Chapitre 4. Le paysage, notion paradigmatique de l’approche culturelle ?
1- Le paysage, une invention et une construction culturelles ?
Le paysage occupe une place centrale dès les débuts de la formalisation de la géographie. Pour Max Sorre (1880-1962 ), toute géographie résiderait « dans l’analyse des paysages ». Le paysage apparait comme une interface entre culture et nature mais aussi comme une méthode qui permet de lire dans l’espace concret les relations d’une société à un milieu.
1.1. Le paysage : une invention culturelle au prisme de l’art
Le paysage est une perception et une représentation culturelles.
Perception : acte de prise de conscience de phénomène par les sens et résultat de cet acte.
Représentation : entité ( matérielle ou immatérielle, individuelle ou collective ) qui renvoie à une autre entité dans le réel et qui vise à lui donner une présence, une forme et un sens.
En Occident, les premiers paysages sont apparus dans les peintures de la Renaissance. L’invention du paysage est esthétique avant d’être géographique. Elle repose sur un processus « d’artialisation » (Alain Roger 1997) à savoir sur la transformation d’un espace en un paysage par l’intermédiaire de l’art. Le paysage est le processus culturel médié par les arts qui se déploie dans le temps et dans l’espace. Augustin Berque (1990) explique que toutes les civilisations ne sont pas nécessairement paysagères. Selon lui, seuls l’Occident et la Chine auraient développé une sensibilité paysagère.
En s’intéressant au rôle de la photographie dans l’invention des paysages de type industriel et postindustriel, l’historienne de l’art Suzanne Paquet (2009) montre que la reproductibilité des images tend à transformer ces paysages en des marchandises qui peuvent être reproduites et consommées à des fins marketings, patrimoniales, récréatives ou touristiques.
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1.2. Le paysage : d’une construction culturelle à un produit culturel
Il est possible d’en analyser les processus de construction. Stéphanie Beucher et Magali Reghezza-Zitt (2017 ) montrent que l’attribution de valeurs paysagères au milieu montagnard s’est faite en Occident dès le XVe siècle ( espace à conquérir ) et au XVIIIe siècle ( espace de contemplation et de refuge ). B. Debarbieux ( 1993 ) met en évidence le long processus culturel faisant du Mont Blanc un lieu individualisé et un haut-lieu. Les paysages ne sont pas seulement des constructions mentales mais ils impliquent ou résultent d’interventions humaines dans l’espace concret qui participent de cette fabrique des paysages. Ils sont aussi créés matériellement dans l’espace à des fins de mise en valeur patrimoniale, récréative ou touristique. Le paysage peut devenir un outil marketing permettant à chaque territoire de se démarquer des autres dans un contexte de concurrence territoriale exacerbée. Les espaces sont alors mis en scène et aménagés pour produire des paysages attractifs. Tout en étant les reflets des représentations d’une société sur un espace, les paysages sont donc aussi à envisager comme des espaces transformés par les sociétés de façon à correspondre aux représentations dominantes de celles-ci.
2- Les géographes culturels face au paysage
2.1. Les approches du paysage en géographie : de l’espace matériel à l’espace sensible
Jusqu’au milieu du XXe siècle s’est développé une culture géographique du paysage. Cette approche est fortement remise en question par la « nouvelle géographie ». Cette approche a perduré jusqu’à aujourd’hui dans une perspective plus sociale voire politique qui cherche à comprendre de quelle manière les paysages peuvent être transformés par les pratiques des habitants, par les aménagements des sociétés. Ils comportent aussi une part d’immatérialité (symbolique et identitaire). Jean-Robert Pitte (1983) entend ainsi retracer l’histoire du paysage en France depuis la préhistoire en insistant sur le caractère perçu et identitaire des paysages au cours du temps en s’appuyant sur des sources archéologiques, historiques, littéraires ou poétiques.
Certains auteurs, dans une démarche de géo-littérature, ont cherché à traduire et à transmettre dans et par l’écriture une relation personnelle et sensible aux paysages comme a pu le proposer E. Dardel dans l’Homme et la Terre ( 1952 ). D’autres sont à la croisée de la géographie et de la phénoménologie comme A. Berque (1990) ou Y.F. Tuan (1979) à propos des paysages de la peur.
2.2. Le paysage comme texte et méthode
Denis Cosgrove ( 1948-2008, géographe culturel américain ) propose que le paysage soit compris comme un texte à déchiffrer comme une méthode d’intelligibilité du réel. Pour lui, les paysages sont les reflets et les supports de rapports de pouvoir qui existent entre différentes cultures au sein d’une même société et qui se déploient dans l’espace. Il distingue les paysages issus de la culture dominante comme les paysages urbains de villes créées par les pouvoirs publics comme Brasilia, des paysages de quartiers informels ou paysages de ruines. Les paysages sont donc des constructions sociales et culturelles évolutives. La dimension contextuelle est à souligner parce qu’elle varie selon les époques, les lieux, les groupes et les individus. Il faut interroger cette notion en envisageant les perceptions, les représentations ou les valeurs auxquelles elle est associée.
3- Le paysage en géographies culturelles : crise ou renouvellement ?
3.1. Le paysage face aux critiques
Selon J.L. Tissier ( 2003 ), les critiques ont été multiples à partir des années 60 à 3 niveaux :
– au niveau spatial, il est reproché de conduire les géographes à privilégier l’échelle locale.
– au niveau épistémologique, il tendrait à établir une prééminence du visible et du visuel dans la compréhension des phénomènes en excluant potentiellement toute autre forme de perceptions de la réalité.
– au niveau méthodologique, la lecture de paysages instaurerait un primat de l’approche qualitative au dépens de méthodes plus déductives. Le paysage serait rejeter en tant qu’il ne permettrait pas de dégager des généralités voire des lois de l’espace.
A. Berque ( 1990 ) souligne que la pensée paysagère a paradoxalement émergé en Occident au moment où certains paysages étaient menacés de destruction ( paysages naturels ou ruraux ). La demande sociale de paysages a sans doute contribué à promouvoir un renouvellement des conceptions du paysage.
3.2. La (ré)invention du paysage en géographies culturelles et au-delà
• Les paysages ordinaires
Certains géographes ont porté une attention particulière aux paysages du quotidien et aux perceptions et représentations associées par ceux qui les habitent et les pratiquent. Yves Luginbühl (1989) propose d’étudier les « paysages ordinaires » à savoir les paysages du quotidien des individus (quartier, village) en se demandant de quelle façon ces paysages sont vécus et pratiqués. Elise Temple-Boyer (2014) propose d’utiliser la méthode des transects afin de comprendre selon quelles modalités et quels gradients s’effectue le passage de paysage ordinaire à paysages remarquables voire labellisés.
Transect : dispositif d’observation qui s’effectue le long d’un tracé linéaire défini au préalable et qui vise à mettre en évidence la succession de réalités géographiques qui peuvent se déployer horizontalement dans un espace.
• Les paysages sonores
L’objectif est de dépasser l’approche avant tout visuelle des paysages qui a longtemps prévalu. Les recherches s’inspirent de travaux d’historiens comme A. Corbin (1994) et de musicologues ou musiciens comme Raymond Murray Schafer (1993), premier à avoir proposé le terme de soundscape traduit en français par « paysage sonore ».
V. Jolivet (2015) a réalisé une carte sonore interactive de Miami.
• Le paysage comme système et synthèse entre nature et culture
Georges Bertrand (1978) travaille à un projet de refondation de la géographie physique en une géographie de l’environnement qui considère les sociétés et la nature dans leurs interactions et non d’une manière séparée. Le paysage est alors un système situé à l’interface des sociétés et de la nature. Etudier le paysage permettrait alors d’accéder à la nature non pas en soi mais en tant qu’elle est socialisée. Le paysage apparaît ici comme une notion de synthèse entre nature et culture.
• La demande et la consommation de paysages dans les sociétés contemporaines, un nouveau champ de recherches ?
Dans le contexte de développement du tourisme et des loisirs, les sociétés sont de plus en plus avides de paysages. Pour satisfaire cette demande, les paysages sont de plus en plus protégés à des fins de valorisation patrimoniale, récréative ou touristique.
La question de la transformation d’espaces productifs en espaces à contempler se pose car cela n’est pas exempte de conflits potentiels. Il s’agit de savoir au nom de quelles valeurs (esthétiques, mémorielles, économiques) et pour quelles populations (habitants, touristes, chercheurs) protéger ces paysages.
En France, la « Loi paysage » a été adoptée en 1993 et vise à promouvoir la protection sur le territoire français de tous types de paysages. Ces textes législatifs sont souvent porteurs d’une vision essentiellement patrimoniale et esthétique des paysages urbains qui tend à négliger une approche plus sociale ou environnementale.
Les paysages sont aujourd’hui conçus comme des ressources culturelles et économiques avec un risque de contradictions.
D. Mitchell (2003) met en évidence dans une approche critique et politique de la géographie culturelle, la manière dont la transformation des espaces publics en paysages urbains tend à réserver la ville à ceux qui peuvent la consommer (classes moyennes et aisées, touristes) et à en exclure ceux qui ne peuvent s’offrir ces paysages.
Chapitre 5. Approches culturelles du territoire
1- Le territoire en géographies culturelles : un lien identitaire à l’espace
1.1. Le territoire, un espace d’identification
J. Bonnemaison, spécialiste de l’Océanie, est l’un des 1ers géographes français dans les années 80 et 90 à avoir travailler sur la notion de territoire selon une approche culturelle. Il envisage le territoire comme un espace de projection et d’incarnation de l’identité d’un groupe, comme un espace d’identification. La notion de territoire est pour lui au fondement même de la géographie culturelle. Les géographes culturels se sont évertués à comprendre la manière dont l’identité se cristallise dans des points de l’espace. La notion de haut-lieu proposée par B. Debarbieux (1993) vise ainsi à caractériser les lieux comme le Mont Blanc qui sont érigés et reconnus collectivement par une société comme des symboles identitaires. J. Bonnemaison préfère le terme de « géosymbole » pour souligner la dimension symbolique et concrète de l’attachement identitaire d’une société à un espace. Ces géosymboles peuvent
aussi être politiques (Maison Blanche, Elysée), religieux (La Mecque, Vatican), esthétiques ou patrimoniaux (Machu Picchu, Tour Eiffel). Parce qu’il inclut des symboles et des itinéraires, le territoire n’est pas à comprendre comme un espace approprié qui serait uniquement matériel et continu : il peut être en partie discontinu et imaginé comme le territoire des diasporas. Les géosymboles sont des marqueurs spatiaux d’un système de valeurs qui fonde l’identité d’un groupe mais maintient son unité et l’ancre dans un espace territorialisé.
1.2. Les temps et les temporalités du territoire
Le territoire est aussi une construction temporelle. C’est une réalité mouvante qui évolue dans l’espace et dans le temps en fonction du groupe culturel qui la constitue. Il est le résultat d’une construction ( politique, sociale ou culturelle ) et suppose un processus de territorialisation.
Territorialisation : processus de construction d’un territoire via l’appropriation d’un espace par un groupe ou un individu qui peut se faire selon différentes modalités ( sociale, économique, politique, culturelle ).
Territorialité : relation au territoire qu’entretient un groupe ou un individu.
Le territoire en tant que construction politique, sociale et culturelle peut disparaitre, s’étendre ou se recomposer au gré des relations que les différents groupes humains entretiennent à l’espace. On comprend l’importance pour chaque groupe d’inscrire son territoire et sa territorialité dans le temps.
Les pratiques festives associées à la tauromachie en Espagne et en Amérique latine montrent selon Jean-Baptiste Maudet ( 2006 ) que les fêtes taurines participent à la territorialisation des identités locales mais aussi à la différenciation territoriale par la diversité des pratiques.
Le patrimoine a une grande importance dans la construction territoriale. Emmanuelle Bonerandi ( 2005 ) a montré que le patrimoine pouvait être un moyen pour un groupe de revendiquer et légitimer son appartenance à un territoire en l’inscrivant dans le temps long. Selon G. Di Méo ( 2007 ), le lien entre patrimoine et territoire est tel que le processus de construction de l’un participe à la construction de l’autre. La patrimonialisation entrainerait donc une territorialisation.
Patrimoine : bien matériel ou immatériel hérité du passé qui est conservé pour les générations futures au nom de la valeur qui lui est accordée au présent.
Patrimonialisation : processus social, culturel et juridique qui conduit à la reconnaissance d’un objet, d’un lieu ou d’une pratique comme un patrimoine.
Le territoire peut être l’objet potentiel de contestations, de négociations ou de disputes entre différents groupes qui peuvent se reconnaitre dans un même espace et le revendiquer comme leur.
1.3. Le territoire, un enjeu culturel et politique
Le territoire est l’enjeu de rapports de force multiples qui en font un objet politique. Il est le résultat de la manifestation dans l’espace de rapports de force entre des acteurs aux intérêts mais aussi aux identités divergentes qui pour maintenir leur territoire peuvent développer des stratégies de diverses natures ( militaires, économiques, discursives, symboliques ). La défense des frontières d’un territoire politique est aussi une lutte pour défendre un territoire culturel. D. Mitchell ( 2000 ) met au centre de la géographie culturelle ce qu’il appelle les « culture wars » = les « guerres culturelles » c’est-à-dire les conflits entre différentes cultures qui ont pour ressort et enjeu l’inscription d’identités nationales, ethniques, genrées dans l’espace. La culture peut être instrumentalisée en vue d’imposer un rapport de force et une vision du monde sur et dans un espace. La culture est un instrument politique qui permet d’inscrire un rapport de force dans un espace.
2- Le territoire en géographies culturelles et au-delà
2.1. Le territoire au croisement du culturel et du politique
La notion de territoire a été récupérée par les géographes politiques et ensuite par les géographes culturels. L’enjeu est de s’interroger sur l’adéquation éventuelle entre un espace politique délimité ( celui de la nation ) et l’espace d’identification des populations ou entre territoire politique et territoire culturel.
L’approche politique et l’approche culturelle du territoire loin de s’opposer, peuvent se nourrir l’une de l’autre.
2.2. Le territoire à la rencontre du culturel et du social
La géographie culturelle ( J. Bonnemaison ) et la géographie sociale ( G. Di Méo ) longtemps en opposition ont mobilisé la notion de territoire en le plaçant au centre de leur approche. Le débat porte sur le fait de savoir si les facteurs sociaux étaient premiers ou seconds par rapport aux facteurs culturels dans la compréhension des phénomènes spatiaux ou territoriaux. La nature et la structure d’un groupe social influencent les relations que les individus entretiennent entre eux et avec leur territoire. Les différenciations familiales ou plus largement sociales qui peuvent exister au sein d’un groupe donné, qu’elles soient liées à des questions de classe, d’ethnie, de genre, peuvent avoir des conséquences sur les relations au territoire des membres de ce groupe. G. Di Méo met en évidence dans un ouvrage sur les représentations et pratiques territoriales des femmes à Bordeaux (2011) l’existence de « murs invisibles », faits de représentations négatives, de peurs, de comportements sexistes qui contraignent les pratiques des femmes dans la ville et les maintiennent à distance de certains espaces et de certains temps de la ville, ce qui restreint leur inscription territoriale dans les espaces urbains et construit des formes de territorialisation spécifiques. Des pistes de réflexion sont ouvertes pour mieux saisir la manière dont se construisent les territoires de chacun en fonction de son genre, de son âge, de son appartenance ethnique, de sa classe sociale.
2.3. Le territoire, un vecteur de dialogue entre géographie et aménagement
Le territoire est aussi présent dans le vocabulaire des aménageurs. Son sens s’est enrichi. Les territoires sont de plus en plus envisagés dans leur acception économique et politique mais aussi culturelle et sociale afin d’adapter au mieux les projets d’ménagements aux particularités de chaque territoire. La mise en place de dispositifs de participation (concertation) peut être envisagée comme une des manières de saisir les perceptions, les représentations et les pratiques des habitants.
3- Le territoire aujourd’hui, une notion en expansion ou en déclin ?
3.1. Le territoire, une notion à abandonner ou à inventer ?
La question de la pertinence de la notion de territoire et de son usage a été très précocement envisagée et reste d’actualité. Le polémiste Bertrand Badie (1995) défend dans La fin des territoires l’idée que dans un contexte de mondialisation le terme de territoire est devenu inopérant pour rendre compte des espaces contemporains du politique. Pour lui, il existerait une crise du territoire, en particulier national, den tant que marqueur de souveraineté d’un Etat et support de citoyenneté. D’autres auteurs ont montré que la mondialisation contemporaine, loin d’abolir l’ancrage local des populations, tendait au contraire à réactiver ou à renforcer leur sentiment d’attachement et d’appartenance aux territoires locaux. Plus qu’à une fin des territoires, on assisterait plutôt à une remise en cause de certaines formes de territoires et territorialités, notamment politiques, qui aurait pour corollaire l’avènement de nouveaux territoires et de nouvelles territorialités au sens aussi bien politique que social et culturel.
Benoit Antheaume et Frédéric Giraut, dans La mort du territoire ? Vive les territoires ! (2005), proposent d’étudier les territoires dans leur complexité et leur pluralité, en envisageant la fabrique contemporaine des territoires aussi bien dans des espaces dits des Suds que dans des espaces dits des Nords. Ils mettent en évidence le caractère protéiforme, multiscalaire et labile des territoires.
3.2. Des territoires en mouvement
Les nouvelles acceptions du territoire insistent sur son caractère dynamique et mouvant. A la vision majoritairement aréolaires des territoires s’ajoute ou se substitue progressivement une vision plus réticulaire de ces derniers.
Laurent Faret ( 2003 ) parle de « territoires de la mobilité » à propos des migrations internationales de travail entre les Etats-Unis et le Mexique. Il montre comment ces circulations transnationales participent à la construction de territoires transnationaux particuliers qu’il appelle des territoires de la mobilité. Il insiste sur le caractère fluide et mouvant des territoires constitués de portions d’espace et d’itinéraires. Les territoires sont alors constitués par des éléments immatériels et matériels, par des flux et par des lieux avec un caractère dynamique et discontinu. La notion de territoire est repensée à l’aune du « mobility turn » ou « tournant mobilitaire » contemporain.
3.3. Des territoires individuels et subjectifs ?
Pour P. Gervais-Lambony ( 2003 ), le territoire n’est pas simplement un espace socialisé : il peut être un espace individualisé. Le territoire serait collectif mais la territorialité pourrait être individuelle ce qui expliquerait un décalage voire une tension entre territorialités individuelles et collectives.
Chapitre 6. Genres et sexualités, des vecteurs de renouveau en géographies culturelles.
1- Genre et sexe, de quoi parle-t-on ?
1.1. Genre contre sexe ?
Les gender studies ou « études sur le genre » se sont développées à partir des années 70 aux USA. Ce courant se rattache au mouvement féministe. Il répond au besoin de saisir et d’interroger l’augmentation de la présence et du rôle des femmes dans l’économie, les sociétés et les espaces contemporains que ce soit en tant que forces de travail, animatrices de mouvements sociaux ou bien encore actrices de la vie politique. Ce champ d’investigation s’est élargi au cours du temps à d’autres minorités liées aux genres mais aussi aux sexualités. Ann Oakley ( 1972 ) est la première sociologue à avoir mobilisé la notion de genre pour la distinguer de celle de sexe. Elle différencie le sexe qui ne renverrait qu’à des critères biologiques et anatomiques, du genre qui reposerait sur des critères non biologiques et résulterait d’une construction sociale et culturelle. Les partitions de genre sont construites par les sociétés. La notion de genre traduit aussi un rapport de domination entre les genres.
1.2. Genre et sexe
Croiser le genre à d’autres critères permettrait d’éviter d’essentialiser cette notion. A l’image des interrelations qui unissent la nature et la culture, le sexe et le genre seraient en constante construction selon la philosophe américaine Judith Butler ( 1990 ).
1.3. Au-delà du genre et du sexe ?
Pour dépasser la dichotomie genre et sexe, J. Butler distingue 3 éléments constitutifs du rapport au corps de tout individu que sont le sexe anatomique, l’identité de genre et la performance du genre.
La théorie queer a été formalisée dans les années 90 pour poursuivre cet effort de déconstruction des catégories genrées et sexuelles et des normes qui leur sont attachées. Cette théorie critique l’idée que le genre et la sexualité seraient déterminés par le sexe biologique des individus et réfute l’idée que le genre, comme identité et performance, conditionnerait la sexualité. Le terme queer désigne au départ ce qui est curieux et sort de la norme.
2- Les genres et les sexualités, objets de géographies (culturelles)
2.1. Quand les femmes…et les hommes deviennent des sujets d’étude géographique : naissance de la géographie des genres
La géographie féministe à ses débuts, fin du XXe siècle, focalisée sur la mise en évidence des rapports de domination entre les femmes et les hommes et sur les traductions spatiales de cette domination. Des études ont été réalisées sur les configurations et les partitions des espaces, notamment dans le monde du travail en fonction de critères genrés. C’est l’objectif de Doreen Massey qui a analysé l’impact des genres dans le fonctionnement et l’organisation des espaces ouvriers au Royaume-Uni et dans la construction des identités ouvrières féminines. Elle cherche à comprendre à partir de la question des genres de quelle façon les différenciations spatiales sont socialement et culturellement produites et de quelle façon l’espace contribue à cette (re)production.
La géographie des genres n’est pas limitative et est un moyen de saisir des rapports de domination plus généraux qui façonnent les organisations, les pratiques et les représentations spatiales des sociétés, que ce soit du point de vue des femmes et des hommes.
Linda McDowell ( 2003 ), spécialiste de l’étude des relations entre travail et genres, a consacré un ouvrage à la question des masculinités.
2.2. D’une géographie des genres à une géographie des sexualités
La géographie des sexualités s’est développée plus tardivement que la géographie des genres. Apparue aux USA dans les années 80,la géographie des sexualités s’est d’abord concentrée sur l’étude de l’inscription spatiale de certains groupes identifiés comme minoritaires du fait de leur sexualité, à l’image des populations homosexuelles.
Barbara Weightman ( 1981 ) a fait une enquête sur l’étude des communautés et des quartiers homosexuels dans les grandes métropoles pour comprendre selon quelles modalités un groupe défini par sa sexualité s’inscrit dans un espace et de quelle manière cette inscription peut participer à la reconnaissance ou la stigmatisation de ce groupe. Nombre d’études se sont attachées à évaluer l’impact de la présence des populations homosexuelles sur le processus de gentrification et inversement.
En cartographiant les représentations et les pratiques des populations homosexuelles, féminines et masculines, dans les espaces publics parisiens, Nadine Cattan et Stéphane Leroy ( 2010 ) montrent que, malgré une image progressiste de Paris, les espaces publics de la capitale sont en réalité hétéronormatifs.
2.3. Des géographies des genres et des sexualités plurielles
Les études sur les genres et les sexualités seraient influencées par le contexte dans lequel elles se déploient, ce qui peut limiter leur épanouissement mais aussi favoriser une certaine diversité de points de vue. En France, les genres et les sexualités ont d’abord été abordés en géographie culturelle et sociale et se sont diffusés ensuite dans la géographie des migrations et des mobilités, du tourisme ou dans la géographie post-coloniale.
3- Genres et sexualités, outils d’un renouvellement en géographie ?
3.1. Une critique de la géographie masculine et hétérosexuelle
En France, ces études ont suscité une certaine méfiance eu égard à une pensée qui s’oppose potentiellement à un héritage conceptuel qui est marqué par l’universalisme et le positivisme. Selon C. Hancock ( 2004 ), cette tension est accentuée dans le cas des genres et des sexualités par le « biais masculiniste » dont souffrirait la géographie française et qui résulterait du fait que cette discipline a été constitué par des hommes qui ont eu tendance à imposer des méthodes et un regard masculins voire hétérosexuels sur l’espace. En dépit d’un certain déni pour ces questions, la géographie serait pourtant en elle-même genrée et sexualisée. Certains géographes appellent à « queeriser » la géographie pour intégrer les apports de la théorie queer, en termes de déconstruction des grandes catégories d’analyse et d’engagement afin de concevoir d’autres manières de faire de la géographie qui soient plus empathiques et participatives. De telles approches invitent à adopter une démarche géographique qui soit plus critique et plus réflexive.
3.2. Une invitation à repenser la place du chercheur en géographie par le genre
En incitant les chercheurs à adopter une attitude moins surplombante et plus engagée, les gender studies les amènent à s’interroger sur leur propre position dans le monde. Cette question du caractère genré et sexualisé du corps des chercheurs se pose parfois indépendamment de leur volonté. L’étude des genres et des sexualités est une source de renouvellement en géographie par la réflexivité qu’elle implique et par les champs de recherche qu’elle ouvre notamment autour de la thématique du corps.
3.3. Vers une géographie du corps par et au-delà des genres et des sexualités ?
En géographie, le corps ( qu’il s’agisse ou non de celui du chercheur ) peut être appréhendé de différentes manières : comme objet d’étude, comme une échelle spatiale ou come prisme d’analyse. Francine Barthe ( 2011 ) est une des premières géographes françaises à s’être intéressée dans une perspective culturelle à la question du corps à partir de ses travaux sur la nudité et les lieux de la nudité. Le corps est envisagé à la fois comme un espace en lui-même et comme ce par quoi l’espace se construit : il serait spatialisé et spatialisant. Considérant que le corps est à la rencontre du spatial, du social et de l’individuel, G. Di Méo ( 2010 ) propose d’envisager le corps comme un outil privilégié d’étude de la géographie sociale. Il développe une étude sur les pratiques, y compris corporelle, des femmes dans la ville ( 2012 ). En géographie du tourisme, Amandine Chapuis ( 2010 ) s’intéresse aux corps des touristes afin de saisir à travers eux les normes socio-spatiales qui façonnent les pratiques touristiques. A. Volvey ( 2014 ) envisage la question du corps dans une perspective épistémologique, méthodologique et esthétique qui vise à construire une manière alternative de faire de la géographie.
Chapitre 7. La géographie de l’art, une géographie culturelle de faits culturels ?
1- L’art, un objet des géographies culturelles
La culture et l’art sont de plus en plus visibles dans les sociétés contemporaines, notamment dans les villes. L’art ne se déploie plus seulement dans des institutions dédiées ( musées, théâtres ), il prend aussi des formes inédites ( performances, interventions ) et gagne des lieux qui ne lui étaient pas réservés ( rues, places, espaces abandonnés ). Il se voit attribuer d’autres fonctions qu’esthétiques telles que des fonctions économiques, sociales et politiques. Ce mouvement est facilité par le passage à une société post-industrielle dans laquelle les activités non-productives sont de plus en plus importantes pour les populations. Les acteurs en charge de cette diffusion entendant transformer les espaces par cette mise en art.
1.1. Les lieux de l’art
Une des façons d’étudier l’art en géographie culturelle et plus précisément en géographie de la culture , consiste à s’intéresser aux lieux dans lesquels il est présenté ( musées, galeries, salles de concerts ) ou produit ( ateliers, studios ) ainsi qu’à la répartition spatiale de ces lieux voire à la circulation des artistes et des œuvres entre ces lieux. F. Lucchini ( 1999 ) met en évidence le fait que la culture et l’art participent à la définition de la centralité des espaces. Cela permet d’expliquer la concentration de ces équipements dans les centres urbains. L’étude de la localisation des lieux d’art et de la culture permet de saisir et d’analyser des logiques spatiales spécifiques à l’art et à la culture.
Camille Boichot ( 2012 ) a étudié la répartition des lieux de création et de diffusion d’art à Paris et à Berlin. Elle met en évidence le fait que ces lieux participent au renforcement des centralités existantes et à l’émergence de nouvelles centralités proprement artistiques, souvent en périphéries. L’art et les artistes ont une importance dans la fabrique et la recomposition des centralités métropolitaines. Tatiana Debroux ( 2012 ) s’interroge sur le rôle des artistes dans le processus de gentrification à Bruxelles. Elle nuance l’idée que les artistes seraient nécessairement les pionniers de la gentrification. La possibilité d’une instrumentalisation par les pouvoirs publics des artistes repose sur le fait que leur présence peut avoir une incidence sur les dynamiques spatiales et sur les représentations qui accompagnent et permettent ces dynamiques. La dimension spatiale de l’art ne tiendrait pas uniquement aux lieux qu’il occupe, elle découlerait aussi de sa propension à agir sur les représentations et les imaginaires spatiaux.
1.2. Les représentations et imaginaires spatiaux suscités par l’art
J. F. Staszak (2003 ) analyse les peintures de P. Gauguin et montre que les représentations du peintre associées à l’ailleurs sont caractéristiques des représentations dominantes de son temps. Fortement marquées par le colonialisme et l’exotisme, elles tendant à assimiler Tahiti à un paradis perdu, un espace naturel et sauvage où les habitants et en particulier les femmes vivraient à moitié nus. Gauguin a été déçu lors de sa découverte de l’île qui ne correspondait pas à ses représentations. Il a reconstruit dans ses tableaux le Tahiti qu’il avait rêvé participant à la diffusion des représentations de son époque. L’art est ici un moyen pour les géographes d’accéder à ses représentations et d’étudier leur circulation dans l’espace et le temps.
Réappropriées aujourd’hui par l’industrie touristique, ces représentations servent à vendre Tahiti aux touristes en tant que destination et à mettre en scène l’espace tahitien de manière à la rendre conforme à leurs imaginaires.
L’art peut donc agir sur les espaces immatériels et matériels, symboliques et concrets. Cela vaut pour d’autres arts comme le cinéma ou la littérature, la musique.
Sérvin Guillard ( 2012 ) s’intéresse au rap à Minneapolis et Saint-Paul aux USA pour mettre en évidence la manière dont les rappeurs de ces villes du Minnesota construisent et diffusent un discours spatial qui est fortement localisé et qui tend à reproduire les représentations dominantes ( région agricole et rurale avec une majorité de population blanche ).
1.3. Les spatialités de l’art
L’étude des spatialités de l’art en géographie repose sur l’idée que l’art ne se déploie plus seulement dans l’espace mais qu’il est aussi potentiellement produit avec l’espace.
Les artistes ont eu tendance dans la seconde moitié du XXe siècle à sortir des institutions dédiées à l’art ( musées ) pour proposer un art destiné à entrer en résonnance avec un contexte économique, social, politique et spatial. L’art est conçu comme un art outdoors, contextuel, in situ, relationnel et engagé. Une telle conception de l’art modifie le rapport entre art et lieu. L’œuvre est pensée à partir et en réponse à un espace donné. A. Volvey ( 2007 ) le montre avec le travail des land artists qui produisent des œuvres en intervenant directement dans des espaces, souvent naturels, en les modifiant ou avec celui des artistes urbains qui se basent sur l’histoire des lieux. Considéré comme un précurseur de l’art urbain, Ernest Pignon-Ernest réalise des interventions qui visent à faire ressurgir les mémoires oubliées des espaces. Exemple des sérigraphies, Les gisants, installées sur les marches du métro Charonne à Paris en 1971 représentants les corps de 8 manifestants morts le 8 février 1962 ( violentes répressions dans le cadre de l’indépendance de l’Algérie ).
2- L’art, un outil de la fabrique des espaces et des territoires
2.1. L’art, un vecteur de (re)développement des territoires
L’art est de plus en plus envisagé par les acteurs du développement territorial comme un outil de requalification et de redéveloppement des territoires, notamment lorsqu’ils ont perdu leur précédente fonction, à l’image des espaces anciennement industriels. L’art est pensé comme un moyen de redonner une valeur et une attractivité au territoire.
Le musée Guggenheim par l’architecte Franck Gehry dans les années 90 à Bilbao est un exemple de cette tendance. Par contre, le cas de la friche de la Belle de Mai à Marseille montre que la reconversion de cette manufacture de tabac en un espace culturel est une réussite à l’échelle métropolitaine mais elle n’a pas bénéficié aux populations locales ( classes populaires menacées par le processus de revalorisation foncière ).
Bruno Lusso ( 2014 ) montre que la Ruhr, ancienne région industrielle et minière allemande, a fait le choix de l’art, de l’architecture et de la culture pour assurer sa reconversion. L’installation d’équipements culturels et l’obtention de labels ont permis de revaloriser le foncier et de stimuler l’économie.
2.2. L’art, un producteur d’un nouveau type d’urbanité ?
Dans un contexte de concurrence entre les villes, l’art et la culture sont des avantages comparatifs pour créer une identité et une image propres pour se distinguer
Cette conception du rôle de l’art a été influencée par les théories de l’urbanistes américain Richard Florida ( 2005 ) qui pense que l’attractivité des villes tiendrait en leur capacité à attitrer les « classes créatives ». L’enjeu est de leur proposer un cadre de vie et des conditions d’emploi attrayants. L’art et la culture participeraient à la création d’une ambiance urbaine dynamique. Le quartier des spectacles à Montréal créé dans les années 2000 est un cas emblématique de cette tendance. Il accueille des centaines de festivals par an comme les Francofolies. L’art et la culture sont mis au service de la métropolisation. Mais Elsa Vivant ( 2004 ) montre aussi que ces stratégies entrainent des processus d’exclusion de certaines populations et de certaines activités des villes.
2.3. L’art, un facteur d’invention alternatif des espaces ?
L’art et la culture ont aussi un potentiel émancipateur et subversif. Ce sont des moyens de contester ou de résister à la manière dont les espaces contemporains sont produits. Les squats d’artistes ont joué ce rôle en permettant illégalement aux artistes émergents d’accéder à un espace de travail dans les espaces urbains. Il peut s’agir d’un positionnement artistique et politique qui s’inscrit dans la filiation des mouvements squatters nés en Europe dans les années 60-70 et dont le but était de révolutionner l’art et la société. C’est un moyen de résister à une vision néolibérale de la ville caractérisée par la mise en concurrence des espaces en proposant une vision collaborative de celle-ci. Banksy ( street artist ) est issu des milieux alternatifs de Bristol et propose des interventions au pochoir conçues comme des messages politiques et poétiques. Il est considéré comme un « artiviste », un artiste activiste.
3- L’art, une méthode en géographies culturelles
3.1. L’art, un prisme d’étude des espaces
Envisagé l’art d’un point de vue méthodologique en géographie consiste à la considérer comme une clé de lecture permettant de rendre perceptibles des processus spatiaux voire de les initier. P. Guinard ( 2014 ) met en évidence à Johannesburg le recours à l’art pour montrer les processus de construction et de déconstruction des espaces publics.
Par exemple, dans le cas du Mandela Square, place centrale du nouveau centre économique du nord de la métropole qui a longtemps été réservée aux populations blanches, l’installation en 2004 d’une statue de Mandela a accompagné un processus de diversification des publics de cette place.
3.2. L’art, un médium pour saisir les expériences spatiales
D’autres géographes choisissent de mobiliser l’art en tant qu’outil de médiation afin d’échanger avec les personnes enquêtées et de figurer leurs expériences spatiales. S. Mekdjian ( 2014 ) a eu recours à l’art pour recueillir et rendre compte de manière alternative des récits migratoires dans le cadre d’un atelier cartographique participatif réalisé à Grenoble réunissant chercheurs, migrants et artistes. Des cartes ont été réalisées sur les itinéraires respectifs des migrants en utilisant différentes techniques ( dessin, peinture ) et matériaux ( tissu, argile, bois ). L’art est un moyen de retranscrire l’expérience migratoire autrement que par le discours. Ce dispositif s’inscrit dans un mouvement qui tend à hybrider les méthodologies des artistes et celles des chercheurs.
3.3. L’art, une autre façon de produire du savoir géographique
Les géographes cherchent à accéder à des dimensions plus sensibles des rapports aux espaces des individus liées à leurs perceptions, à leurs affects pour lesquelles ils n’ont pas forcément les outils adéquats. Ils peuvent alors faire appel aux artistes et à l’art pour concevoir des dispositifs méthodologiques innovants, à l’image des cartes participatives ou cartes sensibles. L’art est conçu comme une méthode alternative qui permet d’accéder à un aspect plus expérientiel des relations des individus aux espaces et de produire de manière inédite un autre type de savoir géographique. L’art est une nouvelle façon de faire de la géographie.
(3ème partie à suivre …)