L’UNESCO et la géopolitique à travers le témoignage de Véronique Roger-Lacan Ambassadrice de France à l’UNESCO.

Voici le second compte-rendu des premières Rencontres Stratégiques de la Méditerranée, dont la présentation a été faite ici 

 

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L’amphithéâtre Vauban fait salle comble pour ce témoignage exceptionnel de Véronique Roger-Lacan, ambassadrice de France à l’UNESCO.

 

 

Chef de bureau de la politique européenne (sept 2001 à sept 2006) puis adjointe au directeur des affaires stratégiques dans le cadre du ministère des armées (2006-2010), Véronique Roger-Lacan a poursuivi sa brillante carrière au cabinet du Ministre des affaires étrangères et européennes (2010-2011) avant d’entrer de plein pied au sein du ministère des Affaires étrangères. Sous-directrice d’Asie méridionale (2011-2013), chef de mission Mali Sahel (2013), Ambassadeur thématique, représentant spécial pour la lutte contre la piraterie maritime durant deux ans (2013-205) ont contribué à forger une expérience exceptionnelle. Cette dernière a été mise au service de l’OSCE en tant qu’ambassadrice (sept 2015- juillet 2019) avant de rejoindre l’UNESCO en tant qu’ambassadrice depuis août 2019.

Ce témoignage pourra trouver une oreille attentive auprès des collègues enseignant la spécialité HGGSP en Terminale (le thème sur le Patrimoine offre l’occasion d’explorer avec les élèves le poids et les rôles de l’UNESCO), mais aussi de toutes celles et ceux intéressés par la géopolitique, enseignants et citoyens.

 

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L’UNESCO et la géopolitique

 

La présentation commence par un rappel des missions de l’UNESCO, ainsi qu’une rapide remise en perspective historique[1].

L’UNESCO est l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture. L’UNESCO cherche à instaurer la paix par la coopération internationale en matière d’éducation, de science et de culture. Créée aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale elle devait « devait enraciner la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité et, ce faisant, prévenir le déclenchement d’une autre guerre mondiale ».

L’intérêt de ce témoignage est donc de mesurer en quoi l’UNESCO est un lieu emblématique des fractures et rapprochements géopolitiques actuels, bien au-delà de la mission de valorisation et de sauvegarde du patrimoine qui est souvent présentée et retenue par les élèves.

Véronique Roger-Lacan commence son intervention en rappelant certains points essentiels : l’UNESCO s’inscrit dans la droite ligne des missions de l’ONU avec comme focus central la volonté de défendre la paix et la sécurité dans le monde. Par les échanges culturels et scientifiques c’est bien l’idée de faire reculer l’ignorance qui doit conduire à une meilleure compréhension de l’autre et donc, on peut l’espérer, des conflits pouvant dégénérer en guerre. L’UNESCO fonctionne un petit peu comme l’ONU : une conférence générale a lieu tous les deux ans tandis que tous les six mois, un conseil exécutif est organisé. La France est un membre permanent depuis sa fondation et Véronique Roger-Lacan insiste sur le temps passé, en tant qu’ambassadrice, à être en campagne pour assurer la place de notre pays, ce qui s’avère être particulièrement complexe.

En effet, et c’est là toute la saveur de ce témoignage, l’UNESCO, comme de nombreuses organisations internationales, est au cœur d’un vaste processus de remise en question des valeurs multilatérales et, de façon plus large, des valeurs occidentales. Pour chacune de ses missions, des conventions sont signées, entrainant la mise en place de comités directeurs dans lesquels il faut se faire élire. L’UNESCO apparaît ainsi être un lieu hautement politique, au sein duquel des acteurs multiples échangent et poussent leurs pions pour obtenir des avantages pour leurs pays.

Madame l’ambassadrice fait le choix d’un plan calqué sur le discours aux ambassadeurs du Président de la République, le 1er septembre dernier.

Trois éléments ont particulièrement marqué l’attention de Véronique Roger-Lacan dans le discours présidentiel :

1 – La France est une puissance d’équilibre, ce n’est pas une puissance occidentale

2 – Les diplomates doivent parler à tout le monde

3 – Les diplomates doivent communiquer

Voici donc la trame choisie pour ce grand témoignage

 

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La France n’est pas une puissance occidentale, c’est une puissance du milieu

 

Un simple regard sur une carte pose les bases du problème pour Madame l’ambassadrice. La France, par sa position géographique, fait partie intégrante de l’Occident. Ceci ne se discute pas et les textes européens ou encore ceux de l’OTAN sont fondés sur cette appartenance à la sphère occidentale. Afin d’étayer son propos, Véronique Roger-Lacan propose de revenir sur ses années d’expérience diplomatique et, plus particulièrement, sur son rôle à l’UNESCO.

Tout d’abord se pose la question de savoir ce que l’on peut entendre par Occident au sein de l’UNESCO. Ayant intégré comme membre à part entière, en 2011, la Palestine, l’UNESCO s’est coupée d’une partie essentielle de cet Occident[2]. Si la France a voté pour cette adhésion, les États-Unis pilier occidental s’il en est, considérant la Palestine comme une entité proche du terrorisme, ont de leur côté arrêté leur contribution dès la même année. Or ce départ a affaibli la position occidentale car l’expérience de Madame l’Ambassadrice est de rappeler que lorsque les États-Unis ne sont pas là, l’Union européenne est désunie. Il aura fallu le 24 février 2022 et l’agression de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine pour que les Européens retrouvent une forme de solidarité et de cohésion, y compris à l’Unesco. L’objectif en ce moment et d’essayer donc de faire revenir les États-Unis, et bien entendu aussi Israël qui avait suivi les États-Unis.

Deuxième exemple pour illustrer la place française au sein de l’Occident, à travers le cas de « l’opération spéciale » lancée par Vladimir Poutine en février dernier, alors même que la Russie présidait le Conseil de sécurité de l’ONU. Dans un premier temps, il n’y a pas eu de communiqué autre que celui qui renvoyait dos à dos les deux parties, Russie et Ukraine, avec en ligne de mire la nécessité de préserver le patrimoine et d’assurer la continuité pédagogique pour les enfants[3]. Il a fallu aux Européens convoquer une section extraordinaire pour pouvoir faire adopter une condamnation reprenant les mots de celle qui avait condamné l’agression russe au sein de l’assemblée générale de l’ONU. C’était sous la présidence française et notre pays a essayé d’user de tout son poids pour obtenir un vote positif. Sur 58 États membres au Conseil exécutif, 33 voix se sont prononcées pour, une voix contre, le reste se répartissant entre les absents et les abstentionnistes. L’un des combats de Véronique Roger-Lacan a été de rappeler que les décisions se prennent à la majorité des votes et des présents. Dans ce sens une seule voix, celle de la Russie, est à prendre en compte face à cette proposition de texte. La solidarité occidentale est ici un élément clé pour peser.

En effet, selon Véronique Roger-Lacan la véritable question est celle du multilatéralisme et du poids des masses. La France, en étant une puissance occidentale, continue à peser au sein de l’UNESCO et à avoir un véritable poids. Dans les échanges autour de ce texte, de nombreux points de tensions et de négociations sont apparus, comme par exemple l’instrumentalisation des réfugiés africains coincés aux frontières européennes[4]. Le ventre mou de la cohésion européenne a été utilisé à chaque fois par la Russie ou ses amis pour influencer les textes officiels rédigés par les diverses instances.

 

Une autre facette de ces problématiques concerne les accusations, récurrentes, de la part de certains acteurs qui tentent d’expliquer que les Occidentaux utiliseraient l’UNESCO, pourtant dédié à la culture et à l’éducation, comme une tribune politique.

Bien entendu les bombardements du patrimoine et les écoles des universités font clairement partie du champ de l’UNESCO. Mais c’est plus sur l’idée d’un deux poids deux mesures que se fondent nombre de critiques.  Non-intervention au Yémen, non-intervention en Éthiopie, etc … La réponse de l’ambassadrice à ces critiques est sans ambiguïté : tout n’est pas parfait, il est en effet les difficile d’intervenir dans certains conflits, mais depuis sa création l’Union européenne défend la paix. Le budget de l’UNESCO est petit. Pour information, il représente l’équivalent de celui de la ville de Châteauroux, avec 534 millions de dollars par an. À eux seuls les Européens offrent 230 millions de dollars. La Chine et ses 45 millions de dollars, les 10 millions de dollars de la Russie sont à mettre dans la balance. La position occidentale est de rappeler que le deux poids deux mesures peut aussi s’appliquer aux efforts de chacun et on ne peut pas accuser les Européens de ne pas essayer de défendre la paix.

Un dernier exemple éclaire la nécessité, pour Véronique Roger-Lacan de compter sur un bloc occidental puissant, mue par une véritable cohésion. Depuis  1972 la convention autour du patrimoine mondial, négociée après la destruction potentiel du temple d’Abou Simbel, est gérée par un comité au sein duquel les acteurs doivent être élus. Il se réunit chaque année. En 2021, c’était la Chine qui le présidait. Sur les 1159 biens inscrits au patrimoine, l’essentiel est occidental. Au niveau du classement général, les cinq premiers pays sont la Chine (54 sites), puis viennent l’Espagne, la France, l’Allemagne et l’Italie. Le continent africain réclame de longue date, et à juste titre, plus de sites. La Chine a fait pression tout au long de son mandat sur les partenaires africains pour qu’ils s’opposent systématiquement à toutes les inscriptions demandées par des États occidentaux. La demande a même été faite de faire passer les biens occidentaux qui étaient sur la liste d’étude, en biens en péril. L’idée, encore une fois, est d’essayer de briser la cohésion des occidentaux. Pour Véronique Roger-Lacan il est donc nécessaire de gagner toutes les négociations possibles autour d’un bloc occidental fort et solidaire. L’UNESCO apparaît clairement comme un reflet des relations internationales et des chocs de puissances.

 

L’UNESCO et la géopolitique : les diplomates doivent parler à tout le monde

 

La seconde demande du Président de la République semble laisser perplexe Véronique Roger-Lacan car, elle le rappelle, la fonction même des diplomates est de parler à tout le monde car il faut parler à tout le monde. Parfois, malheureusement, parler n’est pas forcément productif et l’ambassadrice reprend ici comme exemple  son expérience au sein de l’OSCE, au moment des attentats de Novembre 2015. L’ambassadeur de Russie s’est alors rapproché de la France pour montrer sa solidarité, fait tout à fait classique au moment des attentats et des actes de terrorisme. Le représentant russe a proposé un texte de condamnation, englobant des approches qui étaient pourtant contestées par la France à l’ONU. C’est une technique classique qui consiste à utiliser une crise pour avancer ses propres pions, et ceci n’est pas l’apanage des Russes. Tous les acteurs usent des mêmes méthodes pour essayer de défendre leurs intérêts. Sans attendre la réponse française sur le texte, le texte a été publié via des communiqués, viens Twitter, associant France et Russie dans un texte commun, alors qu’il n’avait pas été validé. Donc nous parlons bien à tout le monde, même certains acteurs ne sont pas forcément toujours très justes et très fair-play avec nous.

Deuxième exemple cité, le cas de l’assassinat de Samuel Paty et de son traitement par l’Unesco. Clairement cet attentat entre directement dans le mandat de l’UNESCO : c’est une attaque contre une école, contre un enseignant. L’assassinat a lieu eu le vendredi et la semaine suivante, le lundi, toujours point de communiqué.  À la demande de l’ambassadeur de Tunisie, il a été décidé de proposer un texte, pour qu’il puisse être discuté et validé par le Conseil exécutif des 58 États membres. Le texte rappelait les faits, expliquant le lien entre l’enseignement dispensé et l’assassinat, avec engagement des États membres à protéger les enseignants, à protéger les écoles. Il fut très difficile d’obtenir une cohésion car certains acteurs ont critiqué la notion « d’enseignement dispensé », donc en creux l’approche française de la laïcité, et ont demandé des ajustements. Dix jours de négociations furent nécessaires pour obtenir enfin un texte qui respecte la position initiale[5]. Une nouvelle fois, il a fallu parler tout le monde, y compris à des acteurs défendant des approches radicalement opposées aux nôtres.

Enfin Véronique Roger-Lacan propose un dernier exemple relatif au patrimoine africain. Avec seulement 108 sites et 80 sur la liste des patrimoines en péril, le continent fait figure de parent pauvre. La France a soutenu la volonté de créer un fond au profit du patrimoine africain. Ce dernier a vu le jour mais les votes africains ne suivent pas nécessairement et la Chine, par exemple, ou la Russie, trouvent une oreille attentive chez certains acteurs du continent africain. Les discussions sont maintenues, mais il n’y a pas forcément de bénéfices au bout.

 

Les diplomates doivent communiquer

 

Dans son discours, le président de la République, a insisté sur la propagande et la désinformation, perçu comme un outil de guerre. L’objectif est de créer des tensions chez nous, de lutter contre notre solidarité, de créer des troubles pour nous affaiblir.

Dès 2019, Véronique Roger-Lacan rappelle que dans le cadre de son travail d’ambassadrice, cette question avait été abordée à plusieurs reprises, et notamment avec l’idée d’un post par jour, par ambassadeur. Il existe donc un travail ancien autour d’une réflexion sur la communication. L’insistance du président s’est faite sur le poids des comptes Twitter du ministère (4 million d’abonnés), et de ceux des comptes des ambassadeurs pouvant mobiliser près de 11 millions de followers. La volonté est claire, chercher des influenceurs dans les pays, de toucher toujours plus de monde.

Pour Véronique Roger-Lacan la communication revêt plusieurs règles. À l’Unesco, la tendance est celle d’un non-alignement, très différent de  l’ONU. Ainsi les États-Unis ont déjà quitté trois fois l’UNESCO, les deux premières fois c’était du temps de la guerre froide lors de crises avec l’Union soviétique. Communiquer à l’UNESCO pour l’ambassadrice c’est toujours rappeler les faits, les chiffres, apporter des documents, travailler, ce qui permet de faire des contre-feux à tous les pays qui suivent aveuglément par exemple la Chine dans ce qu’elle propose et régule sans même avoir commencé à travailler les dossiers.

Second élément, à l’UNESCO repose sur une communication très consensuelle, très peu portée sur l’universalisme tel qu’il est défini en Occident. Ainsi est cité l’exemple récent d’Audrey Azoulay et de sa campagne à l’UNESCO pour une charte sur l’intelligence artificielle[6]. La négociation se fait sans les États-Unis et Israël, ce qui pose des limites évidentes, mais avec l’Iran, la Russie ou la Chine. Il en résulte un texte le plus neutre possible, utilisé par les Chinois par exemple dans le cadre de leur politique d’influence en Afrique (on va former les Africains au numérique).

Pour en revenir à l’universalisme, il n’existe là aussi pas de définition qui s’imposerait à tous, et donc de communication simple.  Dans le volet « droits de l’homme et liberté de religion » à l’OSCE, les anglo-saxons ont ainsi pu soutenir une demande turque selon laquelle il fallait adopter un texte contre l’islamophobie. Or, pour la France, l’islamophobie n’existe pas (il y a l’antisémitisme et la lutte contre racisme). Donc selon pays, les traditions, des différences existent, mais la cohésion occidentale existe quant à la défense des droits, dont le droit fondamental de chacun à être défendu. Pour les Chinois ces droits de l’homme sont une bonne chose, mais la priorité reste de nourrir 1.4 milliard de personnes. Dans cette perspective, les droits de l’homme à l’occidental seraient un luxe. Pour les Égyptiens, la priorité est donnée à la sécurité face aux groupes terroristes, ce qui permet aussi de relativiser cet universalisme des valeurs.

 

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Le témoignage de Véronique Roger-Lacan, particulièrement fort, s’est achevé sous les applaudissements. L’UNESCO apparaît bien comme un lieu de pouvoir, de discussion, de puissance aussi, bien au-delà des missions qui semblent lui être dévolues depuis sa création. Puisse ce témoignage nourrir nos réflexions sur ces questions, au cœur de nos enseignements.

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[1] Texte repris du site officiel de l’UNESCO : https://www.unesco.org/fr/bref

[2] https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/10/31/l-unesco-se-prononce-sur-la-demande-d-adhesion-de-l-autorite-palestinienne_1596258_3218.html

[3] https://www.unesco.org/fr/articles/declaration-de-lunesco-sur-les-evenements-survenus-recemment-en-ukraine

[4] https://www.bbc.com/afrique/region-60600578

[5] https://en.unesco.org/sites/default/files/210_declaration_samuelpatykumbakaboul_fr_rev.pdf

[6] https://fr.unesco.org/courier/2018-3/audrey-azoulay-tirer-meilleur-parti-ia

 

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Site FMES : https://fmes-france.org/