Cette fiche de lecture porte sur la partie « Repères » de l’ouvrage Atlande sur « Le travail en Europe occidentale 1830-1930 » (de la page 35 à la page 137). Elle complète une autre fiche du même ouvrage, disponible ICI. Elle accompagne également d’autres fiches du même manuel: sur le thème Les savoirs du travail – observer, penser et changer le travail et Les mécanismes de l’industrialisation européenne : formes, enjeux et débats.

Introduction

L’étude d’un fait social tel que le travail sur un continent aussi vaste que l’Europe occidentale et sur une période aussi longue est une gageure. Aujourd’hui, à l’heure de la crise de Covid-19, du télétravail, de la reconnaissance de burn out, du numérique, de la robotisation, des délocalisations… le travail ne cesse d’occuper le devant de la scène sociale. Il importe dès lors de réfléchir à un terme très actuel en dépit de sa quasi-absence au sein des programmes scolaires.

La période qui s’étend de 1830 à 1930 correspond à celle de l’essor industriel en Europe. L’échelle utilisée pour l’étude est classique car européocentrée mais elle est aussi originale car elle propose une démarche d’histoire comparée et croisée. L’étude porte à la fois sur les pays moteur de l’industrialisation (Royaume-Uni, Belgique), les pays qui en prennent le chemin plus tardivement (Allemagne), par des voies un peu différentes (France) ou qui demeure majoritairement ruraux (Italie, Espagne). La fin du XXe et le début du XXIe siècle ont été marqué par des débats nombreux à propos du travail qui est souvent évoqué comme étant en crise à l’heure où les enjeux écologiques se font plus prégnants, où l’économie numérique est en plein essor et où l’automatisation accentue la précarisation des travailleurs.

D’un point de vue sémantique, le terme français de « travail » n’a pas d’équivalent dans d’autres pays. Les activités productives et les autres activités humaines sont évoquées avec un seul et même mot. Tel qu’il est conçu aujourd’hui, le travail est une invention récente liée à l’histoire de certaines sociétés européennes. Le travail tel qu’entendu de nos jours n’a pu naître qu’avec le capitalisme manufacturier puis industriel. Jusqu’alors les termes tels que arbeit, labour, trabajo désignaient les activités pénibles et répétitives opérées par l’Homme. Le travail n’était par une source d’appartenance à la société humaine mais davantage une source d’exclusion. Il était réservé aux esclaves, aux serfs ou même aux femmes (travaux domestiques). L’humanité et l’apprentissage de la société se réalisait par la méditation ou la contemplation.

Étymologiquement, le mot travail proviendrait d’un mot latin populaire tripalium qui désignait un instrument d’immobilisation. Le travail renvoyait également à un appareil servant à immobiliser les chevaux ou plus largement était lié à l’idée d’une personne qui souffre d’où son usage encore aujourd’hui en obstétrique. Sous l’Ancien Régime, travailler signifiait « faire souffrir », « tourmenter ». Le travail était attaché à la sujétion et renvoyait davantage à la pauvreté qu’à la richesse. Un premier changement apparaît avec la Réforme protestante puisque le travail n’est alors plus une souffrance pour obtenir un gain dans l’au-delà mais devient un signe de l’élection par Dieu (Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904-1905). Au XVIIIe siècle, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le travail se voit aussi réhabiliter. À l’article « oisiveté » il est inscrit que le travail est source de plaisir et permet l’autoréalisation de soi. Les libéraux comme Turgot ou Adam Smith pousse également à la réhabilitation du travail puisque celui-ci permet de créer la richesse que tout être humain, mue par l’individualisme, recherche de manière impérative. Le travail permet la création de valeur ajoutée. Le travail devient également ce qui cimente la société puisqu’il permet de tendre vers l’abondance. Toutefois chez Smith, le travail demeure pénible et n’est ni valorisé ni glorifié. À partir des années 1830, certains penseurs en font le modèle de l’activité créatrice par excellence. Le XIXe siècle créé progressivement le mythe du travail épanouissant. Au XXe siècle, le travail est non seulement un moyen de gagner sa vie et de se faire une place dans la société mais il devient en prime un lieu de compétition entre les individus, le lieu principal de l’expression de sa singularité, un espace de création du lien social et de l’épanouissement personnel.

Alors qu’en français, il n’y a qu’un mot pour désigner le travail, en anglais et en allemand il y en a deux. Work et werk désigne « l’effort mécanique abstrait » tandis que labour et arbeit désignent « l’investissement des qualités humaines ». À l’inverse dans les langues latines il y a deux termes pour désigner le « travailleur » et « l’ouvrier » (lavoratore / operaiotrabajador / obrero), il n’en existe qu’un en anglais (worker) et en allemand (arbeiter même si ce dernier est parfois concurrencé par handwerker pour l’artisanat).

Dès le XIXe siècle, l’histoire du travail intéresse très groupe très divers. L’intérêt se porte sur les conditions sociales. Parmi les œuvres notables, il est possible de citer celle du maçon creusois Martin Nadaud qui écrit en 1872 une Histoire des classes ouvrières en Angleterre. C’est au cours de l’entre-deux-guerres qu’une histoire académique se fait jour à la faveur de la montée en puissance du socialisme et du communisme dans le champ universitaire. La sociologie du travail s’invente quant à elle à la fin du XIXe siècle avec les travaux d’Émile Durkheim sur la division du travail ou de Gabriel Tarde portant sur les relations entre travail et loisirs.

Après la Seconde Guerre mondiale, les publications en lien avec l’histoire du travail se multiplient. Les travaux sont obsédés par l’essor de la machine et la modernisation. Durant la Guerre Froide, le cadrage est imposé par les partis communistes et s’intéressent principalement aux organisations du mouvement ouvrier. Les années 1960-1970 marque une première apogée dans l’histoire du travail et des travailleurs alors que la conjoncture accélère la fermeture des mines et la désindustrialisation.
De même l’année 1968 est marquée par des grèves massives. La fin du XXe siècle marqué par l’effondrement de l’URSS et par la crise des partis ouvriers marque un net reflux de l’histoire ouvrière. Vingt ans après, l’histoire du monde du travail et des ouvriers a fait l’objet de nombreuses réévaluations.

Des essais de synthèse remarquable ont été produits à propos du travail dans chaque pays. Parmi eux, il faut noter ceux de Gérard Noiriel et Alain Dewerpe en France à la fin du XXe siècle. Des numéros de revue ont également été consacrées à l’histoire du travail comme celui des Annales en 2010. L’une des questions principales qui se pose pour le XIXe siècle est celle qui porte sur l’impact de l’industrialisation sur les contours de la main d’œuvre. L’histoire du travail est complexe et a trait à des groupes sociaux hétérogènes. Il importe de s’intéresser aux espaces dans lesquels l’industrie apparaît rapidement tout en gardant en tête l’importance des espaces agricoles qui constituent la réalité d’une large partie d’européens au cours de la période étudiée. L’analyse doit porter sur les différentes échelles du monde de l’industrie depuis l’atelier jusqu’aux circulations transnationales. Il importe également de s’intéresser aux différentes historiographies européennes sur le sujet.

Les années 1830 se situent à cheval entre deux mondes pour les travailleurs et la main d’œuvre européenne. L’industrialisation se fait sentir avec des temporalités décalées. Alors que l’industrialisation est bien installée en Grande-Bretagne, en Belgique ou encore en Alsace ou Normandie, elle débute à peine dans l’espace germanique, italien ou ibérique. La fin de la période est quant à elle dominée par une double crise économique et politique accentuant le chômage de masse et permettant aux régimes autoritaires de s’imposer. Il faut enfin noter que l’étude des dynamiques européennes globales ne doit pas faire disparaître les rythmes et les singularités de chaque région, nation, place de fabrique ou bassin industriel quant à l’étude général du sujet.

Chapitre 1. Les mondes du travail et de l’industrie dans l’Europe des années 1830 : Héritages, continuités et ruptures

L’année 1830 a été souvent prise comme date de fin ou de commencement des récits d’histoire sociale ou de l’historiographie des mondes ouvriers. En Angleterre, Edward P. Thompson achevait sa fresque de la formation de la classe ouvrière en 1830. À l’inverse, en France, en Belgique ou en Allemagne, les années 1830 font plutôt figure de point de départ. Les barricades de 1830 ou la révolte des Canuts lyonnais inaugurent le début de la formation de la classe ouvrière. En 1830, le champ et l’atelier constitue encore les lieux principaux du travail quotidien.

Domination et persistance des mondes du travail ancien

En 1830, les ouvriers ne constituent pas une réalité homogène. Il ne faut jamais perdre de vue l’importance fondamentale des formes anciennes de travail (gens de métier, artisans, pluriactivité, production à domicile).

– Nomenclatures et statistiques : contours et limites –

Le recensement de 1851 (l’un des premiers considérés comme fiable en France) dénombre 568 travailleurs dans l’agriculture pour 1000 personnes actives. 218 travaillent dans la petite industrie et l’artisanat contre seulement 58 travaillant dans la grande industrie. En Angleterre et bien qu’il soit difficile d’avoir des statistiques précises, on note la singularité du pays par rapport au reste du continent au début des années 1830. Ainsi la part des agriculteurs décline plus rapidement. Ils ne sont que 46 % en 1830 contre 75 % en France ou 80 % en Allemagne. Dès 1841, le nombre d’urbains dépasse celui des ruraux. Il y a déjà 880 000 ouvriers dans l’industrie textile, 400 000 dans la métallurgie (900 000 en 1871) et 200 000 mineurs dans les mines de charbon. La Belgique tant à se rapprocher de la Grande-Bretagne alors que l’Italie et l’Espagne ont une paysannerie largement dominante. Il faut noter toutefois que tout classification trop simple ne pourrait être opérante puisque les circulations entre les différents statuts sont nombreux au cours d’une vie voire au cours d’une même journée. Les notions mêmes de chômage ou de salarié sont ambiguës et floues tant les trajectoires, mobilités et forment de pluriactivité étaient nombreuses.

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