Selon Janett Morgan, les historiens ne considèrent l’empire achéménide qu’à travers les sources écrites grecques. Or, beaucoup de ces sources ont été rédigées après l’épisode des guerres médiques, qui a violemment opposé les deux civilisations. Hérodote, en particulier, se montre extrêmement critique envers les barbaroi; les Athéniens n’hésitent pas à ostraciser Thémistocle en l’accusant de « médisme ». Pourtant, les autres sources, en particulier l’archéologie funéraire, nous dévoile que les relations entre les différentes formes de culture grecque (attique, ionienne, lydienne…) et les peuples de l’Orient (Assyriens, Achéménides, Egyptiens) étaient déjà en place bien avant 490-479 avant J.C. Ces relations étaient totalement différentes: les Grecs ont emprunté plusieurs formes culturelles et artistiques à l’Orient, l’Anatolie comme la Macédoine ont été occupées mais laissées globalement libre par ses conquérants, et des échanges commerciaux illustrant la bonne entente interculturelle ont existé en mer Egée des Âges Sombres à l’époque classique. A la manière de Dominique Lenfant (Les Perses vus par les Grecs. Lire les sources classiques sur l’empire achéménide), l’historienne propose dès lors une relecture critique du regard que tous les Grecs ont porté sur leurs voisins de Perse, du IXe siècle au IVe siècle avant J.C., en utilisant davantage les sources matérielles.
Introduction: Perspectives, Looking Glasses and the Achaemenid Empire
Janett Morgan justifie ainsi l’angle de sa recherche : en 1889-1890, George Nathaniel Curzon voyage en Iran. Il visite les ruines de Persépolis. Sa première réaction lui est inspirée par les célèbres narrations construites par les auteurs grecs antiques à propos de l’empire Perse. Les souverains Achéménides étaient alors présentés comme des princes despotiques, qui ont fait des Grecs les esclaves qui les ont ensuite terrassés. Les Achéménides seraient caractérisés par la richesse et la démesure, la luxure et la décadence, ainsi que la cruauté. A première vue, les ruines brisées de Persépolis auraient illustré aux yeux de George Nathaniel Curzon ce qu’il avait donc lu dans les ouvrages classiques. Pourtant, une autre réflexion de Curzon montre une alternative à cette image négative transmise par les sources grecques. En relisant Xénophon, Curzon redécouvre que les Grecs ont imité les vêtements et le mode de vie des Achéménides, mais aussi qu’ils ont copié les formes et les styles architecturaux des Perses pour reconstruire Athènes après les guerres médiques. Ainsi, la frise du Parthénon fait écho aux frises des temples achéménides, et l’Odéon adopte la forme de bâtiments perses. L’argent des Perses a également servi à reconstruire les Longs Murs d’Athènes, tandis que le Grand Roi a été le gardien de la paix d’Antalcidas entre les cités-Etat grecques au IVe siècle avant J.C. !
Cette volte-face dans l’écriture des sentiments de Curzon face aux ruines de l’empire achéménide offre un paradigme utile à l’engagement des historiens face à des empires lointains et méconnus. La principale difficulté au sujet de l’empire achéménide vient du fait qu’il n’est principalement connu que par l’intermédiaire des sources grecques. De plus, l’historiographie européenne depuis la Renaissance a fait des Grecs les fondateurs de la démocratie et de la vie politique, ainsi que les inspirateurs de notre architecture et de notre culture moderne. A l’inverse, les Perses étaient seulement des barbares, opposés à la démocratie et à la vie civique, et des tyrans militaires.
Comme l’écrit Janett Morgan, « Curzon’s shifting reactions offer an important lesson for scholars who wish to study the Achaemenid Empire. We must remain aware that our perspectives have been shaped by the looking glass of political agendas, whether ancient or modern, and that our own reconstructions are not immune from the distortions of contemporary mores » (p. 5).
Selon elle, il existe plusieurs définitions des Perses et des Achéménides et plusieurs âges du contact entre les Grecs et les peuples d’Orient. L’image « traditionnelle » aurait été composée après le « grand événement » que constituent les guerres entre les Grecs et les Perses.
« As Erich Gruen has pointed out, contemporary explanations for Greek representations of the Achaemenids are influenced by modern disquiet on the topics of alterity, ethnicity and identity. This encourages us to prioritise Greek views, so that we see the period before the Graeco-Persian Wars as one of peace and contact while the period after was one of hubris and xenophobia. In this post-war world, Greek military victory against the Achaemenid Empire stimulated Greek antipathy towards the Achaemenids and led to the emergence of ‘orientalist’ narratives, the birth of racism, and the creation and assertion of identity through the construction of a polarised and demeaned ‘Other’. We present all perspectives on the Achaemenids and their empire through the lens of the ‘Great Event’, from the fifth-century BCE scene of a Greek soldier attacking and humiliating the Achaemenid archer on the Eurymedon Vase, to the role of Cyrus as a paradigm for the perils of imperialism in Xenophon’s Cyropaedia. In focusing our gaze so firmly on the Graeco-Persian Wars as ‘the’ explanation, we limit our ability to view any other possible reasons for the emergence and use of these perspectives. If we are to understand why the Greeks developed so many different representations of Achaemenid Iran and Iranians, we must move out from under the shadow of the ‘Great Event’, put aside the looking glass that we have created and view the evidence from a fresh perspective » (p. 6-7).
Janett Morgan s’attache donc à réexaminer les regards que les Grecs ont porté sur les Achéménides et leur empire, et à interroger la position centrale des guerres entre les Grecs et les Perses dans la création de l’image hostile des Achéménides. Plutôt que de se limiter aux périodes de conflit miitaire, elle choisit une approche à long terme des rapports entre la koinè grecque et les cultures de leurs voisins de l’Orient proche (l’Anatolie). Elle utilise pour cela des sources textuelles et archéologiques, en particulier des objets du quotidien qui ont circulé dans le monde méditerranéen oriental, depuis le Xe siècle avant J.C. Cela lui permet de montrer que le discours sur le comportement des Perses a émergé bien avant les guerres médiques, mais aussi que ce discours est bien plus qu’une simple conséquence de la victoire : c’est un programme qui reflète et renforce les situations sociales et politiques internes aux communautés grecques entre le Xe et le IVe siècle avant J.C.
L’ouvrage s’intéresse donc aux contacts entre Grecs et avec les rives orientales de la Méditerranée, depuis l’âge mycénien, à travers les « Âges Sombres », l’époque archaïque, l’époque classique et l’époque hellénistique. Elle démontre que des contacts commerciaux et culturels ont existé de façon presque continue entre plusieurs aires culturelles depuis le Xe siècle avant J.C. Plusieurs régions de Méditerranée orientale se sont constituées, plus ou moins durablement, comme des lieux de la rencontre qui a produit des interactions entre les cultures antiques.
Chapitre 1. Journeys of the Mind : Greek Perspectives on the “East” before the Achaemenid Empire
Fantasies of Renaissance and Orientalising
Janett Morgan, tout comme Lin Foxhall, Susan Langdon et Sarah Morris, rejette la narration historiographique classique de l’histoire grecque. La transition d’un âge mycénien triomphant à une crise durable pendant les « Âges Sombres », avant un renouveau des productions lors de la période archaïque, permettant l’affirmation des cités dont Athènes, est pour elle trop simple. Cette narration pose comme une évidence que toute la modernité (artistique, politique, civique, économique) soit née en Grèce.
En réalité, des échanges avaient déjà lieu entre la Grèce et l’Est de la Méditerranée (en particulier la Phénicie, la Crète, Chypre et l’Egypte) ; les Grecs se sont inspirés des cultures étrangères pour mettre en forme un développement exogène de leur propre modernité.
Building a Cabinet of Curiosities: External Artefacts in Greece up to the Eighth Century
Les sites archéologiques de Lefkandi, Xéropolis et Athènes montrent que des échanges existaient entre la Grèce et l’Orient proche (rarement avec l’empire assyrien) avant les « Âges Sombres ». Les nécropoles révèlent en effet des objets précieux qui ont été soit importés d’Orient (Phénicie, Chypre), soit fabriqués sur place par des artisans étrangers venus s’installer en Grèce.
De plus, l’inhumation, d’abord développée par une aristocratie reconnue comme telle par le reste de l’ethnos, commence à marquer l’apparition d’une élite. Cette élite a pris la direction des communautés en leur garantissant la paix et la prospérité. Elle a voyagé, commercé, importé de la nourriture, des objets, notamment avec l’Orient. A Lefkandi comme à Athènes, l’élite a profité de l’ouverture des rives sur la mer Egée pour engager des contacts avec d’autres communautés. Cette capacité à fournir aux habitants ce dont ils avaient besoin a contribué à renforcer la domination de l’aristocratie marchande.
Mais cette même élite, pour s’imposer, n’ont pas seulement engagé des contacts : elles ont dû créer des collaborations avec d’autres élites, voisines ou étrangères. Il ne s’agit pas en effet de simples flux d’échanges d’une région à l’autre, mais de véritables partages et d’emprunts entre plusieurs groupes. Les poteries peuvent faire partie d’un système complexe d’échange entre élites, de réciprocité et de partage social. D’après Eder, les similitudes dans les styles de poterie de la Grèce occidentale et des îles ioniennes témoignent des contacts réguliers entre ces zones. Des regroupements similaires ont été identifiés en Laconie, en Achaïe et dans le sud de l’Argolide à la période protogéométrique.
Il devient rapidement indispensable, pour les élites grecques, de se créer leur propre réseau de collaborations et d’alliances entre des territoires. En retour, l’élévation du niveau de vie des élites produit de nouvelles formes d’expression de leur statut et de leur pouvoir. Les objets nouveaux, venus d’ailleurs, deviennent des symboles d’identité et d’appartenance à une élite locale mais qui appartient aussi à une caste par-delà les limites de la communauté. Pour manifester cela, les élites créent de nouveaux lieux d’échanges comme les sanctuaires.
Les sanctuaires offrent des lieux de rencontre entre des étrangers, ce qui peut expliquer la richesse des sanctuaires proches de la mer comme le sanctuaire d’Héra à Samos et celui d’Artémis à Ephèse. Les aristocraties ont utilisé leurs ressources et leur capacité à organiser de grands travaux pour développer de vastes aires de sacrifices qui unifient plusieurs sociétés auparavant distinctes, qui renforcent à nouveau leur supériorité (pratique du synœcisme). De Polignac note que ce processus peut être aisément identifié au sanctuaire d’Apollon en Laconie, ainsi qu’à Eleusis.
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