Le colloque organisé pour le bicentenaire du Directoire a donné un grand nombre d’actes très pertinents pour comprendre la « réaction thermidorienne » après l’arrestation de Robespierre et la fin de la Terreur, l’écriture d’une nouvelle constitution, l’exclusion des femmes en politique et les difficultés que rencontre la souveraineté populaire sous le Directoire.
Repenser l’an III, René Rémond
Souvent, les régimes n’ont pas bonne réputation à cause des régimes qui suivent. L’Empire est critiqué par les ultras ; la Restauration est entachée par les accusations des libéraux de Juillet ; la IIe République subit les critiques de la droite pour ses illusions et de la gauche pour sa politique répressive ; le Second Empire est dénoncé dans les Châtiments.
La période thermidorienne souffre aussi beaucoup, qui va du 9 thermidor à la dissolution de la Convention. Le Directoire partage cette infortune : proximité dans le temps et continuité du personnel politique (décret des 2/3). Peu de personnages peuvent imposer leur aura par rapport à ceux de la période précédente. Les acteurs du renversement des Montagnards passent pour des corrompus qui sont surtout soucieux de sauver leur peau et de se soustraire au châtiment : Barras, Tallien, sont réprouvés un temps.
Pourtant, c’est la période la plus créative d’institutions pour la Révolution, Marcel Reinhard l’avait déjà montré.
Le tournant culturel de l’an III, Bronislaw Baczko
Après Thermidor, la Convention entame une activité culturelle particulièrement intense. Crée l’Ecole Polytechnique, l’Ecole Normale, les Ecoles centrales, l’Ecole des Mines, le Musée des Monuments Français. Introduit aussi le système métrique (18 germinal).
La Terreur est perçue comme un vrai sinistre culturel. Cela explique le nombre de projets culturels lancés par la Convention. La Révolution doit s’efforcer de vivre avec son passé. Elle entre en doute.
Dénonciation du vandalisme orchestre et oriente la politique culturelle. Grégoire prononce son discours 5 semaines avant l’arrestation de Robespierre. Sortir de la Terreur et mettre fin au vandalisme ne font qu’un. Tandis qu’avant, les accusations restaient vagues, mais l’effet libérateur du rapport de Grégoire est énorme. D’autant que le sens du mot vandalisme est très large. Il ne vise pas que les monuments, il vise aussi les personnes à talent, car on dit que la Terreur voulait aussi anéantir les hommes de génie : nombreux savants, artistes, hommes de lettres emprisonnés par le comité de salut public, libérés en juillet 1794. Evoque Lavoisier à qui un des juges du tribunal révolutionnaire aurait dit « La République n’a plus besoin de chimistes ». Anecdote apocryphe, mais dévoile la Terreur comme un mystère destructeur, voulant maintenir l’ignorance. La Terreur a aussi eu raison de Condorcet.
Ainsi, ce désastre culturel a détourné la Révolution de sa vocation première, qui était celle des Lumières et les libertés, par la faute des robespierristes. Dans l’imaginaire thermidorien et en particulier dans la légende noire de Robespierre, le tyran rejoint l’ignorant et le vandale.
Ce discours sur les vandales légitime la répression. Les auteurs d’actes de destruction sont punis de 2 ans de prison ; ceux qui ne les dénoncent pas sont des complices. En l’an III, être dénoncé comme « vandaliste », c’est courir de gros risques.
Pourtant, le terroriste n’est pas forcément un vandale et un vandale n’est pas toujours un terroriste. Le vandalisme existe depuis 1789, mais 1794 fait l’amalgame volontaire.
La Convention thermidorienne a hésité à supprimer le calendrier révolutionnaire. Assimilé à un héritage terroriste et vandale, qui détruit les anciens jours et les anciennes fêtes. Les thermidoriens s’attaquent en fait à tout ce qui fait terroriste : les prénoms, les vêtements, les bonnets, les carmagnoles débraillées, les monuments de l’an II… le calendrier est un instrument de déchristianisation qui connaissait de vives résistances. Conserver ce calendrier, c’est perpétuer la mémoire de la Terreur et alimenter la méfiance de beaucoup à l’égard de la République : Noël a à présent lieu le jour du chien, et on a appelé les jours supplémentaires le jour des sans-culottides.
Mais en même temps, supprimer le calendrier, c’est remettre en question la date symbolique de son commencement. C’est aussi rétablir le dimanche et les fêtes chrétiennes, faire preuve de faiblesse devant les prêtres, permettre à la religion devenue privée de revenir sur la place publique. Compromettrait également le système des fêtes révolutionnaires et civiques. Alors finalement le calendrier est maintenu. Mais les sans-culottides sont appelés différemment.
Sur les écoles, loi du 29 frimaire an II. Etablit le monopole de l’Etat dans l’enseignement primaire : les écoles sont gratuites, les maîtres salariés par l’Etat en fonction du nombre d’élèves. Le dogme nouveau est qu’un enfant appartient à la République avant d’appartenir à son père : l’école est donc obligatoire. Remet en cause l’autorité traditionnelle du père. N’importe qui peut être maître, sans diplôme ni formation, sans programme, du moment qu’il se signale à la municipalité ou à la section et qu’il précise quelles matières il veut enseigner : obligation prévue d’enseigner la DDHC, d’apprendre à lire et à écrire.
Mais après Thermidor, la Convention ne se reconnaît plus dans cette loi qui n’a été que partiellement mise en place. Nouvelle loi le 7 brumaire an III. Prévoit une école primaire publique pour 1000 habitants, une pour garçon et une pour fille, gratuité à partir de 6 ans. Les instituteurs/trices sont choisis par un jury d’instruction désigné par les administrateurs de district. Le programme est laïc et ambitieux, avec des travaux scolaires come des exercices physiques, la visite des hôpitaux, d’ateliers, des ouvrages manuels. L’enseignement se fait en français. Les instituteurs sont payés par l’Etat. Mais l’école n’est pas obligatoire. Début d’application prometteur, mais pas suffisamment de temps pour durer : avec la crise économique et la chute des assignats.
Une dernière création culturelle des thermidoriens : le musée des monuments français, créé le 9 vendémiaire an IV, musée républicain, collection publique, composé de nombreuses pièces d’églises issues de la campagne antivandale et qui symbolise la révolution culturelle de thermidor. Musée antivandale et révolutionnaire.
Boissy d’Anglas et la constitution de l’an II, Christine Lebozec
En ventôse an III (mars 1795) arrestation de Barère, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, Vadier. Les sections populaires se mobilisent alors pour demander « du pain et la constitution de 1793 ». Emeute du 12 germinal. En prairial la foule entre dans l’assemblée et demande du pain. Cette émeute est suivie de la déportation des 4 hommes et de l’arrestation de 16 députés montagnards. Dès lors, les thermidoriens ne cessent de dénoncer le texte de 1793 comme l’expression de la tyrannie robespierriste. Il faut modifier la constitution.
Une commission est créée avec 11 conventionnels, le 18 avril 1795. Boissy d’Anglas est nommé rapporteur de la commission. Comme il est influent chez les royalistes, il est désigné pour être neutralisé et porter la responsabilité du discours préliminaire. En plus il parle bien, bon orateur, quoique bègue.
Mais en réalité, 3 hommes ont imposé leurs vues sur la commission, et surtout Boissy d’Anglas. Les autres sont Daunou et Lanjuinais.
Avant la commission, Boissy d’Anglas a déjà prononcé un discours en mars 1795 à la tribune de la Convention où il dénonce les tyrans et lance un appel au peuple afin qu’il ne tombe pas sous les charmes des jacobins, craint les revendications populaires (qui arrivent le 12 germinal et en prairial).
Dans le discours préliminaire de la nouvelle constitution, il propose une balance des trois pouvoirs et impose le nombre de 5 directeurs, et des ministres nommés par eux. Cette constitution est une vraie machine de guerre contre le retour des troubles de l’an II, contre des sans-culottes. Germinal a rappelé que ce danger n’était pas écarté. La constitution n’a pas d’autres buts que de rassurer les nantis économiques et les satisfaits des avancées révolutionnaires qui n’osent pas aller plus loin. Elle prépare le retour à la stabilité attendue depuis 1792.
La constitution est discutée du 3 au 17 août 1795, et promulguée le 22 août (5 fructidor).
Les nouveautés constitutionnelles de l’an III, Marcel Morabito
Expression d’une « République bourgeoise » (Alphonse Aulard). Cette constitution est souvent présentée comme le négatif de la constitution de l’an I.
En tout cas le rejet de l’œuvre montagnarde est clairement exprimé par Boissy d’Anglas dans le discours préliminaire. Atteintes non négligeables à la démocratie : introduit une déclaration des droits et des devoirs. Oublie le droit au travail, à l’assistance, à l’insurrection, oublie les droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Elimine l’article 1 des hommes qui naissent et demeurent libres et égaux en droits.
Innove quand même, en créant 2 chambres. Les élus aux deux conseils sont répartis par tirage au sort. Les seules conditions pour être au conseil des anciens sont l’âge (40 ans) et une résidence de 15 ans, contre 10 pour les Cinq-Cents, et être marié ou veuf.
Le mandat parlementaire passe à 3 ans, le renouvellement est annuel par tiers. Le Directoire est un collège de 5 membres élus pour 5 ans avec tirage au sort d’un renouvellement par an.
Grand retour de l’expression « pouvoir exécutif », bannie par les montagnards. Rejette quand même l’idée d’un chef unique. L’ombre de Robespierre et celle du roi planent encore. Les directeurs sont logés au Luxembourg, revêtent un costume rouge, disposent d’une garde de 120 hommes à pied et 120 hommes à cheval qui les accompagnent dans les cérémonies où ils ont toujours le premier rang. Cela fait dire à Babeuf : « Vous n’avez pas un roi, vous en avez cinq ».
Excessif quand même : les directeurs disposent de la force armée, mais ne peuvent pas la commander car ils n’ont pas la main sur le budget. Quand il faut prendre une décision, les 5 doivent décider ensemble et la majorité l’emporte. Les directeurs n’ont cependant pas l’initiative des lois, ni le pouvoir de dissoudre les conseils. Ils doivent donc se soumettre aux avis du Corps Législatif.
Elle est satisfaisante si on la replace dans le contexte de 1795. Elle tente de préserver la République contre le retour de ses excès, et la stabiliser en s’efforçant d’empêcher de nouveaux dérapages. Elle répond à la question « Comment sortir de la Terreur ? ».
La Gironde sous thermidor, Marcel Dorigny
Les Girondins ne sont pas assimilables aux Thermidoriens, comme le pensait Mathiez. Au lendemain du 9 thermidor, les girondins sont encore détenus ou proscrits pour 5 mois. La chute de Robespierre n’implique pas leur retour automatique. La Convention qui a renversé Robespierre est la même que celle qui a arrêté les Girondins. Thermidor n’est donc pas l’action de crypto-girondins qui ont orchestré leur retour. La réintégration est lente.
7 octobre 1794 première proposition à la Convention pour le retour des 73 Girondins emprisonnés après le 2 juin 1793. La veille le comité de sûreté générale a été renouvelé, et Amar, qui avait prononcé le réquisitoire contre les Girondins le 3 octobre 1793, ne fait plus partie du comité. C’est logiquement après son départ, qu’il a fallu attendre, que la proposition est faite. Les girondins ne sont pas immédiatement réintégrés mais assignés à résidence sans garde particulière. Ce n’est que six semaines plus tard, après l’intervention de Grégoire et de Roederer, qu’ils peuvent revenir.
Restent encore les hors la loi qui ont fui après leur arrestation et qui n’ont jamais été sanctionnés. D’abord en décembre vote d’une amnistie ; trois mois plus tard, leur rappel définitif, réalisé à la mi-mai 1795 pour 24 députés. Ainsi, une centaine de Girondins revient dans l’assemblée. Mais ils ne provoquent aucun changement d’orientation politique brutal et massif.
Il semble en effet que la coupure du 2 juin ait mis un terme au girondisme. D’autant qu’ils étaient favorables au roi et qu’il n’y a plus de roi. Ils s’alignent en fait sur la ligne principale des thermidoriens, ce qui fait qu’on peut les assimiler parfois. Mais tous les thermidoriens ne sont pas girondins. Ils ont des idées communes : la liberté de circulation, de commerce, contre l’économie dirigée (et le maximum) ; le droit de propriété ; la guerre offensive. Lanjuinais, qui écrit la Constitution de 1795, est un girondin. Boissy d’Anglas n’en est pas un mais s’en rapproche par ses idées. Sans aller jusqu’à dénoncer la jeunesse dorée de Fréron et ses gourdins, ils ne condamnent pas non plus sa violence punitive.
Réaction thermidorienne et royalisme, Raymond Huard
Théorie de Mathiez : Thermidor ne peut que faire le lit d’une restauration monarchique. Quand on élit le seul tiers à réélire pour le Directoire, on élit principalement des royalistes plus ou moins déguisés, dit-il. Puis insurrection des sections parisiennes du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795), les régicides et les thermidoriens voulant profiter de cette victoire tentent de faire annuler les élections qui ont amené les crypto-royalistes. Echouent.
Pour Mathiez, la réaction thermidorienne ne signifie pas le triomphe immédiat de la Contre-Révolution mais un simple glissement vers le modérantisme. L’élimination de Robespierre n’aurait pas été perçue comme réactionnaire mais au contraire comme une réaction de défense républicaine contre une tentative de dictature. La Convention, en acceptant d’abattre les robespierristes, affirme son autonomie politique, qu’elle poursuit en faisant fermer le club des Jacobins, en désarmant les sections et le faubourg Saint-Antoine après les soulèvements de germinal et de prairial, et reprise en main de la garde nationale à Paris, ainsi que l’amoindrissement du pouvoir du comité de salut public. Reprise en main du législatif. Pour Mathiez, Thermidor est peu la preuve du triomphe des royalistes et de la contre-révolution, mais surtout une conséquence logique de la réaffirmation de la toute-puissance de la souveraineté nationale.
La Convention répugnait un temps à rappeler les girondins. La réaction thermidorienne ne peut donc pas se confondre avec le royalisme, même si dans le contexte il y a une reprise de la chouannerie (malgré les colonnes infernales de Turreau), et la Terreur blanche dans le Midi languedocien, ainsi que des trames royalistes à Lyon. Charette accepte de traiter avec la République car, pense-t-il, la paix signifierait le retour prochain de Louis XVII. Mais la mort du Dauphin coupe cette spéculation, d’autant que les armées républicaines avancent et que le débarquement de Quiberon est un échec. De plus, la proclamation de Vérone de Louis XVIII est trop menaçante.
Mais ne signifie pas non plus le ralliement massif des paysans à la République. Contre les désordres monétaires, les effets de la guerre, la durée de la vie, les réquisitions forcées, peuvent entraîner une nostalgie de l’AR (même si on apprécie la fin des droits féodaux). Mais il reste un royalisme global et diffus, difficile à mesurer.
La mort de la sans-culotterie parisienne, Kare Tonnesson
Composition sociale hétérogène des sans-culottes, coalition d’hommes et de femmes du menu peuple et de la petite bourgeoisie, des salariés, des boutiquiers, des patrons. Soboul l’a montré, Tonnesson aussi dans La défaite des sans-culottes 1959. Soboul parlait des « dirigeants sans-culottes », Andrews parle des « sans-culottes manipulateurs ».
Pour d’autres, la sans-culotterie est une structure de bourgeois qui manipulent les plébéiens, R.M. Andrews parle de « militants plébéiens » plutôt que de « masses populaires ». Pour lui, les sans-culottes sont des gens sachant lire, des ouvriers qualifiés, des possédants. Ce qui est vrai. Donc pour lui ce sont des bourgeois, pas du menu peuple.
Après Thermidor, réaction de gauche contre le régime de l’an II, quand reviennent de prison les premiers militants sans-culottes incarcérés en l’an II pour avoir résisté au comité de sûreté générale. En même temps, retour des modérés écartés comme les girondins. Tout est prêt pour attaquer la constitution et les comités révolutionnaires. Les modérés combattent les comités et les jacobins avant de se combattre entre eux ensuite. Lutte triangulaire, entre les clubs, la presse, les assemblées. On s’allie à deux contre le troisième, on renverse les alliances…
La libéralisation du commerce et la fin du maximum est au départ reçue avec optimisme. La foule qui avait réclamé le maximum ne bronche pas. Toutes les conditions sont réunies pour une campagne d’affiches qui renverse l’équilibre des forces. Le 1er prairial, grands cortèges insurrectionnels de manifestants puis de bataillons de gardes nationaux, qui pénètrent dans la Convention. Outrage. Dans Comment sortir de la Terreur, Baczko donne de cette intrusion une belle description. Il fait de l’insurrection de prairial une opération terroriste où sans discussion les militants sectionnaires persécutés en l’an II sont amalgamés à leurs persécuteurs. Pourtant, cet amalgame est faux car les membres des sections, désarmés après germinal mais pas arrêtés, ne jouent pas un grand rôle directeur en prairial, alors qu’ils sont le groupe terroriste par excellence pour les thermidoriens. On peut donc s’interroger pour savoir s’il y a vraiment un sens terroriste à cette insurrection.
La mort politique de la sans-culotterie serait, selon Tonnesson, l’effet de la défaite de prairial et de la répression. C’est au moment de la chute du pouvoir sectionnaire que la disette et l’accentuation des conflits sociaux provoquent une vague de colère populaire. En germinal et prairial, il y a jonction entre les masses misérables et les derniers militants sans-culottes des sections, sans qu’ils aient pour autant dirigé l’insurrection pour lui donner une unité d’action. Après la défaite les groupes se désagrègent et c’est la mort des sans-culottes.
Pierre Guyomar et la revendication démocratique dans les débats autour de la constitution de l’an III, Bernard Gainot
Pour Aulard en 1795, on passe d’une constitution démocratique à une constitution bourgeoise. Plusieurs députés ont pourtant défendu le SU et voulu le maintenir : Thomas Paine, Pierre Guyomar.
Guyomar incline vers la Gironde, puis s’en sépare au printemps 1793. S’oppose aux proscriptions après les 31 mai et 2 juin 1793. Silencieux de juillet 1793 à thermidor, il prend davantage part aux travaux de la Convention après la Terreur.
Printemps 1793, lors de l’élaboration de la constitution de l’an I, Guyomar montrait déjà ses arguments pour la démocratie universelle, représentative et directe. Son argument central était l’égalité des sexes dans les assemblées primaires.
Il se montre aussi très attaché à la liberté des cultes et à la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Favorable aussi à la démocratie locale.
La constitution de 1795 supprime l’article 1 de la DDHC. Grands débats. Rupture essentielle avec 1789. On justifie cette disparition parce que la DDHC de 1789 était un texte circonstanciel : une machine de guerre contre l’absolutisme. Maintenant que la noblesse n’existe plus, l’article semble sans objet. Mais pour d’autres comme Guyomar, il faut garder cette proposition et l’exprimer surtout, pour tous les hommes, dont ceux de couleur.
A Saint-Domingue, Santhonax et Polverel avaient proclamé l’abolition de l’esclavage. Les députés qui représentent les colons ont vainement tenté d’obtenir leur tête en assimilant leur mission aux terroristes accusés après Thermidor, comme les missionnaires des colonnes infernales en Vendée. Mais en juillet 1795 la Convention les défend, réaffirme le principe de la liberté générale, reconnaît qu’ils sont, comme Toussaint-Louverture et Vilatte le mulâtre, des héros de la patrie.
Importance du débat colonial dans le contexte.
Guyomar défend le SU et défend la souveraineté des assemblées primaires, contre le suffrage à deux degrés, donc indirect. Pour lui plus le nombre de votants est considérable, moins l’intrigue est à redouter. Puis il formule les principaux arguments de la démocratie représentative, repris en 1798-99. La démocratie représentative, fondée sur l’égalité des droits, exige que tout citoyen donne sa voix pour l’élection des représentants. Le peuple fait faire tout ce qu’il peut faire directement, et déléguer ce qu’il ne peut pas faire. Si on réduit le droit de cité à simplement choisir des électeurs, on réduit le souverain à peu de choses. Le modèle est la République américaine.
Il proteste aussi contre toutes les dispositions qui fondent une République de propriétaires. Alors que les autres voient dans les citoyens pauvres une masse manipulable et éminemment corruptible.
Au printemps 1797, il n’est pas élu député et rentre chez lui à Guingamp. Moment de chouannerie sporadique. Victoire des royalistes constitutionnels dans son département. Il lève alors un camp de républicains qui réactive des formes de sociabilité politique : chez lui, il organise des séances, dénoncées car on y voit une renaissance des « sociétés populaires ». On s’y assemble pour discuter des affaires politiques, aviser aux moyens d’arrêter le progrès du royalisme et de l’aristocratie, luttent contre les décisions des autorités départementales, tentent de soulever leurs concitoyens. Ils font du porte à porte chercher des membres, des cotisations, attirer les ouvriers, ont un président, une correspondance, une liste de personnes à contacter.
Les ennemis de Guyomar obtiennent satisfaction : son cercle est fermé le 9 août 1797, sur décision de l’assemblée municipale royaliste. Mais Guyomar n’abandonne pas. Il est élu au conseil des Anciens en avril 1798.
La révolution ambigüe de l’an III, Patrice Gueniffey
On pense souvent que 1795, par-delà 1793, renoue avec 1791. Cette conception est fausse. 1795 ne marque pas le retour de 1791 et l’oubli de la Terreur, mais il y a un lien entre les deux époques. Les projets de 1795 ont de multiples références à 1791. Les mérites et les inconvénients des institutions de 1791 sont discutés et servent de toile de fond à la nouvelle constitution. Rapport critique des juristes de 1795 avec le texte de 1791. Ce n’est pas le modèle dont il faut s’inspirer, c’est plutôt ce dont il faut se déprendre pour fonder un ordre politique stable. Après de longs débats, on décide d’en finir avec l’unicité de la chambre, la multiplication des échelons administratifs et l’institution des municipalités.
Rupture d’inspiration : divise le législatif et renforce l’exécutif. S’inscrit à rebours de la règle depuis 1789. C’est que 1789 avait un contexte. C’était la crainte du despotisme royal qui commandait la réduction du pouvoir exécutif. Ce n’est plus le cas en 1795.
Il vaut mieux alors parler d’équilibre que de balance des pouvoirs. On divise le législatif et on augmente l’exécutif en 1795 pour mieux équilibrer les influences et assurer leur indépendance mutuelle. Faire en sorte qu’aucun ne puisse augmenter ses prérogatives au détriment des deux autres. C’est là qu’on trouvera une garantie contre le despotisme. Explique aussi qu’on sorte d’un schéma de souveraineté populaire pour un schéma de souveraineté nationale par des représentants : cela évite le poids du peuple. On se rend compte en thermidor que les citoyens doivent être protégés et que le pouvoir même peut être despotique. Le despotisme ne vient pas de l’extérieur de la souveraineté (c’est ce qu’on pensait en 1789 : il vient des nobles et du roi, pas du peuple. Donc le peuple doit être souverain) mais qu’il vient de la société elle-même par les élections entièrement populaires. On doit protéger contre le pouvoir, et pas par le pouvoir.
L’élection est donc toute la garantie. Elle doit être une protection, mais ne doit pas mener à l’oppression. Pour cela, elle ne doit pas être un moyen d’expression politique par lequel les citoyens se constituent en sujet politique collectif distinct de sa représentation. L’élection ne doit viser qu’à nommer des représentants, pas à diriger directement, car alors elle conduit au despotisme. Le peuple ne peut être identifié que dans sa représentation, pas en direct.
Dévalorise la signification de l’élection. Désagrégation aussi de l’utopie initiale. Après la Terreur, l’illusion de l’innocence possible du pouvoir s’est effondrée, et c’est cet effondrement qui rend possible la réhabilitation du système bicaméral que voulaient les monarchiens de 1790.
L’élection y perd son éminence, et c’est ce qui fait dire à Gueniffey que les élections de la Révolution ne sont pas des élections modernes. Il n’y a pas de candidatures publiques et absence d’offre électorale.
Refuse les candidatures car l’élection doit être libre (rien ne doit limiter les possibilités de choix des électeurs, ils peuvent choisir celui qui selon eux doit être le meilleur pour la fonction) et spontanée (aucun enjeu de personne, aucun débat sur les personnes).
En effet, élire revient à désigner l’homme le plus capable, par ses vertus et ses talents personnels, de le représenter dans l’intérêt général. Cela pose un problème quand dans une assemblée restreinte il n’y a pas de meilleurs, pas de gens à talents, pas de gens compétents pour être juge par exemple. Les assemblées primaires doivent donc comparer les qualités et les mérites de toutes les personnes, et jauger si elles seront aptes à la charge qu’on leur prévoit. Puis les grands électeurs choisissent à nouveau, trient les plus honnêtes et se débarrassent des erreurs de vote ou des produits des cabales. Il y a alors protection par le vote à deux degrés.
Les représentants une fois élus représentent la volonté générale et pas la volonté de leurs électeurs. Ils doivent donc être totalement indépendants de ceux qui les ont élus. Cela explique aussi le refus des candidatures, et les partis, vus comme une maladie du corps politique.
Le 25 fructidor an III, légalise les candidatures publiques. C’est l’hypothèse d’une élection au scrutin direct qui a mis à l’ordre du jour cette question de l’offre.
1789 avait refusé les élections à un seul degré, car difficile à mettre en place, impossible de réunir tous les citoyens le même jour dans un seul endroit, et crainte de tumultes lors des assemblées. Alors élections à deux niveaux, au chef-lieu de canton.
Un courant favorable aux élections directes naît à Paris en juillet 1791, après la fuite du roi et les réclamations de la République, et surtout après le 10 août 1792. Mais la campagne des jacobins pour l’élection directe n’aboutit pas avant la constitution du 24 juin 1793 (pas appliquée) comme dogme incontestable. Mais pas appliquée, donc jamais eu d’élections directe sous la Révolution, sauf pour les municipalités et les juges de paix. Permet de rallier le peuple à la Révolution et de marquer la supériorité du peuple sur les institutions. Permet aussi, pour les jacobins d’avant la Terreur, une fusion entre le peuple et les représentants. 1795 refuse cette fusion. Le vote direct est donc aussi refusé, d’autant qu’on sait en 1795 qu’il mène à l’anarchie jacobine. En revanche, ne reprend pas la distinction entre citoyens actifs et passifs, et garde le SU, mais à deux niveaux.
Mais en fructidor an III on se pose la question : comment obtenir une décision collective rationnelle si les citoyens, privés de toute information préalable doivent choisir des représentants au canton sans les connaître ? Se pose alors la question de l’offre, occultée en 1789. Brissot en 1790 l’avait proposé et lié à l’élection directe. Cela devient possible, censé, et va aussi contre les comités populaires qui se réunissent sans autorisation pour choisir un candidat à proposer et débattre.
Mais c’est un échec. La Convention rejette l’élection directe, la suppression du vote en assemblée, les grades, le mode de scrutin, la candidature. L’élection reste en continuité avec 1789 malgré certains changements de principe dûs au contexte, et ne devient pas moderne. Rétablit le système imaginé par la Constituante en 1790.
La loi du 25 fructidor an III est la seule nouveauté : crée les candidatures et un nouveau mode de scrutin par listes. Les candidatures sont enregistrées par les municipalités de canton, au plus tôt trois mois avant la convocation des assemblées primaires fixées en germinal (21 mars-20 avril). L’administration municipale les enregistre, sans avoir d’autre pouvoir que celui d’inscrire à part des candidats dont elle estime qu’ils ne remplissent pas les conditions d’éligibilité. La liste définitive est publiée un mois avant le début des élections, affichées, et lues dans les élections le jour du vote.
L’inscription par un tiers est autorisée, et elle est la plus fréquente.
Crée alors les conditions d’une compétition publique entre les candidats concurrents et clairement identifiés, qui ne sortiraient plus du néant le jour du vote grâce à des amis dévoués.
Mais les thermidoriens découvrent brutalement les implications politiques de la loi en germinal an V. les élections sont organisées avec des candidatures pour la première et dernière fois : les royalistes emportent 62 départements sur 98. La majorité bascule dans les conseils au second degré. Il faut le coup d’Etat anti-royaliste du 18 fructidor pour défaire ce que l’élection a fait.
Ce n’est pas la publicité des candidatures qui explique à elle seule le résultat de cette élection. C’est peut-être aussi l’abrogation du serment puisqu’il permet ainsi l’expression libre des opinions. Alors la loi est supprimée et on revient au régime électoral précédent.
La constitution de l’an III ou la continuité : la souveraineté populaire sous la Convention, Michel Troper
C’est la même assemblée qui vote la constitution de 1793 et celle de 1795. Sans doute, un peu modifiée par les emprisonnements, et plus grande liberté intellectuelle en 1795. Mais les 2/3 ont été réélus. Comment expliquer un tel volte-face ? On peut penser que ce sont les mêmes hommes, qui n’ont pas agi sous la pression, mais qui sont en 1795 désabusés, fatigués ou corrompus. Ils songent à consolider leur pouvoir et les bénéfices de la Révolution.
Mais on peut proposer une autre hypothèse : il n’y a pas opposition mais continuité de principes. La constitution de l’an III repose en réalité sur des principes identiques : souveraineté populaire, séparation des pouvoirs, représentation, indépendance de la justice… On a en 1793 et en 1795 les mêmes principes. On peut alors choisir de garder une constitution courte et préparer des lois organiques pour son application ; ou rédiger un texte plus long et plus détaillé.
Deux conceptions de la souveraineté : populaire ou nationale.
Si elle est populaire, on en déduit :
– La théorie de l’électorat-droit et le SU.
– La démocratie directe, le peuple désigne les autorités ou bien les contrôle.
– Le mandat impératif car une fois que le peuple a choisi son représentant, il doit réaliser ce qu’on attend de lui, muni des instructions des citoyens et sous leur contrôle.
Si elle est nationale, on en déduit :
– La théorie de l’électorat-fonction car seul le corps souverain possède le droit de vote, pas le citoyen individuellement. Comme la nation ne peut pas exercer la souveraineté (elle n’est pas un être réel), elle délègue cet exercice à ceux qui sont le plus capables de l’exercer, cad aux citoyens actifs.
– Le système représentatif, car le peuple n’étant pas souverain, toute démocratie directe ou indirecte est impossible. Il faut déléguer à des représentants.
– Le mandat représentatif, car comme les citoyens ne sont pas le souverain (c’est la nation, corps irréel), les représentants ne sont pas leurs délégués. Les citoyens ne peuvent pas donner d’instructions aux représentants, ni surtout les contrôler. La volonté exprimée par les représentants est la volonté générale ou la volonté de la nation, qui n’existe que par eux.
Pour schématiser, 1791 aurait choisi la souveraineté nationale ; 1793 la souveraineté populaire ; 1795 la souveraineté nationale. Mais c’est trop simple, en fait les tirets se recoupent, se croisent.
Exemple : en 1791 il avait fallu distinguer peuple et nation parce que le gouvernement était mixte : le peuple et le roi. Le roi ayant un veto, il pouvait contribuer à la volonté générale, et être considéré comme représentant du souverain (de la nation). Dans ce gouvernement mixte, la souveraineté appartient à la fois au peuple et au roi. Les deux sont le souverain. Pour dépasser cette opposition, on invente le concept de nation qui les rassemble : la nation n’est pas réelle, elle signifie l’universalité des citoyens, représentés par les législateurs (pour le peuple) et par le roi (pour lui-même). Mais cette définition perd sa définition dès lors qu’on entre en République et qu’il n’y a plus de roi. A partir de 1792 les deux termes peuvent redevenir synonymes.
En 1793, le souverain désigné par la constitution est le peuple. Dans les textes officiels, on ne distingue pas « peuple » et « nation » (voir la DDHC de 1793). La constitution n’oppose donc pas clairement souveraineté populaire et nationale, elle les assemble.
En 1795 le peuple est la nation (entité abstraite, devenue réelle car elle représente l’universalité des citoyens), mais le peuple ne peut pas exercer lui-même sa souveraineté. Alors il y a un principe représentatif qui doit être mis en place.
Ainsi, en 1795, la souveraineté redevenue nationale a dû écarter le mandat impératif, la démocratie directe. Mais la constitution de 1793 écartait aussi les deux derniers, il n’y a rien de nouveau, et le SU est maintenu. Pas de différence.
On dit souvent que le changement est qu’on est passé d’un électorat-droit à un électorat-fonction. Mais attention : la restriction du suffrage aux seuls propriétaires ne concerne en réalité que le second degré. En revanche, tous les citoyens ont le droit de participer aux assemblées primaires.
Ainsi, continuité. Dans les deux constitutions, le souverain désigné est le peuple. Le mandat représentatif reste, de même que la démocratie directe au premier degré.