Denis Rétaillé, géographe français, professeur de géographie à l’Université de Bordeaux III, s’intéresse ici aux lieux de la mondialisation, suite cohérente de ses nombreuses études sur l’espace et plus particulièrement sur les espaces mobiles et nomades qu’il a développées à travers des travaux sur le Sahara ou l’Inde par exemple. Dans ce livre, il s’intéresse aux particularités de certains lieux inhabituels et montre en quoi ce sont des lieux qui participent également au processus de mondialisation. Souvent oubliés ou non reconnus comme tels, ces lieux comme l’Antarctique ou, dans notre cas, la Toile, surprend, et c’est ce en quoi l’analyse de Denis Rétaillé qui met en avant l’importance de ces lieux dans un espace mondialisé global prend toute sa vigueur.

Denis Rétaillé part de la définition de la toile ou web, selon la définition de G.Morin comme « ébauche d’un réseau neurologique à la dimension de l’humanité » ou encore selon celle du philosophe allemand P. Sloterdijk comme une « peau médiatique électronique, la voûte céleste ayant perdu sa valeur de cosmos ». L’Internet bouleverse l’espace de l’information en la délocalisant : il rend tout disponible, la dimension du temps perd son sens à cette échelle. Mais des différences d’accès se développent : l’innovation n’est plus alors un phénomène de diffusion mais une réalité sociale partagée bien que durant le temps de la diffusion et de la banalisation, il aura été le support d’une distinction, d’une inégalité et d’une fracture.
Il faut saisir le lieu d’Internet à la jonction de ces différents états du phénomène. Il faut comprendre la toile comme un espace à dimension infinie dont on ne peut saisir facilement l’ampleur et comme moyen d’interactions entre des hommes mais selon des codes spécifiques, de nouvelles caractéristiques et des formes différenciées.

Le phénomène Internet, c’est le franchissement instantané de la distance. D’où en découlent deux enveloppes spatiales distinctes par leur support dans un système de production : le support matériel (transports, circulation), et alors l’espace reste matériel ; et le support immatériel (son, image, information) dans lequel la notion de distance-temps n’est donc plus pertinente.
La toile est un réseau dormant. Contrairement à la télévision qui se donne à heures fixes et où, l’individu doit s’adapter aux horaires ; le schéma sur l’internet est inversé : chacun y accède quand il veut, comme il veut. Le média établit une forme de relation, une médiation justement. C’est plus complexe encore qu’une performance technique de communication et qu’un système d’inégalités d’accès ou d’illusion de liberté et de gratuité. Il se produit alors un écart culturel intergénérationnel qui atteint le lien social directement : les moyens de communiquer ne sont plus les mêmes selon l’âge des individus et passer de l’un à l’autre n’est pas simple, même au sein d’une société globalement homogène. L’exposition individuelle de soi sur le web forme une mutation majeure dans la définition du Monde. Dans la représentation du monde que chacun se fait, la possibilité d’afficher un « profil » anonyme que l’on choisit face à des inconnus tout autant anonymes déforme les interactions habituelles et ouvre considérablement la vision individuelle du monde.
La « fracture numérique » technique, sociale, économique et spatiale participe au schéma classique du développement inégal : la capacité d’investir dans l’innovation, la maîtrise de la technologie et la domination se ressentent dans le lieu que constitue l’internet. Il se distingue alors deux formes d’inégalités : les inégalités d’accès : entre un ou plusieurs PC, le web dans la poche et ceux qui doivent acheter du temps dans une cyberboutique ; et des inégalités de mise à disposition technique : réseaux ou pas, débit, fibre optique… La différence de matériel est liée aux infrastructures et aux pouvoirs publics nationaux car les Etats agissent en fonction de finalités qui leur sont propres.

La toile se montre ainsi comme un lieu de la mondialisation où la concurrence planétaire des produits et les tentatives de régulation du monopole par les Etats s’exercent. Dans ce cadre, il apparaît une menace d’affaiblissement de l’Etat avec la circulation de toutes informations comme Wikileaks ou le printemps arabe malgré le contrôle de l’Etat et de Ben Ali respectivement.
S’observe effectivement, un changement de nature des relations sociales à travers le monde. Suite à la disparition du médiateur de la télévision, la Toile exige une exposition de soi immédiate et à distance. C’est un bouleversement dans la constitution des réseaux sociaux. Denis Retaillé remarque d’ailleurs que le vocabulaire utilisé pour désigner les différentes « zones » de la toile rappelle des termes de la socialisation en général : « sites », « portails », « tribus » ; c’est un espace qui forme une société autonome, parfois au-delà des structures d’origine.
On passe de la libre information à la communication interactive qui permet la constitution de rencontres éphémères et durables. Twitter est un exemple de ces outils. Communiquer, c’est d’abord mettre en commun ; internet, c’est l’autonomisation de l’information sous forme de stocks. Se forme alors des nouvelles cultures de l’Internet, on observe soit l’extrême des conséquences de la médiatisation : un individu isolé, désorienté ou manipulé, soit l’inverse, par hétérotopie, l’invention d’un monde se détachant de la proximité, cette hétérotopie pouvant alors produire un enfermement ou une ouverture, c’est-à-dire un repli sur soi individuellement ou collectivement.

Denis Retaillé souligne également le besoin de sécurité et de pare-feux sur l’internet, il subsiste la nécessité d’assurer la confidentialité ou la validité des informations ; il résume alors la toile comme le lieu de l’ « immédiateté sans mémoire du fait d’en avoir trop. »
Sur internet et l’oralité : c’est la réciprocité et l’immédiateté qui font l’interaction. De ce fait, la part de l’oralité est prédominante dans les échanges dont beaucoup se font sur des forums. Internet, lieu d’informations immédiates mais également le lieu de l’opinion individuelle (et non du sondage) : chacun peut librement s’exprimer anonymement ou publiquement. Internet se montre alors être comme un lieu paradoxal à la fois par l’affirmation des identités individualisantes et par l’appel à la mondialité.

Finalement, conclut Denis Retaillé, sur internet, rien n’est contrôlé, tout est contrôlé. La liberté d’expression règne mais elle permet de faire des individus des objets traçables à chaque instant. Se pose alors la question du droit : comment établir des lois sur un lieu aussi insaisissable qu’est celui de la toile. C’est également un danger que les réglementations internationales tentent de limiter qui pose la question de la responsabilité morale et politique. Sommes-nous responsables de s’afficher et devant tous les autres ?

Réflexion personnelle et intérêt :

La thèse de Denis Retaillé prend en considération ce lieu nouveau, jamais stable mais à l’inverse toujours changeant et interactif qu’est celui de la Toile comme un lieu de la mondialisation. Prendre l’internet comme objet d’étude est un enjeu important des recherches actuelles des sciences humaines et sociales mais le prendre en tant que géographe est surprenant : comment étudier un lieu qui n’occupe aucun espace ? Et pourtant, Denis Retaillé nous montre comment c’est un réel lieu primordial de la mondialisation : vecteur d’échanges indispensable au système économique actuel et qui pose de nombreux problèmes qu’on ne sait résoudre : ceux du lien social intergénérationnel notamment, de la responsabilité individuelle et étatique, ou encore de la sécurité…

Mais si l’argumentation de D. Retaillé met bien en avant l’existence d’inégalités face à l’internet, on peut se demander comment, se traduisent ces inégalités dans les structures plus « traditionnelles » auparavant constituées ? D’un point de vue peut-être plus sociologique : peut-on rendre compte de rapports socialement construits face à la toile et dans la représentation que les individus s’en font ? Ou encore, comment penser un individu dans ces interactions qui diffèrent par leurs acteurs (souvent des anonymes ou des inconnus), leur cadre non conventionnel, leur objet, etc. ? Quelle influence une virtual life peut-elle prendre dans la socialisation des individus ? Comment penser le lieu de l’internet à la fois comme lieu d’ouverture maximale mais également perçue comme cause d’enfermement, de perte de contact avec la real life ?

Ce sont d’autant de champs ouverts qui m’interrogent et m’intéressent particulièrement pour comprendre aujourd’hui une société de plus en plus dépendante de la connexion.