millions de dollars https://militarywatchmagazine.com/article/patriot-station-batteries-destroyed-hypersonic.
La France et l’Italie ont offert de leur côté le système SAMP/T MAMBA pour compléter le dispositif de protection anti-aérienne. Ce dispositif repose sur des missiles ASTER 30, à 2 millions d’euros l’unité.
Si le 28 décembre dernier les États-Unis ont fini par débloquer une aide de 250 millions de dollars pour financer, entre autres, des munitions pour les systèmes anti-aériens, il n’en reste pas moins que la majorité républicaine au Congrès bloque toujours l’aide demandée par Joe Biden et Volodymyr Zelensky de 61 milliards de dollars https://www.latribune.fr/economie/international/guerre-en-ukraine-washington-debloque-sa-derniere-tranche-d-aide-militaire-possible-pour-cette-annee-986680.html. Les données financières donnent le tournis mais cette simple salve du 17 mai 2023 montre le coût faramineux de ces systèmes de défense. Du côté de l’UE la problématique est la même avec le blocage hongroishttps://www.francetvinfo.fr/monde/europe/union-europeenne/guerre-en-ukraine-apres-le-blocage-de-la-hongrie-l-ue-a-la-recherche-d-un-plan-b-pour-envoyer-50-milliards-d-euros-d-aide-a-kiev_6249936.html.
Ces problèmes de financements viennent s’ajouter aux difficultés industrielles majeures pour produirehttps://www.defenseone.com/business/2023/11/race-make-artillery-shells-us-eu-see-different-results/392288/, en Europe notamment, suffisamment de munitions pour l’Ukraine, ce qui a été reconnu par Bruxelles en novembre 2023.
D’un point de vue opérationnel, ceci impacte donc clairement l’armée de Kiev engagée dans un combat d’attrition sur de nombreux secteurs du front https://www.wsj.com/politics/national-security/pentagons-ukraine-coffers-run-dry-threatening-kyivs-grip-on-its-territory-5862a95f.
Une facture et des stocks
Le constat de la dissymétrie des moyens semble établi : d’un côté les nouvelles tactiques russes semblent largement épuiser les stocks ukrainiens. La facture augmente de façon exponentielle alors même que les aides financières semblent bloquées. De l’autre la capacité à remplacer les stocks, c’est-à-dire la question industrielle, est aussi au cœur des problèmes rencontrés par les alliés de l’Ukraine. Notons que pour la Russie la problématique existe également, comme l’illustrent la nécessité de s’approvisionner auprès de l’Iran ou de la Corée du Nord pour refaire les stockshttps://edition.cnn.com/2023/11/01/asia/north-korea-one-million-shells-russia-ukraine-war/index.html.
Fort heureusement pour les Ukrainiens les matériels fournis sont de grande qualité et permettent, malgré leur quantités réduites, de frapper fortement les forces russes, à l’image des missiles Sclap / Storm Shadow français et britanniques.
Cette aide hautement qualitative a d’ailleurs été confirmée par le président Macron il y a quelques jours.
La facture des Houthis
Pendant ce temps là, au coeur de l’hiver occidental, au large du Yémen, les attaques de Houthis menacent une nouvelle fois le trafic maritime commercial, se permettant même de cibler également des navires militaires occidentaux croisant en Mer Rouge. C’est ainsi qu’il y a un mois maintenant, la frégate multi-missions (FREMM) Languedoc a détruit plusieurs cibles lancées par les Houthis.
De façon globale les rebelles utilisent de multiples vecteurs, passant des missiles aux drônes, après avoir été capables de monter une opération héliportée en fin d’année 2023.
Les munitions Houthis, pour l’essentielle de qualité médiocre au regard des standards occidentaux, ne sont pas des plus onéreuses. Les drônes par exemple peuvent coûter environs 2000 dollars pièce. Un missile Aster tiré par une FREMM coûte environs 1 million d’euros. Le Pentagone a fait remonter dernièrement des études mettant dans la balance le ratio 2 millions de dollars par missile pour intercepter des cibles dont le coût s’évalue en milliers de dollars https://www.politico.com/news/2023/12/19/missile-drone-pentagon-houthi-attacks-iran-00132480 . Ceci sans parler du coût des navires à la mer (un groupe aéronaval représente d’un point de vue opérationnel une dépense quotidienne qui se situe entre 6 et 8 millions de dollars par jour https://themaritimepost.com/2021/07/video-how-much-the-us-navy-spends-annually-on-the-operation-of-its-warships/ il apparait clair que les sommes en jeu sont énormes.
Elles le sont d’autant plus que Londres et Washington se sont lancés dans une opération aérienne punitive contre les Houthis ces dernières semaines, à grand coup de missiles Tomahawks. Ainsi le 12 janvier dernier, ce sont 80 Tomahawks qui ont frappé leurs cibles au Yémen, ce qui représente un coût total de 1,8 millions de dollars par missiles https://news.usni.org/2024/01/12/centcom-uss-carney-launched-tomahawk-land-attack-missile-against-houthi-radar-site.
La question du rapport coût bénéfice
Signalons tout d’abord que ces attaques Houthis, présentées comme une réponse aux assauts israéliens contre Gaza suite à l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, s’inscrivent dans un temps bien plus long. Depuis de nombreuses années les Houthis se sont attaqués à des cibles en Arabie Saoudite et en Mer Rouge, comme le signale Luca Nevola dans un article du 5 janvier dernier. Déjà entre 2015-2016, puis en 2017, en 2020 et 2021, les Houthis se sont attaqués au trafic maritime, sous diverses formes https://acleddata.com/2024/01/05/qa-why-are-yemens-houthis-attacking-ships-in-the-red-sea/.
Ceci posé, comme l’a très bien démontré la table ronde des RSMED 2023 consacrée à la Mer Rouge et aux tensions géopolitiques régionales, cet axe est vital pour l’Europe et, de façon plus globale, pour une bonne part de l’économie mondiale Compte-rendu de la table ronde « Du canal de Suez à la corne de l’Afrique, un enjeu stratégique majeur » : https://www.clionautes.org/du-canal-de-suez-a-la-corne-de-lafrique.html. Dans ce sens les coûts engendrés par ces opérations de défense sont à mettre dans la balance face au risque.
De la même façon les tirs de Scalp ou Storm Shadow en Ukraine, pour onéreux qu’ils soient, « rapportent » bien plus quant à leur capacité à détruire des cibles de premier choix, des navires ou sous-marins russes performants et plus couteux que les missilesCas du Rostov-sur-le-Don très durement touché par une frappe en septembre dernier, et valorisé à hauteur de 300 millions de dollars environs https://air-cosmos.com/article/le-sous-marin-rostov-on-don-totalement-detruit-66263, tout en permettant de mettre en défaut les capacités logistiques de l’adversaire russe.
Simultanément il s’avère que la question de l’épuisement des munitions peut aussi devenir un véritable problème. Si l’argent ne devait pas être un problème (ce qui est loin d’être une question simple), la capacité à reconstituer des stocks, sur une base industrielle performante, est tout aussi cruciale. En 2021, déjà face aux Houthis, l’Arabie Saoudite (qui n’est pas connue pour ses problèmes de trésorerie) interpellait Washington face à son épuisement de missiles Patriot utilisés pour lutter contre les attaques rebelleshttps://www.i24news.tv/fr/actu/international/1639044176-l-arabie-saoudite-appelle-les-etats-unis-a-les-reapprovisionner-en-missiles-patriot.
Le constat de la dissymétrie des moyens : la question des buts de guerre
Le constat de la dissymétrie des moyens, les questions industrielles et économiquesEn guise d’analyse approfondie de ces questions je suggère l’excellent article de Bernard Besson, sur le non moins excellent DIPLOWEB https://www.diploweb.com/Ukraine-Comment-lire-et-conduire-la-guerre-economique.html nous mènent tout naturellement à poser la question des buts de la guerre, de la confrontation. Le coût est-il en adéquation avec les gains espérés ? Quel est le coût au-delà duquel les belligérants et leurs alliés ne seront plus capables de maintenir leur volonté, celle de leur peuple, de poursuivre la lutte ? C’est que nous explorerons dans la suite de ce dossier, à travers les questions des buts de guerre et la notion de guerre limitée.