Réflexion autour de la Puissance militaire : la puissance est un concept cardinal des relations internationales ; encore faut-il le définir avec précision, tâche qui n’est pas aussi aisée qu’il pourrait paraître[1].

=> La puissance semble pouvoir se mesurer et appartenir pour une large part au quantitatif. Ainsi la Guerre Froide a vu se démultiplier les tableaux comparatifs entre les forces du Pacte de Varsovie ou de l’OTAN à l’instar de l’étude «Force comparison 1987[2]». Dans ce cadre il s’agit de mettre en avant des données brutes de blindés, de divisions, de budgets et d’en tirer des conclusions quant au classement de puissances.

=> Cette approche peut cependant être contestée car trop restreinte. C’est ainsi que Raymond Aron propose de définir la puissance comme : « la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance n’est pas un absolu, mais une relation humaine[3] ». Dans ce cadre les listes de matériel ne permettent point de résoudre d’autres questions clés car une liste n’a jamais fait l’opérationnel. Des capacités doivent être questionnées quant aux cibles, quant aux missions, quant aux adversaires potentiels, quant à leur valeur technique, tactique, morale.

Exemples : lorsque en 1979 puis en 2001 respectivement URSS et USA se déploient en Afghanistan, il s’agit dans les deux cas de deux armées que l’on peut qualifier de plus grandes puissances militaires au monde. Pourtant les deux guerres démontrent que ces listes de matériels n’ont en rien présagé des résultats finaux. Ces puissances ont échoué à des degrés divers face à des adversaires objectivement militairement moins puissants. D’où la nécessité de prendre la mesure de la complexité du concept de puissance. Mettre en action des moyens militaire est une chose, obtenir des résultats positifs en est une autre. La puissance militaire des USA a permis l’écrasement de l’Irak en 2003 ; il semble difficile de dire que l’émergence de DAESH et le chaos actuel dans la région puisse pour autant être qualifié de succès pour ce qui est présenté comme la première puissance militaire au monde.

 

I – Susan Strange ou la puissance structurelle[4]

Au cours des années 80 cette pionnière, américaine, met en perspective les questionnements autour du déclin de la puissance américaine, de la monté de nouveaux acteurs, du déclin de l’URSS. Pour Susan Strange, si les forces américaines connaissent une réelle contraction, si les budgets diminuent, cette hantise du déclin ne doit pas occulter la réalité. Le recul peut être constaté en termes relatifs à travers des tableaux et des comparaisons de chasseurs bombardiers ou de blindés ; mais qu’en est-il des bases, des structures des USA à cette époque ? Qui sont les puissances à même de rivaliser ? A cette dernière question la fin des années 80 est marqué par la peur d’un retour en force nippon et, dans une moindre mesure, celui des Européens à l’heure où l’URSS implose. Mais pourquoi ces pays ou regroupements de pays seraient-ils capables de contester la puissance des USA ? Susan Strange démontre qu’au-delà du seul paradigme sécuritaire et militaire, le politique, l’économique, les structures financières ou culturelles sont autant de clés à prendre en considération. Dans cette perspective le tableau est clair au début des années 90 : à tout les niveaux les USA sont devant. Que l’on songe à la puissance de Wall Street, aux multinationales US, à la domination de l’OTAN, à l’entertainment (loisirs, information, culture, cinéma etc etc).

Les décennies suivantes donnent confirment la justesse de cette analyse. Les tableaux de CNN montrent une armée irakienne qualifiée de 4è armée du monde, ce qui ne sera pas d’un grand secours face à Desert Storm en 1991[5]. L’explosion d’Internet démultiplie les capacités US, en terme de normes à tous les niveaux. Les USA n’ont plus la première armée au monde en terme quantitatif (soldats et matériels), mais leur puissance semble avoir été décuplée.

 

II – Outil militaire et puissance

Susan Strange a démontré que la puissance ne reposait pas uniquement que les capacités militaires. Si on pose le raisonnement encore plus loin, il peut sembler légitime de se demander si la quête de puissance mérite que l’on dépense plus d’argent dans du matériel militaire. Lorsque le Qatar se pose la question de sa sécurité vis à vis de ses voisins, la balance se fait de nos jours entre investir dans un Rafale ou dans Neymar, le joueur de foot du PSG. Lequel de ses deux atouts est le meilleur pour sa quête de puissance nécessaire à sa sécurité ?

=> La dialectique du fort au faible est connue. Le plus fort militairement n’emporte pas mécaniquement la victoire : USA au Vietnam, en Afghanistan et Irak depuis le début des années 2000, l’URSS en Afghanistan entre 1979 et 1988, Tsahal face au Hezbollah en 2006 sont des exemples parmi les plus éclairants. La clé de compréhension tient dans un concept majeur, ancien, celui de l’asymétrie. Les armées les plus puissantes et les mieux équipées peuvent être tenues en échec par des forces bien moindres. Le rapport coût efficacité est même parfois délirant[6]. L’explication est en vérité très simple :

*La puissance étatique doit tout gagner et dans un contexte de droit international, tout faire pour limiter les pertes civiles.

*Le faible doit nuire pour gagner du temps. Deux clés sont à prendre en compte ; l’émotion démultipliée par les images et l’échelle temporelle. Une photographie ou séquence de civils tués par un bombardement suffit à passer outre les efforts pour limiter les pertes. Ces efforts ont une connotation technique, donc financière quant au coût des munitions dites intelligentes. Le faible en outre a le temps, pour le fort la guerre est un gouffre financier. C’est « l’impuissance de la puissance » définie par Bertrand Badie[7]. https://www.clionautes.org/politique-de-puissance-ou-politique-de-faiblesse.html

=> Il convient également de questionner le fait de disposer de la puissance et des responsabilités qui en découlent. Etre puissant oblige ; c’est la notion de Gendarme du monde de Georges Bush en 1991 suite à l’invasion du Koweit par Saddam Hussein. C’est alors une approche multilatérale, dans le cadre onusien. Mais en Somalie, deux ans plus tard, lors de Restore Hope, cette notion de Gendarme du monde, de la puissance protectrice vole en éclat[8]. L’autre clé est celle d’assumer le caractère de la puissance militaire. Assumer vis à vis du coût économique, du coût humain, assumer face à l’opinion publique. C’est à ce titre qu’une puissance militaire potentielle comme l’Allemagne n’assume pas d’intervenir aussi souvent que le France ou le Royaume-Uni. C’est toute la dialectique du pouvoir face aux pertes et à l’émotion d’un fait de guerre somme toute classique lors de l’embuscade d’Uzbin qui voit la justice civile mise en demeure de trancher les responsabilités[9].

=> La puissance assumée fait aussi de son détenteur la cible : il en est ainsi des logiques terroristes par exemple. Même si l’essentiel des victimes du terrorisme touche des pays qui ne sont pas des puissances militaires assumées, la France, les USA sont des cibles privilégiées d’acteurs violent, selon une approche symbolique.

 

III – La puissance militaire comme outil politique

Plus qu’un outil de puissance, on semble redécouvrir les écrits de Clausewitz qui mettait en perspective la Guerre comme un moyen d’obtenir avant tout des avantages politiques.

=> exemple des interventions russes en Crimée et Ukraine et de la réponse des USA

Après des jeux olympiques de Sotchi réussis en 2014, Vladimir Poutine use de la puissance militaire pour intervenir en Ukraine afin d’annexer des territoires, Crimée et Donbass. Il n’y a pas d’invasion à proprement parler et on mettra en place une réflexion autour d’une guerre hybride, concept par ailleurs toujours discuté[10]. Il est intéressant de noter que la réponse de l’OTAN fut une non intervention militaire et que Barak Obama a offert dans ce sens une réponse globale. Face à l’agression russe, la réponse prend en compte une approche des structures économiques, financières afin d’isoler Vladimir Poutine et la Russie. A ce jour les résultats ne sont pas évidents mais l’outil militaire n’a pas été mis en première ligne par la première puissance militaire au monde.

=> L’intervention russe en Syrie offre elle un caractère militaire plus clair. Il n’y a pas de volonté d’épargner les civils, les bombardements sont brutaux mais visent à l’efficacité purement militaire. En l’état, comme l’a démontré Michel Goya, le succès est total pour Moscou[11]. Ceci est à mettre en perspective avec d’autres interventions militaires dans la région qui ont abouti à une déstabilisation totale de la région. Il n’y a pas de règle purement militaire, mais des objectif politiques différents et plus clairs dans le cas russe : sauver l’allié syrien à travers le régime de Bachar Al-Assad. Cette intervention a en outre permis de montrer au monde l’efficacité de nouveaux matériels militaires dans une quête de puissance vis à vis de l’Occident.

=> La monté en puissance militaire de la Chine est un autre cas de figure. Avérée par l’explosion de ses dépenses, de ses constructions de bases sur des ilots artificiels en Mer de Chine, l’acquisition de matériels de plus en plus modernes et performants à hauteur de 175 milliards d’Euros pour 2018[12], cette quête de cesse d’inquiéter ses voisins à commencer par le Japon[13]. Mais s’agit-il de menacer réellement d’invasion ses voisins ou d’assurer, à l’instar des USA, de la Russie, de la France ou du Royaume Uni  un statut de puissance dominante au conseil de sécurité de l’ONU ? La Chine prétend le contraire et prétend que finalement la meilleure des défenses, c’est non pas l’attaque mais c’est d’être dissuasif, c’est un droit à la Chine à être aussi un acteur puissant et que ce n’est pas pour autant que la Chine souhaite agresser ses voisins.

 

En conclusion on retrouve le vieil adage : si vis pacem para bellum. La puissance militaire est un enjeu, une clé politique plus qu’un instrument à utiliser sans analyse, dans un simple rapport de l’agressé à l’agresseur. Cette assurance vie nécessaire offre le paradoxe d’impliquer des contraintes économiques et morales majeures. L’utiliser sans discernement est contre productif, la première puissance militaire au monde l’a largement démontré depuis 2001, mais elle peut s’avérer décisive pour imposer des vues, le cas de la Russie en Syrie, ou sauvegarder ses intérêts, le cas de la France au Mali depuis 2013. En définitive la puissance militaire doit être pensée, intégrée à une réflexion globale et pas uniquement utilisée pour elle-même.

 

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[1] On complètera cette fiche avec l’excellent travail disponible sur Diploweb : https://www.diploweb.com/Geopolitique-La-puissance.html

[2] A titre d’exemple se référence au document cadre de l’OTAN disponible ici : http://archives.nato.int/uploads/r/null/1/3/137855/0293_Force_comparison_1987-NATO_and_the_Warsaw_Pact_1988_ENG.pdf

[3] Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, 1962

[4] Voir ses deux ouvrages principaux, States and Markets publié en 1988 et The Retreat of the State : The diffusion of power in the world paru en 1996 cités lors du MOOC consacré à la stratégie par F.Charillon : VIDEO

[5] Voir https://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/RAMONET/10193

[6] Pour la guerre d’Irak de 2003 on atteint les 3000 milliards de dollars voir : https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2008/02/28/trois-mille-milliards-de-dollars-le-cout-de-la-guerre-en-irak-selon-joseph-stiglitz_1016721_3222.html

[7] Bertran Badie, L’impuissance de la puissance, 2013

[8] Sur une étude tactique de cet échec : https://nsarchive2.gwu.edu//NSAEBB/NSAEBB63/doc10.pdf

[9] http://www.lefigaro.fr/international/2012/05/14/01003-20120514ARTFIG00387-embuscade-d-uzbin-la-justice-va-enqueter.php

[10] http://unsighted.co/enjeux/la-guerre-hybride-mirage-conceptuel-ou-realite-de-la-conflictualite-du-xxie-siecle/

[11] https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/09/13/pourquoi-l-intervention-militaire-russe-en-syrie-est-un-succes_5185235_3218.html

[12] http://www.jacques-tourtaux.com/blog/chine/la-chine-continue-sa-montee-en-puissance-militaire-en-musclant-son-budget-de-defense-a-175-milliards-d-euros.html

[13] https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/04/12/face-a-la-montee-en-puissance-de-la-chine-le-japon-renforce-sa-defense-maritime_5284376_3216.html

 

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