Depuis l’émergence de plusieurs économies asiatiques dans les années 1980 et 1990, de nombreux chercheurs à l’esprit ouvert se demandent comment interpréter cette « émergence » et s’interrogent sur la place de la Chine dans le monde. S’agit-il d’une « menace » contre la domination des pôles majeurs de l’économie-monde que sont/qu’étaient l’ALENA et l’UE? S’agit-il d’un « remplacement » de l’Occident, traditionnellement considéré comme le point de départ du Progrès, de l’industrialisation, de la civilisation et du capitalisme depuis les Lumières, Marx et Hegel? S’agit-il d’une « transition » d’un cycle hégémonique européen puis américain à un cycle indien ou chinois? Certains historiens, maîtres de la notion de « système-monde » et approfondissant leurs recherches autour de cette importante question, ont développé une autre analyse: l’Asie de l’Est aurait en réalité toujours été le cœur du système-monde depuis son existence il y a 5000 ans. La Chine aurait d’ailleurs dominé un système tributaire interne à l’Asie de l’Est et du Sud-Est pendant plusieurs millénaires. Une série d’évolutions historiques, que l’Ecole de Californie a qualifié de « Grande Divergence » aux XVIIIe et XIXe siècles, a déplacé (momentanément) le centre de l’Asie vers l’Europe. L’histoire du capitalisme asiatique montre que de nos jours, le système-monde se reconstitue tel qu’il l’a toujours été, et pour de nombreux chercheurs, l’Asie dynamique de la fin du XXe siècle et du début du XXI siècle ne fait que reprendre la place qui était la sienne avant que les Européens ne soient venus « offrir le Progrès ». Dennis Flynn et Arturo Giraldez est que la mondialisation débute en 1571 avec la fondation de Manille. Le comptoir érigé par les Espagnols aux Philippines sert à échanger l’argent des mines de Nouvelle-Espagne avec les préciosités chinoises (porcelaine, soie…). La mondialisation est née de la rencontre entre une réforme fiscale inévitable dans la Chine des Ming, abandonnant le système de papier-monnaie pour un étalon-argent, et la découverte de mines d’argent en Amérique. L’Espagne, en dominant le marché mondial de l’argent, devient l’un des principaux fournisseurs d’argent de l’Empire des Ming dans le dernier tiers du XVe siècle. En échange, les Chinois abandonnent volontiers l’or qui est considéré comme de moindre valeur. C’est grâce à ces échanges, portés par le célèbre « galion de Manille », que les Espagnols mènent une politique militaire vigoureuse en Europe. C’est le commerce d’argent avec la Chine qui explique l’hégémonie de l’Espagne pendant son Siècle d’Or.
Introduction
Immanuel Wallerstein a développé la théorie des systèmes-monde en 1974 ; en parallèle à ses travaux, d’autres chercheurs (Andre Gunder Frank, Barry Gills, Christopher Chase-Dunn, Thomas Hall, Giovanni Arrighi, David Wilkinson…) ont développé des approches à la fois similaires et nuancées. Dans les universités japonaises, les travaux des économistes, des historiens et des anthropologues ont également développé leurs propres approches des systèmes-monde (Takashi Shiraishi, Takeshi Hamashita, Heita Kawakatsu, Satoshi Ikeda: cette historiographie se nomme Kaiiki-Shi). Il faut parfois reconnaître que ces travaux sont parfois aussi centrés sur l’Asie que le système-monde wallersteinien l’est sur l’Europe. Néanmoins, il est important de reconnaître que l’analyse des systèmes-monde n’est pas l’apanage des chercheurs occidentaux et que l’application à l’Asie à travers les diverses phases de son histoire régionale met en évidence les traces d’un système-monde asiatique et remet en question la naissance du capitalisme en Europe, malgré les critiques des historiens anglo-saxons. Enfin, l’approche du système-monde asiatique permet de marquer les différences (et parfois, ce qui compte également, les ressemblances) avec le système-monde européen. Non seulement le système-monde asiatique pourrait être en place bien avant le système-monde européen, mais l’Europe et l’Asie ne formeraient jamais un seul système-monde eurasiatique. L’incorporation des deux systèmes-monde apporte des éclairages neufs sur la naissance du capitalisme et sur le dynamisme économique et culturel de l’Asie depuis la fin de la domination de l’Occident dans un monde post-guerre froide.
Il est donc temps, pour beaucoup de chercheurs, de ré-orienter l’histoire du monde global.
Le contexte économique des années 1980 invite à tourner le regard vers l’Asie
Du point de vue occidental, ce sont les pénétrations des Portugais dans l’océan Indien converti à l’Islam au XVIe siècle, puis la fondation de Manille en 1571, les flux d’or venus d’Amérique via l’océan Pacifique, la prise en main de Formose par les Néerlandais, les campagnes de conversions menées par les jésuites, les guerres coloniales menées par l’armée britannique en Inde et dans le golfe du Bengale, les guerres de l’opium et l’ouverture forcée des ports asiatiques dans le cadre de « traités inégaux », l’imitation consciente des valeurs occidentales dans le Japon à l’ère Meiji, qui auraient apporté le « progrès » nécessaire au développement de l’Asie de l’Est et du Sud-Est.
La meilleure preuve de cette ouverture se verrait dans la qualité de la vie politique, économique, sociale et militaire du Japon impérialiste de la fin du XIXe siècle à 1945, puis dans le take-off des NEI (« dragons » et « tigres » d’Asie) dans les années 1970, 1980 et 1990.
Après 1945, les études économiques ont démontré que le PIB de l’Asie a augmenté bien plus rapidement que celui de l’Occident. En 1960, le revenu par habitant des pays d’Asie de l’Est a commencé à croître plus rapidement que celui des pays occidentaux avancés ainsi que d’autres pays en développement. La croissance du PIB par habitant du Japon entre 1955 et 1973 (un taux de croissance d’environ 10% !) a été l’exemple le plus frappant de cette nouvelle tendance. Dans les années 1970 et 1980, c’est la cité-Etat de Singapour qui connaît à son tour une forte croissance ; Singapour est suivi de la Corée du Sud, de Taïwan et de la cité autonome de Hong-Kong. Au cours de la dernière décennie du XXe siècle, la part de l’Asie de l’Est dans le PIB mondial a apparemment dépassé celle des six plus grandes économies occidentales. Les observateurs ont parlé de « miracle » asiatique.
Pourtant, le « miracle » asiatique n’est qu’une définition complexée du développement technologique, commercial et financier d’une région éloignée du monde par l’Occident.
Du point de vue des chercheurs asiatiques, la réussite économique du Japon, de Singapour, de la Corée du Sud, de Taïwan et de Hong Kong (et plus récemment, de la Chine) ne s’explique pas par une collaboration bénéfique proposée par des étrangers plus développés puisque nombre des technologies ou des idées soi-disant véhiculées par ces étrangers ont en réalité été inventées dans cette région ! Ce sont d’abord des évolutions géopolitiques et géoéconomiques internes à l’Asie depuis de nombreux siècles, ainsi le choix des gouvernements et des entreprises privées de s’intégrer aux flux mondialisés (quelle que soit la date de naissance de la mondialisation) qui expliqueraient avant tout le décollage (ou plutôt les décollages) de l’Asie dans une chronologie différenciée à partir des années 1960.
A la fin du XVe siècle, il est possible de considérer que le système des Etats européens n’était qu’une composante périphérique et chaotique d’une économie globale qui a longtemps eu l’Asie pour centre. Vers 1850, ce système englobe la totalité de la planète et transforme le système tributaire centrée sur la Chine un sous-système régional de l’économie globale centrée sur l’Europe.
Comment expliquer ce retournement de situation ?
Dennis Flynn et Arturo Giraldez
La thèse défendue par Dennis Flynn et Arturo Giraldez au milieu des années 1990 est que les événements au sein de la Chine des Ming ont eu un impact fondamental sur l’essor et le déclin de l’Empire espagnol entre 1570 et 1640. L’argentisation de la Chine a transformé le pays en une « bombe aspirante »1 de milliers de tonnes d’argent de l’Amérique espagnole parce que l’argent y valait beaucoup plus que dans le reste du monde.
Selon les deux historiens, la migration de l’argent au début de la période moderne a constitué la genèse du commerce intercontinental au niveau mondial. La mondialisation est née en 1571, au moment de la création de Manille, tête du pont du galion qui transportait chaque année l’argent de Nouvelle-Espagne vers la Chine à travers l’océan Pacifique, pour l’échanger contre des marchandises chinoises (or, porcelaine, soie) qui enrichissaient à son tour l’Espagne et en faisait une puissance dominante en Europe. Cette thèse s’appuie fortement sur le concept de « « région-monde » développé par Takeshi Hamashita quelques années plus tôt2.
La rencontre entre deux systèmes-monde
Dans leurs travaux conjoints, Dennis Flynn et Arturo Giraldez considèrent donc l’Asie comme un système-monde régional au sens d’Hamashita, dont la caractéristique principale est la circulation monétaire. C’est la Chine impériale qui a constitué ce système-monde et qui en a commandé les principales pulsations. Le XVIe siècle est une période particulièrement importante pour la région en raison de deux phénomènes : la politique monétaire chinoise qui privilégie désormais l’argent métallique plutôt que l’or ; l’arrivée massive du métal blanc depuis l’Amérique espagnole par le Galion de Manille, et l’échange de cet argent américain contre l’or chinois.
La première mondialisation débute alors en 1571, lorsque les Espagnols fondent Manille : la cité portuaire est gérée par les autorités espagnoles, mais elle est peuplée de milliers de marchands chinois et japonais, bien plus nombreux que les colons européens3. Ce comptoir fait alors le lien entre l’Asie, l’Amérique et l’Europe, grâce à la navigation traversant les océans Pacifique et Atlantique. Un « commerce global » s’est mis en place lorsque tous les continents importants ont commencé à échanger des produits de manière continue – à la fois entre eux directement et indirectement via d’autres continents – et dans des valeurs suffisantes pour générer des impacts cruciaux sur tous les partenaires commerciaux. L’Espagne de Philippe II est devenue la plus grande puissance européenne grâce au Nouveau Monde et à la Chine.
La prééminence européenne dans le monde à partir du XVIe siècle s’explique avant tout par l’histoire des métaux précieux. L’interprétation classique (parlons de vulgate eurocentrée depuis Pierre Chaunu) peut être résumée comme suit. Il y avait une énorme demande européenne pour certains produits asiatiques, notamment le thé, les épices, les céramiques et les soies, que les Européens étaient incapables de produire. En conséquence, les Européens importaient des tonnes de produits asiatiques. Dans le sens inverse, les importations asiatiques de marchandises européennes étaient dérisoires, au moins jusqu’au XIXe siècle. D’un point de vue européen, les importations européennes en provenance d’Asie étaient énormes, tandis que les exportations européennes vers l’Asie étaient maigres. Cela engendrait un déficit de la balance commerciale avec l’Extrême-Orient. Les Européens ont réagi aux importations nettes massives d’Asie en créant des corporations internationales (les Compagnies à charte) dont la raison d’être était d’envoyer de l’argent liquide en Asie décennie après décennie pour en rapporter de l’or et des biens de consommation précieux. Ainsi, le flux séculaire de métaux précieux de l’Europe vers l’Asie est finalement attribuable aux habitudes d’achat des Européens par rapport aux consommateurs asiatiques. Cette explication conventionnelle des flux mondiaux de métaux précieux est cohérente avec les hypothèses traditionnelles du « dynamisme européen ».
Les recherches de Flynn et Giraldez jettent un éclairage radicalement différent, permettant une interprétation plus équilibrée et moins eurocentrique de la naissance de la mondialisation au cours de cette période. Ils contestent radicalement l’affirmation conventionnelle selon laquelle les métaux monétaires ont circulé de l’Europe vers l’Asie en tant qu’éléments passifs d’équilibrage qui ne faisaient que répondre à un déséquilibre entre l’importation et l’exportation d’articles non monétaires. Selon eux, l’argent américain n’est pas parti d’Europe vers l’Asie : il a traversé l’Europe en route vers la Chine. Le Japon a également extrait des quantités astronomiques d’argent et de cuivre de ses mines pour les exporter en Chine. Dans ces conditions, la Chine était la principale « pompe aspirante » d’argent du monde, mais aussi la seule puissance à se séparer si facilement de son stock d’or. Mais la majorité de l’or chinois n’est pas arrivé en Europe : il s’est arrêté en Amérique. Les Européens n’ont été rien de plus que des transporteurs, des intermédiaires chanceux maîtrisant les circuits maritimes permettant le convoi d’une marchandise précieuse d’une région du monde à une autre, tirant profit de l’opportunité qui leur a été offerte de s’impliquer dans le réseau déjà existant du commerce intra-asiatique4. Contrairement à l’explication conventionnelle, il n’y a pas eu de flux équilibrés d’argent et d’or entre l’Asie et l’Europe à l’époque moderne.
L’analyse de Flynn et Giraldez est plus systémique5. Un type spécifique de substance monétaire (l’argent) a circulé vers l’Est en échange de deux autres substances monétaires (l’or, puis le cuivre) qui ont circulé dans la direction opposée (vers l’Europe). Quel sens cela a-t-il d’agréger des objets en une seule catégorie (« monnaie » ou « métaux précieux ») ? Il faut au contraire distinguer les métaux selon leur nature et leur préciosité adaptée à la subjectivité de chaque lieu du monde. Dans ces conditions, la cartographie des flux n’est plus obscurcie par la combinaison conceptuelle de l’or, de l’argent et du cuivre. En outre, argumentent les auteurs, la pratique consistant à rassembler des métaux ayant des histoires aussi différentes a empêché la découverte de la base sous-jacente du commerce Est-Ouest aux XVIe et XVIIe siècles. Pour comprendre le commerce intercontinental au cours de cette période, il faut adopter une approche microéconomique de l’histoire des métaux précieux. Chaque métal doit être analysé en fonction de ses propres conditions spécifiques de demande et d’offre ; c’est-à-dire qu’une analyse microéconomique est nécessaire.
La question centrale de la demande est la suivante : pourquoi la marchandise spécifique, l’argent, parmi une multitude de produits potentiellement exportables, a-t-elle dominé la partie orientale du commerce occidental avec l’Asie au début de la période moderne ? La reconnaissance de la dynamique de la demande nécessite une reconceptualisation de l’histoire de l’argent en Chine dans le contexte des développements économiques mondiaux.
Le déséquilibre sur le marché de l’argent devient la cause (et non la conséquence) du commerce mondial. Les flux de métaux précieux ne sont plus perçus en fonction du rôle passif et réactif attribué par l’interprétation traditionnelle du déficit commercial européen. La vision traditionnelle place les habitudes de consommation européennes au premier plan tandis que cette interprétation relègue les Européens au rôle d’intermédiaires. Les Européens n’ont alors été que les médiateurs entre l’offre (Japon et Amérique espagnole) et la demande (Chine)6.
Pourquoi les Européens étaient-ils impatients d’atteindre les confins de l’Asie ? La réponse est qu’ils souhaitaient se connecter aux marchés les plus lucratifs du monde. Personne ne pouvait rivaliser avec les producteurs asiatiques d’épices, de soieries, de céramiques, d’encre, de papier, de thé, de jade, de laques, de paravents… tous des produits très prisés dans le monde entier. Que pouvaient offrir les Européens pour échanger de tels objets de valeur pour eux-mêmes et sortir de leur position d’intermédiaire ? La réponse est un produit dominant : l’argent7.
Le rôle de la politique monétaire de la Chine
L’histoire globale du commerce ignore systématiquement le fait que la Chine a été le marché final dominant de l’argent pendant des siècles. L’argent a gravité massivement vers le marché chinois. La raison en est simplement que le prix de l’argent en Chine était le double de son prix dans le reste du monde.
Un système de papier-monnaie existait en Chine depuis au moins la dynastie mongole Yuan du XIIIe siècle, et peut-être même depuis le XIe siècle, en parallèle de la monnaie de cuivre pour les échanges courants ou dans les zones reculées. Mais des problèmes fiscaux ont conduit à la surémission et à l’effondrement du système monétaire Ming au milieu du XVe siècle. L’émission incontrôlée de papier-monnaie a conduit à une hyper-inflation et la valeur du papier-monnaie chinois a chuté (de manière prévisible) vers son coût de production ; en d’autres termes, il est devenu presque sans valeur fiduciaire.
L’analyse montre que la conversion de la Chine vers l’argent plutôt que l’or ou le cuivre ne provient pas uniquement du secteur fiscal ou monétaire. Il s’est plutôt développé à partir d’un mélange de développements fiscaux (revenus gouvernementaux et impôts), monétaires (moyens d’échange) et du secteur privé.
Le système de papier-monnaie de la Chine s’était totalement effondré au milieu du XVe siècle. Le système de papier-monnaie de la Chine s’était totalement effondré au milieu du XVe siècle. Les communautés d’affaires ne peuvent pas fonctionner efficacement sans un étalon monétaire relativement stable, et les marchands privés chinois, en particulier dans les régions maritimes de Chine, se sont convertis à l’utilisation de l’argent comme base monétaire en remplacement du papier8. Il convient de noter que les Ming n’ont jamais frappé de pièces d’argent de manière régulière après l’effondrement de leur système de monnaie-papier. L’argent en cuivre restait utilisé pour les achats quotidiens classique. L’utilisation accrue des lingots d’argent pour les transactions plus importantes s’est développée dans la communauté marchande au début du XVe siècle, en particulier dans les régions commerciales comme le Guangdong et le Bas Yangzi. C’est le commerce de contrebande et les corsaires en provenance du Japon qui fournissaient l’argent aux marchands chinois. Au fil du temps, la majeure partie du secteur marchand du système monétaire chinois s’est convertie à l’étalon-argent. Les monnaies à base de cuivre ont continué à être utilisées pour les achats quotidiens par les gens ordinaires, mais les transactions commerciales ont évolué vers le paiement en argent.
Il est d’une importance majeure que, parallèlement à l’argentisation de son système monétaire, le système fiscal de la Chine s’est également progressivement converti à un étalon-argent. D’abord les entités gouvernementales locales, puis régionales ont commencé à spécifier que les impôts devaient être payés en argent. La dynastie Ming a d’abord résisté à l’argentisation monétaire et fiscale de la Chine, mais à mesure qu’il devenait de plus en plus clair que le mouvement de l’argent ne pouvait pas être arrêté, la résistance de l’autorité centrale s’est estompée. Au fil du temps, de plus en plus d’impôts ont été convertis en paiements d’argent. L’argentisation du système fiscal Ming a culminé dans la « réforme fiscale à un seul fouet » datant des années 1570 9 : une multitude d’impôts ont été regroupés en un seul impôt à l’échelle de l’empire, payable exclusivement en argent (même par les paysans).
Il a fallu beaucoup de temps pour mettre pleinement en œuvre la réforme fiscale unique. Les revenus du trésor des Ming sont passés de 2,3 millions de taels d’argent en 1570, à 4,4 millions de taels en 1577, à 6 millions de taels en 1618, à environ 9 millions en 1630, à 12,2 millions en 1631, à 20 millions en 1639 et à 23 millions en 1642 : « Cette augmentation continue est en partie le reflet du passage d’un impôt sur les céréales à un impôt sur l’argent avec la mise en œuvre progressive des réformes du fouet unique.
La conversion des systèmes monétaire et fiscal de la Chine à une base d’argent (« silver-standard ») a eu un impact considérable. La Chine contenait plus de 100 millions de personnes, environ 25% de la population mondiale au XVIe siècle. Elle contenait également des villes d’un million d’habitants et plus en 1600, lorsque les plus grandes villes d’Europe occidentale (Londres et Paris) comptaient peut-être 200 000 habitants chacune. Avec d’immenses centres urbains, de vastes rizières et un niveau de vie par habitant parmi les plus élevés au monde, aucune économie sur terre ne dominait autant que l’économie chinoise à cette époque. La conversion des systèmes monétaires et fiscaux de la Chine à une base d’argent était d’une importance énorme. De plus, en raison du vaste système d’affluents de la Chine, l’argentisation domestique a créé un effet d’entraînement bien au-delà des frontières chinoises.
A cela, il faut ajouter les nombreux États tributaires qui participent à ce mouvement de l’argent. Peut-être un tiers ou même 40 % de la population mondiale s’est convertie à une base monétaire et fiscale fondée sur l’argent. Le paiement d’un tribut en argent impliquait que les principales routes commerciales de l’Asie étaient forcément affectées par le flux de lingots vers Pékin. Dans le cas du tribut coréen, par exemple, les exportations d’argent japonais via Tsushima et la Corée correspondaient chronologiquement au calendrier des paiements de tribut de la Corée à la Chine impériale10. Comme l’écrit Takeshi Hamashita, la région-monde est-asiatique était devenue une « silver zone » : « the tribute trade zone [of East and Southeast Asia] formed an integrated « silver zone » in which silver was used as the medium of trade settlement. The key to the functioning of the tribute trade as a system was the huge ‘demand’ for commodities outside of China and the difference between prices inside and outside of China….On the whole, this tribute trade system took on the attribute of a silver circulating zone with multilateral channels of trade settlement in which silver was used as medium […]. To sum up, the entire tribute and interregional trade zone had its own structural rules which exercised a systematic control through silver circulation and with the Chinese tribute at the center. This system, encompassing East and Southeast Asia was articulated with neighboring trade zones like those of India, the Islamic region and Europe »11.
Dans ce contexte, la fiscalité imposait d’importer des quantités suffisantes de métal d’argent pour le rendre accessible à toute la population chinoise. Même si les Ming ont tenté de contrôler et de retarder l’intrusion de l’argent dans les ports chinois, la pénétration des marchands étrangers dans le commerce chinois était devenu aussi indispensable qu’irrésistible.
En résumé, il est impossible de comprendre le caractère mondial du commerce de l’argent au début de l’époque moderne, c’est-à-dire à la naissance de l’économie mondiale, sans réserver une place centrale à la Chine12.
L’économie chinoise était si énorme que sa conversion à l’étalon-argent a fait grimper la valeur marchande du métal blanc beaucoup plus haut en Chine qu’en Amérique, au Japon, en Europe et ailleurs dans le monde. Au début du XVIe siècle, le rapport or/argent en Chine était de 1:6, alors qu’en revanche, le rapport or/argent oscillait autour de 1:12 en Europe, 1:10 en Perse et 1:8 en Inde13. Il n’est donc pas étonnant que l’argent ait inondé la Chine pendant des siècles ; les Chinois ont simplement offert le meilleur prix pour ce produit.
L’afflux d’argent en provenance de l’Amérique espagnole
Les Chinois échangeaient l’argent étranger (japonais ou américain) contre de l’or qui, à leurs yeux, avait moins de valeur. En 1545, les Espagnols exploitent des esclaves pour extraire de l’argent de la plus riche mine d’argent du monde, à Potosi, dans les Andes (Bolivie actuelle), puis de Zacatecas, près de Mexico ; le Japon Tokugawa extrait l’argent des mines d’Iwami depuis le milieu du XVIe siècle. Potosi a produit environ 60% de tout l’argent extrait des mines du monde dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Des estimations officielles prudentes indiquent que l’Amérique espagnole (Mexique et Pérou) a produit à elle seule environ 150 000 tonnes d’argent entre 1500 et 1815, dépassant peut-être 80 % de la production mondiale totale au cours de cette période. Au moins 50 tonnes d’argent transitaient chaque année par Manille vers la Chine tout au long du XVIIe siècle, soit à peu près le même tonnage d’argent expédié chaque année hors d’Europe par l’État portugais de l’Inde, la Compagnie anglaise des Indes orientales et la Compagnie néerlandaise des Indes orientales14.
Les travaux japonais sur la production d’or, d’argent et de cuivre montrent également la force d’extraction et d’exportation du Japon au début du XVIIe siècle. Selon les calculs, le Japon aurait produit environ 30% de l’argent mondial au XVe siècle et 16% au XVIIe siècle15. Le Japon a peut-être été le principal exportateur d’argent vers la Chine à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, expédiant parfois 200 tonnes par an, davantage que ce que les Espagnols ont transporté d’Amérique en Chine.
Entre 1540 et 1640, des milliers de tonnes d’argent ont été transbordées dans le monde entier vers la Chine via les réseaux commerciaux du monde entier, engloutissant même l’immense marché chinois. Ces quantités énormes d’argent japonais étaient transportées sur des navires japonais, chinois, hollandais, portugais, espagnols et britanniques. Cela explique pourquoi les marchands européens et asiatiques étaient si enthousiastes à l’idée de développer le commerce avec le Japon. C’est d’ailleurs cette possibilité d’obtenir de l’argent japonais sans avoir à négocier avec des pirates japonais ou avec des contrebandiers chinois qui a conduit le vice-roi de la province du Guangdong a céder l’île de Macao aux Portugais en 1557 16.
Le galion de Manille
L’argent de l’Amérique espagnole était transporté en Asie par le « galion de Manille »17. Le galion de Manille est un cas très particulier des circulations maritimes internationales entre 1565 et 1815. Il participe à la « première mondialisation » (Serge Gruzinski) ou au « grand désenclavement du monde » (Jean-Michel Sallmann). Pour comprendre sa mise en place, il faut remonter au traité de Saragosse (1529) qui dessine (par accord entre Charles Quint et Jean III) l’antiméridien du traité de Tordesillas (1494), et partage ainsi la planète en deux mondes que se partagent les deux empires. Le traité ne règle pourtant pas la question des possessions propres à chacun puisque si les Moluques sont offertes aux Portugais, ni les marchands de Séville, ni ceux de Nouvelle-Espagne, ne renoncent aux épices et à la soie. Les Espagnols continuent de tenter de commercer directement avec les Malais, les Chinois et les Japonais sans passer par l’intermédiaire lusitanien.
Dans les années 1540, un capitaine espagnol choisit de traverser l’océan à partir d’Acapulco. Le voyage aller n’est pas le plus difficile : il suffit d’atteindre le grand flux de l’alizé et de se laisser porter jusqu’aux Philippines, après 8 à 10 semaines de navigation. La vraie difficulté réside dans le voyage de retour. A force de tâtonnements, les navires parviennent à découvrir la ligne de l’alizé : ils doivent, au sortir des Philippines, mettre le cap vers le nord plutôt qu’à l’est, dans une aire dangereuse, parcourue de typhons toute l’année, plus rares cependant en juin et en juillet. Les navires longent les îles du Japon puis se laissent emporter par les vents à travers le Pacifique jusqu’à la Californie, avant de redescendre en suivant la côte jusqu’à Acapulco, qu’ils atteignent 7 mois après leur départ d’Asie.
Il s’agit évidemment d’un des voyages les plus dangereux du siècle. De par sa durée, la traversée est la plus meurtrière de toutes. Le manque d’eau potable, de nourriture, le développement du scorbut en mer, coûtent la vie à des centaines de marins. Selon Pierre Chaunu, ce sont parfois de vrais « cimetières flottants » qui paraissent, poussés par l’alizé, sur les côtes américaines.
La traversée de l’Atlantique a donc été délaissée pendant 20 ans, jusqu’en 1565. Miguel Lopez de Legazpi prépare une expédition mûrie, qui atteint les Philippines. Manille, principal port de relâche espagnol en Asie, est fondé en 1571. Les Espagnols s’y rendaient pour échanger du poivre, de la soie et de l’or contre de l’argent. Vers 1650, Manille est peuplée de 15 000 Chinois, contre 7 350 Espagnols, ce qui montre l’importance de cette ouverture sur le marché chinois.
La question du volume de marchandises transportées dans les cales du galion de Manille a agité de nombreux historiens. Le volume de soie sur les galions de Manille à destination de l’Amérique confirme l’affirmation ancienne de Chuan (1969) selon laquelle 2 millions de pesos d’argent (soir plus de 50 tonnes) ont traversé le Pacifique tout au long du XVIIe siècle, d’Acapulco à Manille. Manille était un entrepôt sans but économique autre que l’échange d’argent américain contre de la soie chinoise18.
Les exportations d’argent d’Acapulco n’ont pas diminué au cours du XVIIe siècle, comme l’avait prétendu Chaunu (1960). Les exportations de soie à destination de l’Amérique se sont maintenues tout au long du XVIIe siècle, au même taux de 2 millions de pesos par an estimé par Chuan pour les galions d’argent réciproques à destination de la Chine. Les estimations de Chaunu étaient basées sur les registres fiscaux officiels des almojarifazgos, qui ignoraient (par définition) la méthode de plus en plus dominante d’exportation de l’argent américain : la contrebande.
Tous les historiens admettent qu’un volume incertain d’argent a été passé en contrebande, qui fournit d’ailleurs un formidable objet d’étude sur le sujet. On ne peut nier que les Philippines aient siphonné d’importantes sommes d’argent du Nouveau Monde, mais il est pratiquement impossible de mesurer son débit19. Des preuves solides de fraude ont été documentées dans le cas du galion San Francisco Javier, coulé dans les environs de la baie de Manille en 1654. On trouva que ce navire transportait 1 180 865 pesos, dont 228 000 pour le situado et 11 049 pour aider à la construction d’une cathédrale ; cependant, seuls 418 323 pesos furent enregistrés, de sorte que près des deux tiers (64,58 %) du trésor n’étaient pas enregistrés20. Selon Cross, une moyenne de 2 à 3 millions de pesos (53 000 kg à 79 000 kg d’argent pur) a été envoyée avec la sanction officielle du Pérou au Mexique entre 1580 et 1610. L’argent de contrebande a également prévalu sur les routes de l’Atlantique au cours du XVIIe siècle. Les navires qui transportaient l’argent d’Amérique faisaient parfois escale aux Açores pour débarquer une partie de leur cargaison qu’ils détournaient ainsi de leur commerce déjà fructueux.
Les autorités espagnoles avaient conscience de cette situation, sans que la Casa de Contratacion n’ait eu les moyens d’y remédier. L’argent était également détourné dès la sortie des mines de Potosi : le métal était utilisé, avant d’être déclaré, pour acheter des produits en provenance de Buenos Aires et échappe au contre du vice-roi. Environ 25 à 50 tonnes d’argent ont ainsi été transportés illégalement des mines péruviennes vers le port de Buenos Aires. D’après Zacarias Moutoukias, les trésors non déclarés représentaient les deux tiers du commerce par la « porte de derrière » de l’Amérique le long de la côte atlantique des Andes (1630-1640), atteignant jusqu’à 90 % des exportations d’argent entre 1650 et 1659 21.
La supériorité espagnole en Europe s’explique par ce qui se décide en Asie
Pour Dennis Flynn et Arturo Giraldez, l’Espagne impériale de Charles Quint et de Philippe II ne peut être pleinement comprise que dans le contexte d’une économie mondiale émergente centrée sur l’argent22. Sans la demande chinoise d’argent, il n’y aurait pas eu d’Empire espagnol ; les bénéfices de chaque entité de la chaîne commerciale mondiale de l’argent (y compris le gouvernement central espagnol) dépendaient des prix élevés de l’argent offerts par les clients finaux en Chine. Le succès des guerres de Charles Quint dans les Pays-Bas espagnols ou de Philippe II contre l’empire Ottoman n’aurait pas pu être obtenu sans le commerce mondialisé de l’argent.
C’est également, durant l’ère d’Edo, le transfert de l’argent japonais vers la Chine qui a permis aux Tokugawa de financer la guerre contre les centaines de daimyos et de renforcer leur mainmise sur le shogunat ainsi que sur un Japon unifié après l’ère de Sengoku.
La Chine des Ming a eu un impact fondamental sur l’essor et le déclin de l’Empire espagnol. La découverte de la mine d’argent la plus riche de l’histoire à Potosi en 1545 a été un événement de grande portée pour l’Empire espagnol. Au moment où le trésor américain enregistré arrive sur le sol espagnol à Séville, la Couronne avait déjà perçu environ 27,5 % de la valeur totale de la production en impôts (dont le plus important était le quint royal, une taxe de séparation de 20 % sur l’exploitation minière. Comme la Couronne espagnole contrôlait la part du lion des profits de l’argent (sans compter les trésors du pillage du palais de Moctezuma et de l’Inca Atahualpa), l’expansion et le maintien de l’Empire dépendaient de manière cruciale d’une production d’argent vigoureuse. En plus de la baisse de la valeur de l’argent, la hausse des coûts d’exploitation minière a également accéléré l’érosion des bénéfices miniers globaux.
C’est justement, au même moment, la réforme fiscale chinoise qui a assuré la longévité de l’exploitation des mines d’argent de Potosi et de Zacatecas. La demande en argent était si forte que l’Espagne a pu s’enrichir à peu de frais : non seulement la Chine supportait indirectement les coûts de l’exploitation, mais en plus, elle échangeait cet argent contre son or, qui avait beaucoup plus de valeur aux yeux du reste du monde !
L’Espagne était sans doute devenue alors la force la plus puissante d’Europe. Ce sont les revenus tirés du commerce de l’argent entre l’Amérique et la Chine qui ont financé les guerres espagnoles et impériales de Charles Quint et de Philippe II contre l’Angleterre, les Pays-Bas protestants et surtout l’empire Ottoman en Méditerranée orientale, c’est-à-dire « la guerre mondiale du XVIe siècle ».
La limite de cette supériorité : inflation, surcoût d’exploitation et dévaluation du métal argentifère
Malgré cette domination économique, militaire et coloniale, le déclin de l’empire espagnol était certainement visible pour tous par le traité de Westphalie en 1648. Certains chercheurs ont tendance à accorder un poids considérable aux sources nationales de soutien économique à l’Empire (tout en admettant que les facteurs externes/étrangers étaient également importants). D’autres soutiennent que les facteurs externes et internationaux devraient peser le plus lourd dans le financement de l’Empire espagnol. Pour Flynn et Giraldez, l’explication est autre : encore une fois, la Chine des Ming a fortement influencé l’orientation de l’histoire espagnole, et même mondiale.
Après avoir été une véritable « bombe aspirante » de l’argent japonais et américain, la Chine a connu une forte inflation des prix. L’expédition de vastes volumes d’argent du monde entier a fait baisser la valeur de l’argent, de sorte que naturellement les Chinois ont dû céder progressivement plus d’unités d’argent en échange de riz et d’autres produits. Dans les années 1630-1640, la Chine traverse une crise économique. La crise économique intérieure à l’empire chinois est l’une des raisons expliquant le faible soutien de la population aux Ming au moment de l’invasion mandchoue et du remplacement de la dynastie déchue par la dynastie « barbare » des Qing en 1644.
D’autre part, du point de vue espagnol, plus les mines étaient dépouillées de leur richesse, plus l’appétit d’argent poussait les ingénieurs à rechercher de nouveaux filons en profondeur, plus les coûts de production augmentaient. Les puits plus profonds étaient plus susceptibles d’être inondés, et une variété d’autres difficultés de production sont apparues au fur et à mesure que les veines se développaient. Un problème leur est apparu : le coût de la tonne d’argent diminuait au fil du temps et il fallait en extraire de plus grandes quantités pour maintenir le niveau de revient ; dans le même temps, l’extraction plus intense et plus risquée du minerai augmentait les coûts d’entretien et d’exploitation de la mine. Tant que la demande chinoise était forte, le marché soutenait les coûts et l’exploitation des mines d’Amérique restait rentable. Mais entre 1630 et 1640, d’après Flynn et Giraldez, l’effet de la découverte des mines d’Amérique sur la diminution de la valeur de l’argent semble avoir été consommé. Le prix de l’argent par rapport à son coût de production avait éliminé les profits de la mine ; la valeur ne diminuerait pas davantage tant que de nouvelles mines ne seraient pas découvertes ou que de nouvelles technologies minières ne seraient pas mises en œuvre23.
A l’aube du XVIIe siècle, la Couronne espagnole se trouve dans une situation financière intenable. Du côté des coûts, les dépenses politiques et militaires mondiales ont continué d’augmenter face à l’augmentation des paiements d’intérêts sur une énorme dette nationale accumulée. La lutte de la Couronne pour assurer le remboursement de sa dette devenait de plus en plus complexe. La Couronne a atteint à maintes reprises sa limite de crédit alors que le pouvoir d’achat des revenus de la Couronne continuait de diminuer. L’argent transporté par les flottes de 1638 à 1639, par exemple, ne suffisait pas à payer les dettes et en 1640.
Ainsi, l’aggravation de la crise financière de l’Espagne impériale était liée à la chute prolongée de la valeur de l’argent. Il restait peu d’options financières. La Couronne devait soit commencer à se retirer de l’empire, soit accroître la pression sur toutes les sources de revenus potentielles au sein de l’empire. C’est cette dernière option qui a été choisie. L’alternative était la reddition consciente de l’empire, une alternative apparemment inacceptable.
Selon Dominguez Ortiz, l’hégémonie de l’Espagne en Europe dura jusqu’en 1618 et, bien qu’affaiblis, les Habsbourg espagnols réussirent à rester une force avec laquelle lutter pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648). L’accession au pouvoir de Philippe IV (1621-1665) coïncida cependant avec la reprise d’une guerre coûteuse avec les Hollandais en 1621. La pression fiscale incessante pour financer la reprise de la guerre ruina l’économie castillane, et contribua fortement aux troubles politiques dans tout l’Empire24.
Face à cette situation, Olivares rédigea un mémorandum au roi dans lequel il expose un plan visant à unifier les différents territoires de la monarchie espagnole en une seule unité administrative, l’« Union de Armes » promulguée par décret en 1626. Derrière cette réforme administrative se cachait l’impérieuse nécessité de collecter des impôts plus élevés sur les territoires de l’Empire afin de financer la guerre en Europe. Aragon et Valence ont accepté à contrecœur les exigences, mais les Catalans ont refusé d’augmenter leur contribution. La réunion des Cortès de 1626 fut un échec et l’assemblée fut ajournée en 1632 sans aucun succès pour le gouvernement central.
Parallèlement à cette situation propre à la péninsule ibérique, la confrontation avec les Provinces-Unies était mondiale. Des sommes énormes ont été envoyées dans des forteresses et des avant-postes dans les Caraïbes, avec des sommes encore plus importantes envoyées aux Philippines et aux Moluques. En 1614, Batavia a été fondée par les Hollandais, qui se sont également emparés de Formose en 1623 et menacent Manille (et par conséquent créent une menace pour la sécurité des voyages entre l’Asie et l’Amérique). Les dépenses pour des forteresses et des flottes éloignées ont manifestement détourné des envois de fonds qui, autrement, auraient pu aider à financer la guerre aux Pays-Bas. La Castille a dû assumer elle-même l’essentiel de la charge financière. A partir de 1635, la guerre avec la France et les conflits au Portugal et en Catalogne entre 1638 et 1640 ont exacerbé une situation déjà critique.
La solution à cette situation difficile était d’augmenter les impôts intérieurs directs. Les Cortès ont été poussées à obtenir des contributions plus importantes. La pression fiscale exercée par la Couronne sur le Portugal, conjuguée aux attaques néerlandaises contre l’Empire portugais, a été à l’origine de la poussée du Portugal vers l’indépendance (1640), un événement immédiatement soutenu par la France et l’Angleterre.
A ces difficultés, il faut encore en ajouter d’autres : la révolte catalane en 1640, la conspiration du duc de Medina Sidonia et du marquis d’Ayamonte visant à séparer l’Andalousie de la Couronne en 1641, de nombreux soulèvements populaires provoqués par la hausse des prix des denrées alimentaires et l’augmentation des impôts à Biscaye (1632), à Évora (1637), à Naples et en Sicile (1647), la reconnaissance de l’indépendance des Pays-Bas dans le traité de Munster en 1648, le nouveau tracé de la carte de l’Europe dans le traité de Westphalie en 1648, la cession de l’Artois, du Roussillon et d’une partie de la Couronne à la France dans le traité des Pyrénées en 1659 25.
Toutes ces difficultés, qui entraînent la fin de l’hégémonie espagnole en Europe, se trouvent liées aux évolutions du commerce global, commerce fortement influencé par une seule origine : la Chine. Pour synthétiser, l’explosion démographique et la croissance du marché chinois au XVIIIe siècle ont entraîné une autre augmentation immense de la demande chinoise d’argent. Cette pression du côté de la demande qui en a résulté a fait grimper la valeur de l’argent en Chine d’environ 50 % au-dessus du prix de l’argent dans le reste du monde. La révolution démographique de la Chine a donc été responsable du deuxième boom mondial de l’argent au cours de la première moitié du XVIIIe siècle. Les circuits commerciaux du monde entier ont été inondés d’argent destiné aux marchés chinois et, en 1750, le prix chinois de l’argent était une fois de plus (comme en 1640) descendu à son prix dans le reste du monde. Les superprofits ont disparu et une crise commerciale mondiale a émergé une fois de plus. La réforme fiscale des Ming a enrichi l’Espagne, lui accordant les moyens de sa domination. Mais la trop forte demande en métal sur une longue durée est aussi devenue la cause principale de la chute de la puissance espagnole.
NOTES:
- Selon les termes de Vitorino Magalhâes Godinho (Vitorino Magalhâes Godinho, Os Descobrimentos e a Economia Mundial. 1984, p. 432-65.
- Takeshi Hamashita, « The Tribute Trade System of Modern Asia », The Memoirs of the Toyo Bunko, 46, 1988, p. 7-25.
- Tonio Andrade parle alors de « co-colonialisme » dans How Taiwan Became Chinese : Dutch, Spanish and Han Colonization in the Seventeenth Century, Columbia University Press, 2007. AManille, le nombre de Chinois a rapidement augmenté pour atteindre 20 000 en 1603 et s’est maintenu entre 20 000 et 30 000 au XVIIe siècle, malgré les efforts espagnols pour les limiter à un maximum de 6 000. Quant à Batavia, la population chinoise a augmenté rapidement, passant d’environ 300 personnes en 1619 à plus de 3 000 en 1627.
- « Eurocentrism predisposes us to imagine that the East India Companies injected dynamism into backward Asian economies in the early modern period. Recent scholarship suggests that the European companies simply plugged into the pre existing network of intra-Asian trade. The export of Japanese silver provides a good example of this process. As was the case in the west to-east trade, first the Portuguese – in competition with Chinese junks and Japanese red-seal ships – and then (after 1639) the Dutch played the role of intermediaries in this crucial Sino-Japanese trade. Again within Asia’s marketplace, the European role is most accurately por trayed as that of middlemen, not prime movers. Europeans were important, but potentially disposable, intermediaries who could be – and in the case of the expulsion of the Portuguese from Japan in 1637, were – replaced at the convenience of Asian trading partners » (Dennis Flynn et Arturo Giraldez, « Born with a Silver Spoon : the Origins of World Trade in 1571 », Journal of World History, 1995, 6, p. 201-221, p. 205-206).
- Dennis Flynn et Arturo Giraldez, « Born with a Silver Spoon : the Origins of World Trade in 1571 », Journal of World History, 1995, 6, p. 201-221 ; « China and the Spanish Empire », Revista de Historia Economica, 14, 1996, p. 309-338 ; « Monetary Substances in Global Perspective : an Introductory Essay », dans Dennis Flynn, Arturo Giraldez (dir), Metals and Monies in an Emerging Global Economy, Variorum, 1996 ; « Cycles of Silver : Globalization as Historical Process », World Economics, 3, 2002, p. 1-16.
- Dennis Flynn et Arturo Giraldez, « China and the Manila Galleons », dans A. J. H. Latham, Heita Kawakatsu (dir), Japanese Industrialization and the Asian Economy, Routledge, 1994, p. 71-90.
- « Portugal entered the maritime world of Chinese trade at a time when such commerce was illegal for both locals and foreigners. Despite attempts by the Europeans to play the ‘tribute card’, they failed. It was only when the need by Ming China for foreign silver could not be satisfied by legal means that Portugal was able to establish itself as an alternative to Fujianese traders, whom the Guangdong authorities did not trust. The granting of Macau to Portugal launched the peninsula’s first major lifecycle, the silk and silver trade between there and Japan, which endured from the 1550s to about 1640. Rivalries between Guangdong and Fujian merchants also helped Portugal’s position in the East Asian trading world. The late Ming era was a period when global interactions became institutionalized both in deed and word; printed evidence points to Chinese awareness of the distinctiveness of European appearances » (Harriet Zunrdorfer, « Encounter and Coexistence : Portugal and Ming China, 1511-1610. Rethinking the Dynamics of a Century Global-Local Relations », dans Manuel Perez Garcia, Lucio de Sousa (dir), Global History and New Polycentric Approaches : Europe, Asia and the Americas in a World Network System, MacMillan, 2018, p. 37-52, p. 46). Voir aussi Kirsti Chaudhuri, The Trading World of Asia and the English East India Company, 1660-1760, Cambridge University Press, 1978 ; Richard von Glahn, Fountain of Fortune : Money and Monetary Policy in China, 1000-1700, University of California Press, 1996 ; Richard Von Glahn, « Myth and Reality of China’s Seventeenth Century Monetary Crisis », Journal of Economic History, 56, 1996, p. 429-454.
- « Daily commerce required a medium of exchange to replace the worthless paper money, and silver evolved as the metal of choice. Gold was too valuable for most ordinary transac tions, but copper coinage was a candidate for monetary preeminence. J. P. Geiss explains how silver defeated copper, in a passage worth quoting at length : ‘The value of the coin lay in the metal, not in the mint. In that respect copper coins were hardly different from silver ; each was valued as a piece of precious metal. While silver could, if necessary, be assayed for purity, copper coins could not. To assay a copper coin entailed its destruction. The only way to ascertain the copper content was to melt the coin, and this would defeat the purpose of coining money. But with coins of varying weight and metallic content in circulation, set ting a price in copper coins became a tricky business. The rice mer chant would have to specify what kind of copper coin he had in mind, each had a different value in the marketplace, and the price of the merchant’s rice depended on the type of coin offered in payment. How much simpler to set the price in silver, and that in fact is what hap pened. Silver came to be the preferred medium of valuation and exchange » (Dennis Flynn et Arturo Giraldez, « Born with a Silver Spoon : the Origins of World Trade in 1571 », Journal of World History, 1995, 6, p. 201-221, p. 207-208).
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