Un article d’épistémologie de la géographie qui se concentre sur le concept d’« hybride ». La lecture apporte une mise au point synthétique sur plusieurs approches récentes de l’« hybride » en Géographie de la nature et de l’environnement, selon différents auteurs et différentes approches. Elle établit les nuances entre les différents concepts qui abordent la notion.
Concept posé et débattu essentiellement par les Géographes anglophones. Confronter les hybrides et l’hybridation aux concepts classiques de Géographie, tels que nature, environnement, milieu, géosystème, socio-système permet d’avoir une approche renouvelée de la nature en Géographie.
Selon le Littré, en biologie, un hybride est un être vivant provenant de deux espèces différentes ; un phénomène composé d’éléments de nature différente.
Pour Bruno Latour 1991 et Michel Serres, 1990, l’avènement de la science et des techniques engendre la prolifération d’hybrides. Bruno Latour refuse le dualisme entre nature et culture. Les hybrides peuvent permettre de comprendre le monde contemporain.
LA GEOGRAPHIE FRANCAISE ET LES HYBRIDES
-Place du concept dans le champ de l’environnement
-Depuis une vingtaine d’années, en géographie physique en France et dans le monde anglophone et en géographie humaine et sociale + des perspectives ontologiques.
En Géographie physique
Approches empiriques de type naturalistes centrées sur la composante physique, chimique et biologique sur la nature et les contours de la Géographie. Etude des objets et des processus biophysiques rassemblés dans un ensemble cohérent : le milieu, puis le système. Etudie l’articulation entre nature et société et l’ontologie des milieux géographique = une approche systémique de l’environnement anthropisé.
G Bertrand qui parle de systèmes où interagissent des phénomènes, des objets anthropiques ou biophysiques.
Pour M Serre, la Géographie physique est l’étude des géosystèmes (milieu géographique).
C Bertrand introduit la notion de GTP Géosystème-Territoire-Paysage, en intégrant les enjeux sociaux, les approches matérielles, phénoménologiques et socio-politiques. Ce concept est appliqué en Géographie tropicale, Géoarchéologie, géohistoire et dans l’anthroposystème, afin de marquer le poids prépondérant de l’action humaine dans l’agencement des milieux biophysiques contemporains. C Bertrand parle de « combinaison socio-écologique » où il y a une co-évolution entre systèmes naturels et systèmes sociaux.
Les Géobiophysiciens se préoccupent en majorité des conséquences des activités humaines sur les milieux géographie = analyse systémique visant à comprendre un monde d’interactions où se développent des processus-réponses sous l’effet de forçages. Cf les travaux sur les causes anthropiques de l’érosion en domaine méditerranéen et leurs conséquences sur l’environnement et les systèmes fluviaux. L’étude des interactions = réalisme critique. Le mot hybride est parfois utilisé.
Cf C Bertrand 2002, « Les sociétés humaines créent un système hybride qui est leur propre environnement et qui évolue sans cesse ».
Cf C Lévêque et al, 2003 « l’anthroposystème est un système hybride ».
Cependant, les hybrides ou quasi objets sont impensés, car les études portent soit sur des phénomènes sociaux ou naturels.
Approches constructivistes et Géographie de l’environnement
Intro progressive de la nature dans la Géographie. Les constructivistes s’appuient sur l’idée d=que le réel existe avant tout dans notre esprit, qui l’organise. Ces études ont participé à l’éclosion de la Géographie de l’environnement en Fr. cf A Berque 1990 sur l’articulation entre représentations, pratiques et conditions matérielles du milieu = médiance : sens de la relation d’une société à son environnement qui provient des versants animal et médial de l’être humain.
Notre image de la réalité est la production de l’esprit humain en interaction avec cette réalité. On ne peut réduire le milieu au physique → la nature est envisagée en Géographie aujourd’hui dans une perspective polymorphe : réaliste, constructiviste et relativiste.
Pour J Lévy et M Lussault (Dictionnaire de la géographie, 2013), Humains et Non-Humains sont hybrides, mais l’hybridation n’est pas un enjeu scientifique ou ontologique majeur. Il faut se tourner vers la Géographie de l’environnement pour analyser l’hybride. La Géographie de l’environnement se développe dans les années 1970. En France, elle s’appuie sur la mise en avant d’une « Géographie physique globale » et sur le retour des questions de nature dans la perspective constructiviste.
Pour Y Veyret, la Géographie de l’environnement, c’est l’étude de l’interface entre les dynamiques toujours qualifiées de « naturelles » et l’action des sociétés résultat de cette représentation du monde et des rapports de pouvoir qui s’y exercent. C’est un projet moderne, un projet systémique ou anthroposystémique envisageant l’hybridation comme un processus global concernant l’environnement, ce système complexe, avec des travaux systémiques autour des notions de contrainte et de ressource.
E Rodary, 2003 mène des travaux abordant l’environnement comme « politisation de notre rapport au monde naturel ». Voir Le laboratoire environnemental latino-américain au XXIème siècle.
Tandis que P Pigeon, 2005 montre que la question des risques devient centrale en Géographie de l’environnement.
Il y a aussi des approches biogéographiques classiques vers des questions culturelles. Cf approches géographie générale ; naturalistes et constructivistes. Cependant, le processus d’hybridation des phénomènes biophysiques par les activités humaines demeure un cadre de réf général plutôt qu’un enjeu scientifique et programmatique. Il faut se tourner vers la political ecology pour des réflexions sur l’hybridation en Géographie.
Selon D Blanchon, c’est la méthode moderne de traitement de la nature qui pose problème. La géographie hybride a un rôle central selon E Swyngedoww 2006. Le monde est ainsi un processus de métabolisme perpétuel dans lequel les processus sociaux et naturels se combinent dans la production historico-géographique d’un processus de socionature, dont le résultat incarne des processus chimiques, physiques, sociaux et économiques. Il définit la socionature comme un processus incarnant les processus matériels et les représentations proliférantes, incohérentes et symboliques de la nature. Le monde devient un objet d’étude dans une perspective de production historique. Les hybrides et les quasi objets deviennent des enjeux de recherche. Les hybrides sont des entités intrinsèquement produites par des relations qui les constituent.
J Linton et J Budds, 2014 proposent le concept de cycle hydrosocial pour dépasser le dualisme. L’hybridité hydrosociale est l’idée que les choses sont à la fois sociale et biophysique et qu’elles sont constituées, dans le processus de leur relation, avec d’autres choses, plutôt qu’en elles-mêmes. Cf l’eau et le pouvoir sont intrinsèquement reliés plutôt que mélangés comme des entités indépendantes. Si la constitution ontologique de l’eau est importante et stimule l’approche géographie et historique de sa production, en tant que socionature, l’enjeu principal est ailleurs. Si l’on affirme que la nature est partout, cela veut dire qu’elle est partout socialisée et qu’il faut d’abord étudier la société si l’on veut la comprendre. Le projet est d’abord politique et l’enjeu ontologique lui est subordonné, selon D Blanchon, 2024.
LES HYBRIDES ET LES AUTRES SCIENCES TRAITANT DE LA NATURE ET DE L’ENVIRONNEMENT
Les hybrides sont des objets et des processus combinant dynamiques naturelles et humaines.
On a longtemps reproché à l’écologie son manque d’approche temporelle et spatiale. Cependant, elle a modifié ses approches depuis une quarantaine d’années. Elle avance que la nature est en changement constant et intègre les activités humaines dans le façonnement des écosystèmes et leur résilience, leur adaptation et leur durabilité.
→ concept de socio-écosystème, pour valider l’intégration des Hommes dans la nature, selon Berkes et al, 2003. Le système socio-écologique a plusieurs échelles spatiales et une temporalité avec une trajectoire ; ce qui le rapproche du géosystèe et de l’anthroposystème (interaction entre Homme et environnement) ; ces systèmes sont hybrides dans leur globalité. Pour certains écologues, la prise en compte de l’anthropisation impose de changer de paradigme. S’appuyant sur le constat de l’impact de l’anthropisation à l’échelle globale. Cf Millenium Ecosystem Assessment 2005 : 83 % de la surface terrestre est façonnée à divers degrés par les activités humaines
→ promotion du concept d’écosystème hybride et de nouveaux systèmes. Selon Hobbes et al, 2009, on part de l’écosystème historique (peut être conservé ou restauré), qui devient un écosystème hybride, puis un nouvel écosystème (sans retour en arrière possible). Selon Francis, 2014, les rivières urbaines sont de nouveaux écosystèmes. L’écosystème hybride a les caractéristiques de l’écosystème historique, mais dont la composition et le fonctionnement ont changé ; les espèces ont changé. Cependant, il y a une dimension arbitraire entre écosystème hybride et nouvel écosystème, dans le but de montrer la profondeur des changements dans l’organisation de la vie sur terre. Et dans le but de pointer la nécessité de nouvelles recherches écologiques et l’intégration de dimensions sociales dans les politiques de conservation. Les systèmes sont hybrides et définis dans une approche dualiste nature-société.
En Anthropologie sur la nature
P Descola, 2005 parle de naturalisme des modernes, pour qualifier la manière dont les Humains conçoivent leur relation avec le reste du vivant. Les écosystèmes sont bien anthropisés. Il convient de penser leurs liens dans une nouvelle éthique. Les hybrides ne sont pas envisagés comme des objets d’étude, car la transformation de la nature n’est pas centrale.
En Histoire environnementale
Surtout aux EU avec la question de la Wilderness, sur l’essence de la nature, qui met en avant la notion d’hybride. W Cronon 1996 montre que la wilderness s’enracine dans un dualisme croyant que l’Homme est en dehors de la nature. D Loewenthal 2000 démontre que les paysages hybrides sont notre monde contemporain et qu’ils contiennent de la nature et de la culture. G Blanc 2017 en France « Une histoire environnementale idéale est une histoire matérielle, institutionnelle et idéelle d’un environnement envisagé comme objet hybride » = approche géographique et ontologique d’hybridation devient secondaire.
En Philosophie de l’environnement
R et C Larrère 2015 « Plus encore à l’artificialisation de la nature correspond la naturalisation de nos artifices »
→ « nous vivons entourés de milieux hybrides, productions conjointes des activités humaines et des processus naturels »
→ Pose la question du rapport entre naturel et artificiel. « L’opposition naturel, artificiel a le tort, comme tout couple dualiste, de présenter un contraste rigide »-→ ils préfèrent le mot continuum entre nature et artificiel, soulignant la notion de gradient en Géographie et écologie : gradient de naturalité, gradient d’artificialité. Ils s’approprient l’idée d’hybridation entre nature et culture de B Latour, mais avec prudence, car un dualisme fort favorise les marges et les friches où peut s’exprimer la spontanéité de la nature-processus.
Le terme d’hybride et d’hybridation de la nature et de la culture est accepté par le plus grand nombre comme une manière de décrire la matérialité qui nous entoure. Il concerne des systèmes complexes comme l’environnement, l’eau, l’atmosphère, le paysage. L’hybridation est une manière de caractériser l’achèvement du processus de transformation de la nature non-humaine par des activités humaines. C’est un point d’arrivée pour comprendre l’environnement contemporain.
LES HYBRIDES, UN CONCEPT OPERATIONNEL EN GEOGRAPHIE ?
Conséquences de l’hybridation : un cours d’eau, une rivière, un paysage fluvial, un système paysager, un hydro-système, un riverscape, par exemple.
Exemple des rivières traversant les espaces ruraux de l’ouest de la Fr, qui ont des systèmes de représentation liés à un degré de naturalité supérieur aux rivières urbaines, plus facilement envisagées comme des écosystèmes hybrides ou nouveaux. On y applique des approches naturalistes, géomorphologiques, biogéographiques, géoarchéologiques et on étudie les impacts des sociétés sur les hydro-systèmes.
-Au Néolithique, développement de pratiques agro-pastorales au détriment du couvert forestier → érosion accélérée
-A l’Age de fer, les sociétés investissent les zones inondables
-Avant la RF, les rivières sont aménagées
→ Les rivières sont les héritages d’une activité humaine pluri-millénaire
→ Les rivières sont des organismes hybrides, dont la matérialité et le fonctionnement sont déterminés depuis plusieurs millénaires par les sociétés.
Ce sont pas les géographies et les écosystèmes qui sont hybrides, mais leur matérialité. Par exemple, le substrat qui s’est développé sous la plaine alluviale. La Géographie étudie donc des processus qui sont des hybrides de pratiques et de forces qui interagissent avec des fragments de socionature et elle montre qu’aucun élément n’est à sa place naturellement et que l’activité humaine contrôle leur cycle de vie. C’est l’idée de nature comme altérité qui est remise en cause. La nature processus demeure, mais elle travaille dans le carcan d’un agencement matériel et de flux reconfigurés par les sociétés humaines. Selon Rostain, 2016, même la forêt amazonienne est un anthrome et les espèces invasives des hybrides.
Les concepteurs de projet de restauration écologique ont bien conscience qu’un retour à l’état naturel est impossible. Certains, comme Lespez et al 2013, préfèrent parler de renaturation, occasion de ressusciter une historicité et une naturalité plus ou moins inventées. La limite n’est plus dans le matériel, mais dans nos esprits où le dualisme nature-société perdure. Ce qui renvoie à la notion de gradient de naturalité ou de grandient d’artificialité, discutée par Bertrand et Bertrand en 1975 et Larrère et Larrère en 2015. R Mathevet 2004 propose une typologie des différentes natures organisée selon l’influence plus ou moins grande des activités humaines : de la nature spontanée à la nature surcomposée organisée par les sociétés humaines. La campagne ne serait donc pas si différente de la ville, ontologiquement, car les deux sont impactées par des activités humaines. Il existe donc des gradients de nature et d’artificialité, mais il convient de les définir ; car ils constituent un piège, nous permettant de sauver l’illusion que nous n’avons pas changé irréversiblement la planète que nous habitons.
POUR UNE GEOGRAPHIE HYBRIDEE
La Géographie a une position originale couvrant les dimensions matérielles et idéelles de l’environnement. Les hybrides offrent l’opportunité des renouveler l’interdisciplinarité. Cependant, il y a des freins :
-La géographie biophysique est centrée bien souvent sur les relations entre l’impact des activités humaines sur les dynamiques biophysiques et leurs rétroactions. Les pratiques humaines sont envisagées comme des déclencheurs et non des éléments transformant la matérialité. Etudier des objets hybrides en géographie biophysique c’est aussi s’intéresser à la matérialité construite, comprendre sa place dans l’espace et dans le temps, avant d’aborder ses conséquences.
-La géographie sociale de l’environnement focalise sur les rapports de force entre des individus et des groupes humains ; la matérialité y est restée un objectif secondaire.
Néanmoins, l’interdisciplinarité a oeuvré, pour révéler les hybrides, les géosystèmes, les anthroposystèmes, les socio-systèmes. L’approche socio-environnementale résulte d’une mise en commun de savoirs acquis de manière indépendante. Les objets de recherche ne sont pas les mêmes.
Il y a donc un paradoxe : sur le plan ontologique, nous fusionnons nature et culture dans une socionature hybride, mais sur le plan méthodologique, les disciplines scientifiques se spécialisent dans des catégories différentes. Il convient donc de définir des cadres spatio-temporels bien circonscrits et des domaines de validité communs ⇒ la Géographie permet de combiner les processus biologiques, physiques et sociaux. De plus, il convient de traiter conjointement un même objet ou processus. Par exemple, les berges des cours d’eau et leurs dynamiques contemporaines. Il s’agit de proposer une interdisciplinarité organisée et collective, hybrider les approches en Géographie de l’environnement. C’est le cas pour les biomes urbains avec C Pincetl 2015 ; pour le climat avec Murphy 2011, Nightindale 2016 ; pour les cours d’eau avec Tadaki et al 2014 Ashmore 2015 ; Doyle et al 2015, Lave 2016.