Depuis l’émergence de plusieurs économies asiatiques dans les années 1980 et 1990, de nombreux chercheurs à l’esprit ouvert se demandent comment interpréter cette « émergence » et s’interrogent sur la place de la Chine dans le monde. S’agit-il d’une « menace » contre la domination des pôles majeurs de l’économie-monde que sont/qu’étaient l’ALENA et l’UE? S’agit-il d’un « remplacement » de l’Occident, traditionnellement considéré comme le point de départ du Progrès, de l’industrialisation, de la civilisation et du capitalisme depuis les Lumières, Marx et Hegel? S’agit-il d’une « transition » d’un cycle hégémonique européen puis américain à un cycle indien ou chinois? Certains historiens, maîtres de la notion de « système-monde » et approfondissant leurs recherches autour de cette importante question, ont développé une autre analyse: l’Asie de l’Est aurait en réalité toujours été le cœur du système-monde depuis son existence il y a 5000 ans. La Chine aurait d’ailleurs dominé un système tributaire interne à l’Asie de l’Est et du Sud-Est pendant plusieurs millénaires. Une série d’évolutions historiques, que l’Ecole de Californie a qualifié de « Grande Divergence » aux XVIIIe et XIXe siècles, a déplacé (momentanément) le centre de l’Asie vers l’Europe. L’histoire du capitalisme asiatique montre que de nos jours, le système-monde se reconstitue tel qu’il l’a toujours été, et pour de nombreux chercheurs, l’Asie dynamique de la fin du XXe siècle et du début du XXI siècle ne fait que reprendre la place qui était la sienne avant que les Européens ne soient venus « offrir le Progrès ».

Andre Gunder Frank, solide défenseur de la World History, dénonce l’eurocentrisme traditionnel qui amène les économistes, les sociologues et les historiens à se persuader que le capitalisme n’a pu naître qu’en Occident. Il s’interroge sur la place de la Chine dans le système-monde. Théoricien du « développement du sous-développement », il n’hésite pas à reconnaître la validité de sa théorie à tous les lieux et à toutes les époques. Pour lui, le système-monde n’a pas été mis en place au XVIe siècle par la naissance du capitalisme, tout simplement parce que les premières traces du capitalisme sont apparues dans le monde des cités-Etat du Croissant fertile vers 2500 avant l’ère commune. Le système-monde n’est donc pas âgé de 500 ans, mais de 5000 ans. Le centre s’est déplacé des plaines fluviales de Mésopotamie vers l’Orient et la Chine est rapidement devenue le nouveau centre. Les prédations britanniques en Chine au XIXe siècle (pendant les guerres de l’opium) ont provoqué l’effondrement de ce centre et une transition hégémonique vers la Grande-Bretagne impérialiste. Mais cette hégémonie a été temporaire; pour Frank, il est naturel que la Chine retrouve sa place sur l’échiquier mondial à la fin des années 1990. 

Introduction

Immanuel Wallerstein a développé la théorie des systèmes-monde en 1974 ; en parallèle à ses travaux, d’autres chercheurs (Andre Gunder Frank, Barry Gills, Christopher Chase-Dunn, Thomas Hall, Giovanni Arrighi, David Wilkinson…) ont développé des approches à la fois similaires et nuancées. Dans les universités japonaises, les travaux des économistes, des historiens et des anthropologues ont également développé leurs propres approches des systèmes-monde (Takashi Shiraishi, Takeshi Hamashita, Heita Kawakatsu, Satoshi Ikeda: cette historiographie se nomme Kaiiki-Shi). Il faut parfois reconnaître que ces travaux sont parfois aussi centrés sur l’Asie que le système-monde wallersteinien l’est sur l’Europe. Néanmoins, il est important de reconnaître que l’analyse des systèmes-monde n’est pas l’apanage des chercheurs occidentaux et que l’application à l’Asie à travers les diverses phases de son histoire régionale met en évidence les traces d’un système-monde asiatique et remet en question la naissance du capitalisme en Europe, malgré les critiques des historiens anglo-saxons. Enfin, l’approche du système-monde asiatique permet de marquer les différences (et parfois, ce qui compte également, les ressemblances) avec le système-monde européen. Non seulement le système-monde asiatique pourrait être en place bien avant le système-monde européen, mais l’Europe et l’Asie ne formeraient jamais un seul système-monde eurasiatique. L’incorporation des deux systèmes-monde apporte des éclairages neufs sur la naissance du capitalisme et sur le dynamisme économique et culturel de l’Asie depuis la fin de la domination de l’Occident dans un monde post-guerre froide.

Il est donc temps, pour beaucoup de chercheurs, de ré-orienter l’histoire du monde global.

Le contexte économique des années 1980 invite à tourner le regard vers l’Asie

Du point de vue occidental, ce sont les pénétrations des Portugais dans l’océan Indien converti à l’Islam au XVIe siècle, puis la fondation de Manille en 1571, les flux d’or venus d’Amérique via l’océan Pacifique, la prise en main de Formose par les Néerlandais, les campagnes de conversions menées par les jésuites, les guerres coloniales menées par l’armée britannique en Inde et dans le golfe du Bengale, les guerres de l’opium et l’ouverture forcée des ports asiatiques dans le cadre de « traités inégaux », l’imitation consciente des valeurs occidentales dans le Japon à l’ère Meiji, qui auraient apporté le « progrès » nécessaire au développement de l’Asie de l’Est et du Sud-Est.

La meilleure preuve de cette ouverture se verrait dans la qualité de la vie politique, économique, sociale et militaire du Japon impérialiste de la fin du XIXe siècle à 1945, puis dans le take-off des NEI (« dragons » et « tigres » d’Asie) dans les années 1970, 1980 et 1990.

Après 1945, les études économiques ont démontré que le PIB de l’Asie a augmenté bien plus rapidement que celui de l’Occident. En 1960, le revenu par habitant des pays d’Asie de l’Est a commencé à croître plus rapidement que celui des pays occidentaux avancés ainsi que d’autres pays en développement. La croissance du PIB par habitant du Japon entre 1955 et 1973 (un taux de croissance d’environ 10% !) a été l’exemple le plus frappant de cette nouvelle tendance. Dans les années 1970 et 1980, c’est la cité-Etat de Singapour qui connaît à son tour une forte croissance ; Singapour est suivi de la Corée du Sud, de Taïwan et de la cité autonome de Hong-Kong. Au cours de la dernière décennie du XXe siècle, la part de l’Asie de l’Est dans le PIB mondial a apparemment dépassé celle des six plus grandes économies occidentales. Les observateurs ont parlé de « miracle » asiatique.

Pourtant, le « miracle » asiatique n’est qu’une définition complexée du développement technologique, commercial et financier d’une région éloignée du monde par l’Occident.

Du point de vue des chercheurs asiatiques, la réussite économique du Japon, de Singapour, de la Corée du Sud, de Taïwan et de Hong Kong (et plus récemment, de la Chine) ne s’explique pas par une collaboration bénéfique proposée par des étrangers plus développés puisque nombre des technologies ou des idées soi-disant véhiculées par ces étrangers ont en réalité été inventées dans cette région ! Ce sont d’abord des évolutions géopolitiques et géoéconomiques internes à l’Asie depuis de nombreux siècles, ainsi le choix des gouvernements et des entreprises privées de s’intégrer aux flux mondialisés (quelle que soit la date de naissance de la mondialisation) qui expliqueraient avant tout le décollage (ou plutôt les décollages) de l’Asie dans une chronologie différenciée à partir des années 1960.

A la fin du XVe siècle, il est possible de considérer que le système des Etats européens n’était qu’une composante périphérique et chaotique d’une économie globale qui a longtemps eu l’Asie pour centre. Vers 1850, ce système englobe la totalité de la planète et transforme le système tributaire centrée sur la Chine un sous-système régional de l’économie globale centrée sur l’Europe.

Comment expliquer ce retournement de situation ?

Andre Gunder Frank

Une critique radicale mais nécessaire de l’eurocentrisme

En février et mars 1994, Frank est invité à un séminaire de l’Université de Newcastle et réside chez Barry Gills. Les deux hommes ont longuement discuté autour d’une intuition qui prolonge la théorie des systèmes-monde tout en remettant en question sa centralisation européenne. Au même moment, l’essor industriel et l’émergence économique de l’Asie de l’Est fait couler beaucoup d’encre puisque la Chine et l’Inde menacent la domination « historique » des trois pôles de la Triade (Amérique du Nord-Europe-Japon). La résurgence économique actuelle de certaines parties de l’Asie n’apparaîtrait donc pas comme si nouvelle si l’on reconnaissait que l’Asie a joué un rôle de premier plan dans l’économie mondiale dans le passé.

Cette intuition commune a mené à la préparation d’un article commun, qui n’a jamais été terminé. Cependant, Andre Gunder Frank l’a développée seul, de son côté, dans deux de ses derniers ouvrages (dont le dernier n’est resté qu’à l’état de manuscrit) : ReOrient : Global Economy in the Asian Age (University of California Press, 1998) et ReOrient the Nineteenth Century (le livre n’étant pas terminé à la mort de Frank en 2005, il est resté à l’état de manuscrit jusqu’à ce qu’il doit édité par Robert Denemark en 2015 sous le titre ReOrient the Nineteenth Century : Global Economy in the Continuing Asian Age).

L’ouvrage de 1998 ReOrient : Global Economy in the Asian Age a donné lieu à de nombreux comptes-rendus et a été largement commenté1. Pour Roy Bin Wong, il s’agit d’un « relentless push to redefine our framework for thinking about the early modern economy ».

L’un des objectifs de Frank est de dénoncer l’eurocentrisme des théories économiques et sociales du développement. L’Europe n’est pas le modèle qui a influencé la dynamique du monde ; au contraire, elle faisait partie d’un système mondial qui était, lui, le moteur de l’économique politique européenne. Le centre était ailleurs. Pour le comprendre, les chercheurs doivent repenser l’histoire du monde.

L’ouvrage commence par nier l’affirmation selon laquelle l’Europe a commencé à régner sur toutes les mers, et donc sur le commerce intercontinental avec Christophe Colomb et Vasco de Gama. D’abord, parce que le commerce intercontinental terrestre (dans lequel les Européens ont joué un rôle négligeable) a continué à être très important dans l’espace afro-eurasiatique ; ensuite parce que s’il est vrai que les Européens dominaient le monde atlantique, ce n’était certainement pas eux qui contrôlaient les mers asiatiques.

La plus grande réussite de ReOrient est d’avoir rassemblé les preuves systématiques de l’existence d’un système économique global, centré sur l’Asie, entre 1400 et 1800. Frank décrit ainsi un système multipolaire et multilatéral d’échanges commerciaux et de flux financiers qui relient un système monde afro-eurasiatique, puis, après 1500, se lie également au Nouveau Monde. Dans ce système, la centralité de la Chine est évidente : d’une part, par la persistance à travers les siècles d’une balance commerciale positive, qui fait de la Chine un pôle attractif d’argent métallique ; d’autre part, les dimensions incomparables du marché économique chinois à cette époque, qu’aucun autre empire n’est parvenu à concurrencer.

Frank combat les « mythes macrohistoriques » créés par l’historiographie européenne, tels que l’idée que l’abondance des petits Etats-nations belligérants en Europe ait facilité la libre-concurrence et donc l’accélération du « modèle de développement occidental » (aussi résumé par le concept hegelien de « Progrès ») après la Révolution industrielle, ou la nature « arriérée » de l’Asie avant l’arrivée des colons et des missionnaires européens. Iconoclaste, Andre Gunder Frank combat les théories de l’occidentalisation du monde en s’appuyant sur quelques travaux antérieurs. ReOrient rejoint ainsi une série d’efforts historiographiques originaux qui, dans les années 1990 et 2000, ont permis de décentrer le regard des chercheurs et de moderniser certains courants de la recherche historique  :

  • L’argument du « train asiatique » (« Asian-train ») de J. M. Blaut (1993) : Frank se pose la question : Pourquoi l’Occident a-t-il émergé ? La réponse est que les Européens se sont « acheté » un ticket leur permettant de monter dans le train asiatique et de s’enrichir en profitant du trajet de la croissance de l’Asie dans une phase A de Kondratieff du XVIe au XVIIIe siècle.
  • La théorie de la Grande Divergence : Frank s’appuie sur les travaux de l’Ecole de Californie pour suggérer que la Chine est particulièrement bien intégrée dans une économie panasiatique d’une grande force, vitalité et productivité au cours de cette période. Il en va de même, de manière assez surprenante, pour les économies d’Amérique latine et d’Afrique. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’Europe était en fait à la traîne et ses progrès technologiques ne sont guère plus impressionnants que ceux de l’Asie. Mais la machine à vapeur et ses conséquences ont inversé de manière surprenante cette tendance de fond. Entre 1750 et 1950, les révolutions industrielles européennes et nord-américaines, ainsi que les débouchés commerciaux permis par l’aventure coloniale, ont creusé le fossé entre les économies occidentales ultra-efficientes et les économies traditionnelles. La crise pan-asiatique qui s’ensuit donne finalement à l’Europe puis à l’Amérique du Nord l’occasion de devenir des économies nouvellement industrialisées, d’abord par la substitution des importations et, de plus en plus, par la promotion des exportations vers et à l’intérieur du marché mondial. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’un nouvel ordre « hégémonique » s’est construit, avec la puissance européenne en son centre, dans lequel une nouvelle période d’expansion industrielle et économique s’est produite.
  • Les cycles de l’histoire économique : pour Frank, les Européens ont trouvé de quoi financer l’achat du ticket dans le train asiatique grâce aux métaux précieux dont ils se sont emparés en Amérique ; en développant un commerce maritime de grande échelle, le « galion de Manille » a fourni au monde chinois le métal argenté dont il était si dépendant qu’il n’hésitait pas à l’échanger contre de l’or, métal bien plus précieux aux yeux des Européens ; les investissements réalisés dans le développement d’une économie de plantation, d’un artisanat de luxe ou d’armes, les échanges commerciaux avec les épices d’Inde et des Moluques, ont ensuite permis aux Européens d’entrer sur le marché asiatique (côtes de Malabar et de Coromandel, île de Sumatra, détroits de Malacca et de la Sonde, archipel des Philippines, île de Formose, Canton, Nagasaki)2.
  • Les propositions de Janet Abu-Lughod dans Before European Hegemony. The World-System (1250-1350) en 1989 3. Selon elle, un système-monde eurasiatique existait déjà au XIIIe siècle, reliant l’Asie à l’Europe grâce aux routes de la soie contrôlées par les Mongols. L’Est du monde connu était dominant quand l’Ouest ne profitait que d’une infime partie des échanges qu’il produisait ; mais c’est le déclin économique de l’Est qui a profité à l’émergence de l’Ouest. Au XIXe siècle, pour Frank, les structures économiques et politiques de l’Asie étaient de plus en plus affaiblies et les Européens ont profité de ces fragilités internes pour s’imposer par la force sur un monde qui avait perdu une large partie de son dynamisme historique 4. L’essor de l’Occident a été généré par la structure et le fonctionnement de l’économique mondiale unique au sein de laquelle l’Est et l’Ouest étaient en concurrence. Selon Frank, après 1750, l’expansion de l’économie mondiale a généré des différences régionales liées aux avantages comparatifs qui sont devenus « la base de la main-d’œuvre microéconomique rationnelle différentielle, de la terre, du capital et des réponses technologiques économisant de la main-d’œuvre. Plus précisément, une croissance démographique plus élevée en Asie a entravé le progrès technologique généré par et basé sur la demande et l’offre de machines permettant d’économiser de la main-d’œuvre et de produire de l’énergie, tandis que la croissance démographique plus faible en Europe a généré des incitations pour la même chose – en concurrence avec l’Asie.
  • Les réflexions de Mark Elvin (The Pattern of the Chinese Past, Stanford University Press, 1973) quant à la Chine des Ming, prise dans un « Smithian high-level equilibrium trap ». La croissance rapide de la production, de l’utilisation des ressources et de la population sous les Song du Sud et les Yuan avait rendu toutes les ressources rares, à l’exception de la main-d’œuvre. En conséquence, il était devenu de plus en plus difficile d’inventer des innovations rentables. Frank reprend cette description mais il en modifie simplement la chronologie en montrant que sous les Ming et au début de l’ère des Qing, l’économie chinoise restait encore dynamique. La différence avec l’Europe est que dans ces régions, la longue expansion de l’économie mondiale (take-off) a généré une pénurie de main-d’œuvre et un excédent de capital, c’est-à-dire exactement le contraire de l’excédent de main-d’œuvre et de la pénurie de capital générés en Asie. En Europe, la hausse des salaires et de la demande, ainsi que la disponibilité des capitaux, y compris ceux qui affluent de l’étranger, rendaient désormais l’investissement dans les technologies permettant d’économiser de la main-d’œuvre à la fois rationnel et possible. Le même argument s’applique aux équipements de production d’énergie. Les prix relativement élevés du charbon de bois et de la main-d’œuvre en Grande-Bretagne ont incité à accélérer le passage à la houille, à la vapeur et aux procédés de production mécaniques. La concurrence économique mondiale entre l’Europe et la Chine, l’Inde et d’autres parties de l’Asie a rendu cette technologie d’économie de main-d’œuvre et de production d’énergie économiquement rationnelle pour les Européens, mais pas pour les Asiatiques 5.

L’Asie a toujours été le centre du système-monde et c’est en Asie qu’ont été mises au point les premières formes de capitalisme

La proposition d’Andre Gunder Frank et de Barry Gills à la fin du XXe siècle est la suivante 6 : le système-monde capitaliste n’a pas l’Europe pour centre, cette vision étant une interprétation tronquée par la chronologie employée par Immanuel Wallerstein en 1974. En effet, si l’on abandonne la « rupture » de la conquête de l’Amérique au XVIe siècle, et si l’on prend plutôt pour base la période 1450-1750, alors l’Europe comme l’Amérique et l’Afrique ne sont que des périphéries d’un système monde beaucoup plus ancien centré sur la Chine, l’Inde, l’océan Indien et peut-être l’archipel japonais. L’émergence économique de l’Asie depuis les années 1980 ne doit pas étonner l’Occident : l’Asie retrouve la place qui était la sienne depuis des siècles auparavant jusqu’à ce que l’exploitation impérialiste occidentale ne plonge la région dans une parenthèse de sous-développement contrôlé et volontaire (le « développement du sous-développement »). De plus, ce système monde âgé ne s’appuie pas sur l’importance de l’or (américain, monopolisé par la Casa de Contratacion de Séville), mais sur l’argent, disponible en abondance en Chine et qui sert d’étalon principal dans toute l’Asie. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les Européens ne sont jamais parvenus à pénétrer ces trois centres économiques majeurs. Enfin, le caractère systémique d’un système mondial réside dans ses triangles multilatéraux de commerce et de balance des paiements, ce qui crée des structures complexes.

De 1450 à 1750, la Chine, l’Inde et le Japon sont donc les centres capitalistes (mais d’un capitalisme différent de celui de Wallerstein) d’un système monde basé sur l’argent. Dans ces deux empires-monde, la forte maîtrise de l’eau a permis le développement de l’irrigation (laquelle a engendré une croissance agricole permettant de nourrir une population toujours plus importante) et des voies de communication (les routes et les canaux permettant des échanges à longue distance) ont assuré une croissance commerciale importante. La croissance démographique et la force motrice de l’eau ont facilité le développement d’une production artisanale vaste et diversifiée. Les objets produits dans les campagnes et sur les littoraux les plus occupés étaient d’une telle qualité qu’ils étaient recherchés dans plusieurs régions d’Asie. Les échanges commerciaux ont donc été florissants au cours de cette période (c’est également ce que montrent Kenneth Pomeranz, Roy Bin Wong et les historiens de l’Ecole de Californie avant la grande divergence). Jusqu’au XIXe siècle, la Chine, l’Inde et le Japon connaissaient un essor économique équivalent ou même plus important que celui de l’Europe « capitaliste ».

Dans « The Modern World System Under Asian Hegemony : the Silver Standard World Economy, 1450-1750 » (un article rédigé en 1994 mais jamais terminé, modifié par Barry Gills en 2011 et publié dans Patrick Manning et Barry Gills (dir), Andre Gunder Frank and Global Development. Visions, Remembrances, and Explorations, Routledge, 2011, p. 50-80), Frank et Gills redonnent à l’Asie la place légitime et historiquement documentée qui lui revient une fois débarrassée de la domination des perspectives eurocentrées de l’histoire économique mondiale.

Selon eux, il y a rarement, voire jamais, une hégémonie « unique » ou « unipolaire » ; au contraire, l’hégémonie est généralement partagée entre des hégémonies « interconnectées ». La soi-disant hégémonie européenne dans le système mondial s’est développée très tardivement et a toujours été incomplète et jamais unipolaire. En réalité, au cours de la période 1450-1750, le système mondial était encore très majoritairement sous les influences hégémoniques asiatiques. Les empires chinois Ming/Qing, turc ottoman, indien moghol et perse safavide étaient économiquement et politiquement très puissants et n’ont décliné vis-à-vis des Européens que vers la fin du XVIIIe siècle. Par conséquent, le système mondial moderne était sous l’hégémonie asiatique, et non européenne. De même, une grande partie du dynamisme réel de l’économie mondiale se trouvait encore en Asie tout au long de cette période, et non en Europe 7.

place de la Chine dans le système-mondeplace de la Chine dans le système-monde

Les découvertes de l’Amérique et de la route des Indes orientales n’ont été des événements importants que pour les Européens. Ces voyages ont simplement marqué la sortie de l’Europe de son isolement relatif. Ces routes n’ont d’ailleurs été explorées que par les Européens avaient une connaissance théorique d’autres voies d’accès aux épices de l’océan Indien, à la soie de Chine et à l’or d’Afrique. C’est l’argent américain extrait des mines de Potosi et de Zacatecas à partir du milieu du XVIe siècle qui permet aux Européens de s’insérer pleinement dans ce système mondial. L’impact le plus important des Européens a été l’injection de nouvelles réserves d’or et d’argent américain dans l’économie eurasiatique, leur permettant d’y participer plus activement. C’est parce qu’ils détiennent enfin une marchandise intéressante pour les Orientaux qu’ils peuvent avoir accès aux biens précieux qu’ils, convoitent en Orient. Sans l’argent extrait aux Amériques, l’Europe aurait été presque totalement exclue de toute participation à l’économie mondiale. En 1750 par exemple, avec 66% de la population mondiale, l’Asie produisait encore 80% de la richesse mondiale, alors que l’Europe, avec 20% de la population mondiale, produisait moins de 20% de cette richesse.

L’Europe n’a pas été une puissance de premier rang, ni une région centrale entre 1450 et 1750. Les candidats à la « super-accumulation » ou à la « super-hégémonie » se trouvent en Asie pendant cette période. En termes politiques, l’influence hégémonique de la Chine, de l’Inde et des Ottomans était considérablement plus grande que celle des Européens. Les régions centrales, en particulier de production industrielle, se trouvaient en Chine et en Inde ; et l’Asie de l’Ouest et l’Asie du Sud-Est sont également restées économiquement plus importantes que l’Europe. De même, la Chine et l’Inde ont été les principaux centres d’accumulation du capital dans le système mondial, et la Chine a enregistré un excédent global de la balance commerciale pendant la majeure partie de cette période. En effet, l’Europe était en déficit avec toutes les régions de l’Est. L’Asie de l’Ouest était excédentaire par rapport à l’Europe, mais déficitaire par rapport à l’Inde. L’Inde était excédentaire vers l’ouest, mais déficitaire vers l’est jusqu’à l’Asie du Sud-Est et la Chine, d’où l’Inde réexportait les lingots reçus de l’Occident.

La Chine est en tête de la « super-accumulation », exportant d’énormes quantités de matières premières de valeur et important de grandes quantités d’argent. L’Inde ne semble pas avoir été très en reste sur la Chine à cet égard, étant le siège de centres industriels très importants, en particulier dans les textiles de coton, et important d’énormes quantités de lingots. L’Asie occidentale semble également avoir continué à prospérer à la fois grâce à sa propre base industrielle, dans les textiles de coton et de soie, par exemple, et grâce aux transbordements de produits de base entre l’Europe et le reste de l’Asie.

place de la Chine dans le système-monde

L’Europe, à l’inverse, n’était pas un centre industriel majeur en termes d’exportations vers le reste de l’économie mondiale. Les Européens étaient des spectateurs et des intermédiaires insignifiants. Leur impact et leur part sur l’énorme commerce de la Chine, de l’Inde et du Japon étaient marginaux.

Sans l’argent, et dans une moindre mesure l’or, de l’Amérique, ils seraient restés de parfaits outsiders. La seule chose que les empires asiatiques voulaient de l’Europe, c’était « ses » métaux précieux, c’est-à-dire les métaux que les Européens avaient volés dans les Amériques. Et dans une certaine mesure leurs navires, en ce sens que les Européens pouvaient gagner de l’argent en agissant comme transporteurs dans ce qu’on appelle le commerce des pays asiatiques. L’injection de lingots américains (en grande majorité de l’argent) a fourni de nouvelles liquidités et une formation de crédit qui ont facilité une augmentation importante, peut-être spectaculaire, de la production mondiale, qui a augmenté pour répondre à la nouvelle demande monétaire. Ce facteur d’attraction a donc encouragé le succès industriel et le développement de la Chine, de l’Inde, de l’Asie du Sud-Est et de l’Asie occidentale (y compris la Perse).

Malgré cela, les Européens ont été en mesure de vendre très peu de produits manufacturés à l’Est, et ont plutôt profité principalement de leur insertion (violente) au sein de l’économie asiatique elle-même. La source de profits de l’Europe provenait en grande partie du commerce de portage et de la négociation de multiples transactions en lingots, en argent et en matières premières sur de multiples marchés et, plus important encore, dans l’ensemble de l’économie-monde. Auparavant, aucune puissance ou ses marchands n’avaient été en mesure d’opérer sur tous les marchés simultanément ou d’intégrer systématiquement ses activités entre eux dans une logique aussi cohérente de maximisation du profit.

Le déclin (passager) de l’Asie comme centre du système-monde capitalisme face à la concurrence hégémonique européenne

Pourtant, l’hégémonie asiatique n’est pas sérieusement menacée avant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les sociétés asiatiques étaient prépondérantes dans l’économie et le système mondiaux en termes de production, de formation de capital, de commerce et de pouvoir hégémonique jusqu’en 1750 environ. Ainsi, le « lieu » d’accumulation et de pouvoir dans le système mondial moderne n’a pas vraiment beaucoup changé au cours de ces trois siècles. La Chine et l’Inde, en particulier, sont restées au premier rang général (c’est-à-dire les zones excédentaires et aussi les zones où le PNB est le plus important), suivies de près par l’Asie occidentale, tandis que l’Europe était toujours une zone déficitaire et nettement moins importante que l’Asie dans le système de production mondial et en termes de taille du PNB. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’Europe est apparue comme un challenger en tant que « pays nouvellement industrialisé ». Avant cette époque, ses profits étaient basés sur les importations et non sur les exportations, condition sine qua non de l’essor industriel, à l’époque comme aujourd’hui. Le changement fondamental de lieu dans le système mondial moderne, et des centres industriels en particulier, ne s’est pas produit avant la période de transition 1750-1850. C’est à ce moment-là que le changement hégémonique fondamental vers l’Europe a commencé à avoir lieu, et pas avant.

Ce n’est donc que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que les tendances au déclin se sont accélérées dans les empires ottomans, indiens et chinois. La situation de centralité asiatique se serait renversée sous l’effet d’une série de désorganisations politiques, économiques et sociales mondiales bien démontrée par Christopher Bayly dans La naissance du monde moderne. C’est en Inde que le déclin a été le plus précoce et le plus accéléré, avec la perte progressive des avantages concurrentiels dans le secteur textile et l’inversion des flux de lingots (c’est-à-dire vers l’extérieur plutôt que vers l’intérieur) après le milieu du XVIIIe siècle.

En 1756, les Moghols pillent Delhi en Inde. Pour se défendre, les princes indiens accordent des licences militaires et fiscales aux Britanniques. Les officiers de l’East India Company pénètrent ainsi dans les affaires des royaumes indiens du Bengale et du Pendjab. En 1757, la victoire des Britanniques de Plassey sur les armées du divan du Bengale aidé par les Français marque le point de départ de la domination de l’EIC en Inde : le Raj (domination confirmée par le Traité de Paris de 1763, à la fin de la Guerre de Sept Ans). Au milieu du XVIIIe siècle, les Européens s’emparent du commerce de transport des navires et des marchands indigènes à une nouvelle échelle dans les eaux indiennes. L’Inde a été la première hégémonie asiatique à amorcer la « chute » de l’hégémonie européenne.

Dans le Nord de l’Inde, l’EIC développe de vastes plantations de coton (pour fournir l’industrie naissante des draps en Angleterre, après l’invention de la machine à vapeur et la mécanisation du filage). Mais elle prend également le contrôle de plantations de pavot à opium qu’elle développe considérablement. L’opium devient une drogue largement consommé en Inde et au Royaume-Uni. C’est surtout un formidable produit d’interlope pour entrer sur le marché chinois dont les produits de qualité intéressent fortement les négociants britanniques. L’opium passe clandestinement en Chine par la frontière himalayenne ou par cargaisons entières lors des foires bisannuelles de Canton.

En Chine, la production d’opium est interdite. Les Britanniques monopolisent donc un commerce ultra-lucratif qui leur permet enfin d’entamer des relations commerciales avec les marchands de soie, de porcelaine, de laques et surtout d’argent, alors que les Chinois ne sont guère intéressés par les cotons, les alcools, les métaux européens.

Mais pour les autorités chinoises, cette entrée de l’opium dans l’Empire Qing a un double inconvénient : l’opium rend les consommateurs dépendants et apathiques, tout en rendant le commerce chinois dépendant de négociants étrangers dont les autorités voudraient se défaire. En 1839, la destruction, dans le port de Canton, de plusieurs navires britanniques transportant des cargaisons d’opium est un motif utilisé par le gouvernement britannique pour déclarer la guerre à la Chine. L’armée chinoise est dépassée par la puissance de feu des Britanniques et s’incline en 1842. Par le Traité de Nankin, qui met fin à la première « guerre de l’opium » (une seconde se déroulant entre 1856 et 1860), les Britanniques obtiennent l’accès à cinq ports du littoral chinois, dont Canton, et la cession de l’île de Hong-Kong. A partir de ce moment, la Chine devient, comme l’Inde près d’un siècle plus tôt, une « périphérie de l’Europe ». Quelques années plus tard, en 1854, c’est le Japon menacé par l’armada du commodore Perry qui est contraint d’ouvrir ses ports aux Occidentaux.

Entre 1750 et 1850, pour Frank et Gills, il s’est produit un basculement inattendu du centre du système monde. La supériorité de la production industrielle européenne, son système politico-militaire, la volonté commerciale de ses compagnies privées ambitieuses, son racisme et son impérialisme ont soumis l’Asie. L’Europe est devenue le nouveau centre. Ainsi, l’économie mondiale est restée fermement sous l’hégémonie asiatique jusqu’à la période 1750-1850, lorsque la puissance économique et politique asiatique a décliné. Par conséquent, la « montée de l’Occident » en Europe, loin de se tirer d’elle-même par ses propres moyens, devrait plutôt être considérée comme étant possible en s’élevant à ce moment-là dans l’économie mondiale qui entre dans une phase de récession propice à la « transition hégémonique ». C’est d’ailleurs au cours de cette période que les Ottomans, les Moghols, les Safavides et les Qing connaissent une phase d’affaiblissement. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’un nouvel ordre hégémonique s’est construit avec la puissance européenne au centre, dans laquelle une nouvelle période d’expansion industrielle et économique s’est produite. L’hégémonie européenne s’est constituée lorsque les Européens sont « montés sur les épaules de l’Asie ».

Le retour de l’Asie sur l’échiquier mondial

Mais pour Frank et Gills, la domination européenne, qu’ils datent de 1750 à 1990, n’est qu’une parenthèse. Il s’agit d’une phase dans une histoire qui doit être analysée sur une autre échelle de temps. Selon eux, le système monde est en place depuis 5 000 ans ; il a toujours été dominé par l’Asie (même si le centre asiatique a pu se déplacer dans le temps, il est toujours demeuré en Asie).

L’émergence économique récente du Japon, de l’Inde et de la Chine depuis les années 1980 n’est donc pas anormale : c’est la situation antérieure qui l’est. Cette « émergence » (dont ils notent d’ailleurs le point de vue eurocentré) est en fait un retour à la normale d’une situation d’hégémonie au sein du système monde, qui a été rompue par l’accélération du développement de l’Europe puis par la diffusion du capitalisme américain. Le Japon, l’Inde et la Chine retrouvent leur place historique.

A la manière d’Eric Hobsbawm, Frank propose une nouvelle périodisation d’un long XIXe siècle, divisé en trois périodes : 1750-1810, 1810-1870 et 1870-1919. La première période est considérée comme une période de continuité (et non de changements révolutionnaires) du système monde qu’il analyse : les révolutions libérales des Treize colonies puis de France, ainsi que leurs conséquences, ne concernent en effet que le monde européanisé. C’est la période suivante qui comprend les frémissements d’un véritable changement. La Chine entame son déclin, accéléré par une série de déclencheurs environnementaux 8, marqué par la défaite lors de la première guerre de l’opium (1839-1842) puis par la rébellion des Taiping en 1854. La révolte des Cipayes en Inde (1857) entraîne la dislocation de l’East India Company et une administration plus directe du Royaume-Uni en Inde. L’Asie centrale reste « centrale » pour la région, mais c’est la Grande-Bretagne qui en possède désormais les clés. La période de 1870 à 1919 voit de réels changements dans la nature du système mondial. L’humanité a été réorganisée par des migrations populaires massives des centres de population traditionnels d’Europe et d’Asie vers de nouvelles régions. La deuxième révolution industrielle a entraîné un progrès industriel et scientifique important en Europe ; les relations commerciales multilinéaires qui ont permis de déplacer les marchandises et de concentrer les richesses entre les mains de quelques grands négociants et officiers militaires. Enfin, un fossé s’est creusé entre les favorisés et les défavorisés. Frank conclut que vers 1880, le monde a vraiment changé. L’Europe a creusé l’écart, et la croissance et l’intégration plus poussée du commerce mondial ont conduit à de nouvelles concentrations de richesses et à de nouveaux mécanismes d’accumulation.

 

NOTES:

  1. Voir notamment Giovanni Arrighi, « The World According to Andre Gunder Frank », Review (Fernand Braudel Center), 22, 1999, p. 327-354 ; Peer Vries « Should We Really Reorient ? », Itinerario, 22, 1998, p. 19-38 ; Robert Denemark, « ReOrient the Nineteenth Century : Andre Gunder Frank’s unfinished manuscript », dans Patrick Manning, Barry Gills (dir), Andre Gunder Frank and Global Development : Visions, Remembrances, and Explorations, Routledge, 2011, p. 41-49 ; Christopher Chase-Dunn, Thomas Hall, « East and West in World-Systems Evolution », dans Patrick Manning, Barry Gills (dir), Andre Gunder Frank and Global Development : Visions, Remembrances, and Explorations, Routledge, 2011, p. 97-119.
  2. « So the Europeans were able to profit from the much more productive and wealthy Asian economies by participating in the intra-Asian trade : and that in turn they were able to do ultimately only thanks to their American silver. Without that silver- and, secondarily, without the division of labor and profits it generated in Europe itself- the Europeans would not have had a leg, or even a single toe, to stand on with which to compete in the Asian market. Only their American money, and not any ‘exceptional’ European ‘qualities’ which, as [Adam] Smith realized even in 1776, had not been even remotely up to Asian standards. . . provided the Europeans with their one competitive advantage among their Asian competitors, fot these did not have money growing on American trees » (ReOrient : Global Economy in the Asian Age, University of California Press, 1998, p. 282).
  3. Dans la préface de ReOrient, Frank insiste sur l’importance de la lecture de l’ouvrage d’Abu-Lughod sur sa réalisation de l’existence du système monde : « ‘modern capitalist world-system’ was not the reinvention, but the continuation of Abu-Lughod’s version of the same world system already in existence since at least 1250. However, if this world system already existed two hundred years before Wallerstein’s starting date of 1450, then why not still earlier ? » (ReOrient : Global Economy in the Asian Age, University of California Press, 1998, p. xix).
  4. « The common global economic expansion since 1400 benefited the Asian centers earlier and more than marginal Europe, Africa, and the Americas. However, this very economic benefit turned into a growing absolute and relative disadvantage for one Asian region after another in the late eighteenth century. Production and trade began to atrophy as growing population and income, and also their economic and social polarization, exerted pressure on resources, constrained effective demand at the bottom, and increased the availability of cheap labor in Asia more than elsewhere in the world » (ReOrient : Global Economy in the Asian Age, University of California Press, 1998, p. 318).
  5. « Asia’s decline is explained by referring to the coming to an end of a long expansive cycle in which ‘economic expansion combined with polarisation of income and status […] resulted in atrophy in the very process that generated it’.20 ‘[…] the long, expansive cycle (or « A » phase) that began in 1400 appears to have lasted into the eighteenth century but then turned in a « B » phase decline, at least for Asia’. Global economic developments created danger (Asia) and opportunity (Europe) for various regions, according to their place and role in the world economy as a whole. The specific way in which the Westerners took the lead in the global economy can also and mainly – still according to Frank – be explained in terms of the structure of global economic competition. There is no need for reference to any unique, structural characteristics of the West. The Asian economy began to suffer from what one could call a ‘high-level equilibrium trap’. Compared to Europe it had an increasing abundance of labour, which thereby became cheap, while resources became scarce and thereby expensive. High agricultural productivity kept the costs of food at a low level. Asian wages in the eighteenth century are said to have been extremely low in relative terms and increasingly so in absolute terms, or to put it otherwise, nominally but increasingly also in real terms. Labour became so cheap it did not make economic sense to try and replace it by machinery. In several places Frank explicitly says that for Chinese or Indian entrepreneurs there was no need to mechanise. As a final element in his exposition Frank suggests that Asian economies during their expansive phase had developed an extremely skewed income structure. They did not generate sufficient demand for mass products and therefore no incentive for an Industrial Revolution Western style. At the same time there appeared to be a shortage of capital. In short'[…] around 1800 technological advance takes place in Europe, but not in Asia, which had higher population growth but also more polarization in its distribution of income and scarcity of capital’ » (Peer Vries « Should We Really Reorient ? », Itinerario, 22, 1998, p. 19-38, p. 23).
  6. Cette proposition est une synthèse de la préface de ReOrient the Nineteenth Century : Global Economy in the Continuing Asian Age, Routledge, 2015 ; Albert Bergsen, « Frankian Triangles », dans Patrick Manning, Barry Gills (dir), Andre Gunder Frank and Global Development : Visions, Remembrances, and Explorations, Routledge, 2011, p. 25-40 ; Robert Denemark, « ReOrient the Nineteenth Century : Andre Gunder Frank’s unfinished manuscript », dans Patrick Manning, Barry Gills (dir), Andre Gunder Frank and Global Development : Visions, Remembrances, and Explorations, Routledge, 2011, p. 41-49 ; Barry Gills, Andre Gunder Frank, « The Modern World System Under Asian Hegemony : the Silver Standard World Economy, 1450-1750 », dans Patrick Manning, Barry Gills (dir), Andre Gunder Frank and Global Development : Visions, Remembrances, and Explorations, Routledge, 2011, p. 50-80.
  7. « The Modern World System Under Asian Hegemony : the Silver Standard World Economy, 1450-1750 » (un article rédigé en 1994 mais jamais terminé, modifié par Barry Gills en 2011 et publié dans Patrick Manning et Barry Gills (dir), Andre Gunder Frank and Global Development. Visions, Remembrances, and Explorations, Routledge, 2011, p. 50-80.
  8. Ces facteurs environnementaux, envisagés par Andre Gunder Frank, ont été analysés plus récemment. Voir Mark Elvin, « Three Thousand Years of Unsustainable Growth : China’s Environment From Archaic Times to the present », East Asian History, 6, 1993, p. 7-46 ; Robert Marks, « Commercialization Without Capitalism : Processes of Environmental Change in South China, 1550-1850 », Environmental History, 1, 1996, p. 56-82 ; Gillen d’Arcy Wood, « The Seven Sorrows of Yunnan », chapitre 5 de Tambora : the Eruption that Changed the World, p. 97-120, Princeton University Press, 2014 ; Timothy Brook, The Troubled Empire : China in the Yuan and Ming Dynasties, Harvard University Press, 2010 ; Le léopoard de Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine, Payot, 2019 ; The Price of Collapse : the Little Ice Age and the Fall of Ming China, Princeton University Press, 2023.