Depuis l’émergence de plusieurs économies asiatiques dans les années 1980 et 1990, de nombreux chercheurs à l’esprit ouvert se demandent comment interpréter cette « émergence » et s’interrogent sur la place de la Chine dans le monde. S’agit-il d’une « menace » contre la domination des pôles majeurs de l’économie-monde que sont/qu’étaient l’ALENA et l’UE? S’agit-il d’un « remplacement » de l’Occident, traditionnellement considéré comme le point de départ du Progrès, de l’industrialisation, de la civilisation et du capitalisme depuis les Lumières, Marx et Hegel? S’agit-il d’une « transition » d’un cycle hégémonique européen puis américain à un cycle indien ou chinois? Certains historiens, maîtres de la notion de « système-monde » et approfondissant leurs recherches autour de cette importante question, ont développé une autre analyse: l’Asie de l’Est aurait en réalité toujours été le cœur du système-monde depuis son existence il y a 5000 ans. La Chine aurait d’ailleurs dominé un système tributaire interne à l’Asie de l’Est et du Sud-Est pendant plusieurs millénaires. Une série d’évolutions historiques, que l’Ecole de Californie a qualifié de « Grande Divergence » aux XVIIIe et XIXe siècles, a déplacé (momentanément) le centre de l’Asie vers l’Europe. L’histoire du capitalisme asiatique montre que de nos jours, le système-monde se reconstitue tel qu’il l’a toujours été, et pour de nombreux chercheurs, l’Asie dynamique de la fin du XXe siècle et du début du XXI siècle ne fait que reprendre la place qui était la sienne avant que les Européens ne soient venus « offrir le Progrès ».

Pour Giovanni Arrighi, l’Europe et l’Asie ont suivi deux chemins de développement différents; ils ont alors développé deux formes différentes de capitalisme et deux voies de prospérité. Le point de départ de cette création du capitalisme est lié au même phénomène: la déstructuration des réseaux commerciaux (la « route de la soie ») par les invasions mongoles au XIIIe siècle. L’empire mongol a constitué, pour la première fois, un système-monde eurasiatique. Mais la réponse de l’Occident méditerranéen à la transformation des relations commerciales a été très différente de celle des Ming à la même période. Si ces deux voies s’opposent sur bien des points, elles ont aussi fusionné au moment de la « rencontre » pour aboutir au capitalisme actuel, qui a donc une double origine et apporte une autre interprétation de la « Grande Divergence ».

Introduction

Immanuel Wallerstein a développé la théorie des systèmes-monde en 1974 ; en parallèle à ses travaux, d’autres chercheurs (Andre Gunder Frank, Barry Gills, Christopher Chase-Dunn, Thomas Hall, Giovanni Arrighi, David Wilkinson…) ont développé des approches à la fois similaires et nuancées. Dans les universités japonaises, les travaux des économistes, des historiens et des anthropologues ont également développé leurs propres approches des systèmes-monde (Takashi Shiraishi, Takeshi Hamashita, Heita Kawakatsu, Satoshi Ikeda: cette historiographie se nomme Kaiiki-Shi). Il faut parfois reconnaître que ces travaux sont parfois aussi centrés sur l’Asie que le système-monde wallersteinien l’est sur l’Europe. Néanmoins, il est important de reconnaître que l’analyse des systèmes-monde n’est pas l’apanage des chercheurs occidentaux et que l’application à l’Asie à travers les diverses phases de son histoire régionale met en évidence les traces d’un système-monde asiatique et remet en question la naissance du capitalisme en Europe, malgré les critiques des historiens anglo-saxons. Enfin, l’approche du système-monde asiatique permet de marquer les différences (et parfois, ce qui compte également, les ressemblances) avec le système-monde européen. Non seulement le système-monde asiatique pourrait être en place bien avant le système-monde européen, mais l’Europe et l’Asie ne formeraient jamais un seul système-monde eurasiatique. L’incorporation des deux systèmes-monde apporte des éclairages neufs sur la naissance du capitalisme et sur le dynamisme économique et culturel de l’Asie depuis la fin de la domination de l’Occident dans un monde post-guerre froide.

Il est donc temps, pour beaucoup de chercheurs, de ré-orienter l’histoire du monde global.

Le contexte économique des années 1980 invite à tourner le regard vers l’Asie

Du point de vue occidental, ce sont les pénétrations des Portugais dans l’océan Indien converti à l’Islam au XVIe siècle, puis la fondation de Manille en 1571, les flux d’or venus d’Amérique via l’océan Pacifique, la prise en main de Formose par les Néerlandais, les campagnes de conversions menées par les jésuites, les guerres coloniales menées par l’armée britannique en Inde et dans le golfe du Bengale, les guerres de l’opium et l’ouverture forcée des ports asiatiques dans le cadre de « traités inégaux », l’imitation consciente des valeurs occidentales dans le Japon à l’ère Meiji, qui auraient apporté le « progrès » nécessaire au développement de l’Asie de l’Est et du Sud-Est.

La meilleure preuve de cette ouverture se verrait dans la qualité de la vie politique, économique, sociale et militaire du Japon impérialiste de la fin du XIXe siècle à 1945, puis dans le take-off des NEI (« dragons » et « tigres » d’Asie) dans les années 1970, 1980 et 1990.

Après 1945, les études économiques ont démontré que le PIB de l’Asie a augmenté bien plus rapidement que celui de l’Occident. En 1960, le revenu par habitant des pays d’Asie de l’Est a commencé à croître plus rapidement que celui des pays occidentaux avancés ainsi que d’autres pays en développement. La croissance du PIB par habitant du Japon entre 1955 et 1973 (un taux de croissance d’environ 10% !) a été l’exemple le plus frappant de cette nouvelle tendance. Dans les années 1970 et 1980, c’est la cité-Etat de Singapour qui connaît à son tour une forte croissance ; Singapour est suivi de la Corée du Sud, de Taïwan et de la cité autonome de Hong-Kong. Au cours de la dernière décennie du XXe siècle, la part de l’Asie de l’Est dans le PIB mondial a apparemment dépassé celle des six plus grandes économies occidentales. Les observateurs ont parlé de « miracle » asiatique.

Pourtant, le « miracle » asiatique n’est qu’une définition complexée du développement technologique, commercial et financier d’une région éloignée du monde par l’Occident.

Du point de vue des chercheurs asiatiques, la réussite économique du Japon, de Singapour, de la Corée du Sud, de Taïwan et de Hong Kong (et plus récemment, de la Chine) ne s’explique pas par une collaboration bénéfique proposée par des étrangers plus développés puisque nombre des technologies ou des idées soi-disant véhiculées par ces étrangers ont en réalité été inventées dans cette région ! Ce sont d’abord des évolutions géopolitiques et géoéconomiques internes à l’Asie depuis de nombreux siècles, ainsi le choix des gouvernements et des entreprises privées de s’intégrer aux flux mondialisés (quelle que soit la date de naissance de la mondialisation) qui expliqueraient avant tout le décollage (ou plutôt les décollages) de l’Asie dans une chronologie différenciée à partir des années 1960.

A la fin du XVe siècle, il est possible de considérer que le système des Etats européens n’était qu’une composante périphérique et chaotique d’une économie globale qui a longtemps eu l’Asie pour centre. Vers 1850, ce système englobe la totalité de la planète et transforme le système tributaire centrée sur la Chine un sous-système régional de l’économie globale centrée sur l’Europe.

Comment expliquer ce retournement de situation ?

Giovanni Arrighi

Giovanni Arrighi est un collègue d’Immanuel Wallerstein à l’Université de New York à Binghamton. Il est peut-être, après Wallerstein, le représentant le plus remarquable de la théorie du système-monde, dont il étend l’étude aux XIXe et XXe siècles, dominés par le capitalisme industriel. A propos de l’Asie, ses travaux ont proposé de nombreux arguments en faveur d’une histoire du capitalisme asiatique et ont démontré les avantages qu’il y a à relier l’histoire du développement économique de l’Europe à celle de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, de l’Antiquité aux dernières années du XXe siècle, contredisant un certain nombre d’arguments avancés par une historiographie trop eurocentrée.

Arrighi a soutenu que deux voies historiques distinctes de développement économique et politique (le « capitalisme » et la « société de marché ») ont permis à certaines économies nationales modernes d’échapper au piège malthusien de la pression démographique et de la stagnation économique, avant de se rejoindre dans la globalisation contemporaine. Le capitalisme est la voie que l’Occident a suivie et la société de marché est la voie qui a été suivie par la Chine. Mais dans « Historical Capitalism, East and West » (dans Giovanni Arrighi, Takeshi Hamashita, Mark Selden (dir), The Resurgence of East Asia, 500, 150 and 50 Years Perspective, Routledge, 2003, p. 259-333), Giovanni Arrighi va plus loin et dresse plusieurs parallèles entre la situation économique de l’Europe et celle de l’Asie du Sud-Est (rôle des diasporas, des « compagnies » et de l’initiative privée). Il en conclut qu’il ne fait aucun doute que des organisations capitalistes comparables à l’Europe ont pu émerger et ont émergé en Asie de l’Est également.

Une originale duale du capitalisme, née de deux trajectoires différentes après le bouleversement du monde au XIIIe siècle

Giovanni Arrighi a repris (tout en la modifiant en partie) la perspective d’Andre Gunder Frank : s’il rejette lui aussi l’eurocentrisme et défend une vision ré-orientée de l’économie globale, il contredit cependant quelques commentaires de Frank sur la soudaineté de la grande divergence.

Comment l’explique-t-il ? Par un long raisonnement inspiré par la création du système-monde afro-eurasiatique à partir du XIIIe siècle (Janet Abu-Lughod) et par « l’auto-renforcement » dont on fait preuve ensuite les Etats-nations européens à l’époque moderne (William McNeill).

L’économie centrée sur l’Europe au XIXe siècle ne s’est pas faite en un jour, ni même en un siècle. Comme l’a montré Janet Abu-Lughod, les prémices se trouveraient dans le système-monde à partir des invasions mongoles, entre 1250 et 1350. La transformation de l’économie-monde afro-eurasiatique est un long processus qui remonte jusqu’à six cents ans en arrière.

Les réponses des Etats à l’impact des conquêtes mongoles ont été multiples. Giovanni Arrighi en relève cependant deux principales : celle des Etats européens au XIIIe et au XIVe siècle et celle de la Chine des Song du Sud (XIIe-XIIIe siècles) puis des Ming (XIV-XVe siècles)1. Pour les périodes suivantes, il observe également la place de l’Asie de l’Est dans le système capitaliste dominé par le Royaume-Uni au XIXe siècle, puis par les Etats-Unis au XXe siècle.

1) La trajectoire européenne : les formes et les acteurs du capitalisme d’initiative privée et la concurrence perpétuelle de l’auto-renforcement de l’Etat militaro-fiscal

Pour les Européens, l’effondrement du système mondial du XIIIe siècle après la prise de Bagdad par les Mongols en 1258 a déclenché une lutte d’un siècle entre les cités-Etats maritimes qui avaient le plus bénéficié d’un contrôle monopolistique sur le commerce européen avec l’Orient et en dépendaient le plus. Dans un premier temps, ces luttes ont abouti à un resserrement du contrôle vénitien, génois et arabe sur ce commerce. Au fil du temps les luttes ont reçu un nouvel élan de l’entrée en concurrence des Etats nationaux émergents (Empire ottoman, royaumes ibériques) et ont abouti à la découverte accidentelle des Amériques par les Européens et à la formation de multiples empires d’outre-mer2.

Les transformations politiques et militaires du monde méditerranéen à la fin de l’époque médiévale (victoire de Venise contre Gênes dans la « guerre de Cent Ans italienne », guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre, expulsion des Maures de la péninsule ibérique, prise de Constantinople par les Ottomans…) ont provoqué le développement de diasporas dans tout l’Occident. Les diasporas (juives, génoises, florentines et allemandes par exemple) ont été les acteurs « invisibles » du contrôle des sources les plus prolifiques du capital mobile en Europe, dont la valeur s’est considérablement accrue après l’arrivée des métaux précieux d’Amérique. La concurrence intense entre les Etats pour le capital mobile a créé des opportunités uniques pour le décollage d’une dynamique capitaliste en Europe. D’une part, la concurrence des Etats pour contrôler le capital mobile a renforcé l’importance des négociants privés ; d’autre part, les Etats ont créé les conditions pour permettre à leurs négociants nationaux ainsi qu’aux aubains de développer des échanges mercantilistes qui leur apportent en retour des revenus substantiels issus des réalisations lucratives entreprises par leur propre classe marchande.

Ainsi, les communautés d’affaires ethniques transnationales ont joué un rôle dissimulé mais fondamental dans la naissance du capitalisme en Europe. Arrighi décrit longuement l’influence des négociants génois « from behind » à l’intérieur des territoires ibériques. Ce leadership, largement invisible, constituait un accord tacite d’échanges entre les négociants et les pouvoirs politiques pendant les soixante-dix années que Fernand Braudel appelle « l’âge des Génois » (1557-1627). Dans cette relation, les dirigeants ibériques se sont spécialisés dans la recherche très visible du pouvoir et l’organisation de l’expansion à l’étranger, tandis que la diaspora capitaliste génoise s’est spécialisée dans la recherche moins visible des profits et la transformation des produits de l’expansion à l’étranger en argent et en crédit. Pendant cette période, « it was not the Potosi silver mines, but the Genoese fairs of exchange which made it possible for Philip II to conduct his world power policy decade after decade » (Richard Ehrenberg).

Au cours du siècle suivant, les Etats en cours de modernisation cherchent à prendre le contrôle de l’influence « from behind » des négociants qui ont facilité leur propre enrichissement. L’instrument de ce contrôle devient l’octroi d’une charte à des compagnies commerciales à qui l’Etat garantit le monopole du commerce en échange d’une participation aux profits sans courir de risque.

  • Dès 1600, la Couronne Britannique crée la Compagnie britannique des Indes Orientales (la future East India Company) et lui confère un monopole du commerce dans l’océan Indien pour 20 ans.
  • L’année suivante, les marchands normands de Laval, Saint-Malo et Vitré fondent la Compagnie française des mers orientales et reçoivent des lettres patentes (elle inspire la création de la Compagnie française pour le Commerce des Indes Orientales par Colbert en 1664).
  • En 1602, les Provinces-Unies fondent la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie) qui dispose elle aussi d’un monopole de commerce dans l’océan Indien.
  • En 1621 est créée la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (Geoctroyeerde Westindische Compagnie) qui monopolise le commerce avec les Amériques.

La Couronne britannique multiplie les chartes octroyées à des compagnies dans les Treize Colonies et la France de Colbert multiplie les compagnies dont la durée de vie n’est pas toujours une réussite. Néanmoins, le succès des compagnies à charte initie une course des Etats pour encadrer le commerce impérial au XVIIe et au XVIIIe siècle.

L’Atlantique devient rapidement le principal théâtre des luttes concurrentielles engendrées par cette course. Mais l’Asie reste l’arbitre involontaire de la lutte européenne.

2) La trajectoire asiatique : l’empire-monde tributaire dominé par la Chine et la dissimulation des réseaux commerciaux lucratifs diasporiques

En Asie de l’Est, la situation est différente tout en étant comparable sur quelques points. Depuis l’époque des Song (960-1276), le commerce privé outre-mer avait prospéré et transformé la nature du commerce lui-même. Le système tributaire classique est décrit par le terme chinois de « chao-gong » qui est une forme de don/contre-don ou de « service inégal » : « chao » signifie l’acte de soumission par lequel les Etats vassaux ont cherché à être reconnus par l’Etat central, tandis que « gong » signifie les offrandes précieuses des Etats vassaux à l’Etat central (il s’agit d’une taxe imposée par la coercition). Le tribut consiste parfois en argent, mais le plus souvent en marchandises précieuses apportées en espérant que leur valeur contentera les représentants du prince. C’est la conséquence et la traduction de la dépendance des Etats et des peuples de l’Asie du Sud-Est à une paix et à un « ordre mondial » chinois. Selon les termes de Charles Tilly, le « mariage du capital et de la coercition » a fixé les limites à l’intérieur desquelles les réseaux commerciaux se sont développés.

capitalisme asiatique

Cependant, depuis l’établissement d’un système fiscal unifié sous les dynasties Qin et Han, les relations tributaires entre la cour impériale chinoise et ses Etats vassaux n’incluaient plus la collecte d’un impôt. Au contraire, surtout après la dynastie Tang, et à la seule exception de la dynastie Yuan, les Etats vassaux n’offraient à la cour impériale que des cadeaux symboliques et recevaient en retour des cadeaux beaucoup plus précieux. Ce qui était nominalement un « tribut » était en fait une transaction à double sens motivée par les intérêts symboliques ou matériels des Etats vassaux et centraux, une transaction à double sens dans laquelle les vassaux bénéficiaient souvent économiquement beaucoup plus que l’Etat central.

Dans l’ordre centré sur la Chine (Pax Sinica), les Etats tributaires envoyaient périodiquement des missions de tribut à la capitale chinoise, et chaque fois que les dirigeants des Etats tributaires changeaient, la Chine envoyait un émissaire pour reconnaître officiellement le nouveau dirigeant. En période d’instabilité, les forces chinoises intervenaient parfois pour soutenir ou consacrer un dirigeant.

Les relations d’hommage n’étaient pas seulement politiques, mais impliquaient également des relations économiques et commerciales. En échange des cadeaux apportés à la cour chinoise, les porteurs de tribut recevaient des textiles en soie et d’autres marchandises de l’empereur. Des commerçants spécialement agréés accompagnant l’envoyé se livraient à des transactions commerciales à des endroits désignés de la capitale3. De plus, plus de dix fois plus de marchands que ces commerçants spéciaux échangeaient des marchandises avec des marchands locaux.

Ainsi, bien que la Chine soit un empire-monde qui centralise un système tributaire très étendu géographiquement et très diversifié en produits, le volume du commerce privé a progressivement augmenté au fil du temps. En conséquence, l’objectif principal du commerce de tribut en est venu à être la recherche de profits par le biais du commerce dissimulé, lequel était accessoire aux yeux du système officiel.

Ici commence la comparaison avec l’Occident. Au XIIe siècle, le centre chinois lui-même a subi de manière récurrente des pressions analogues à celles qui ont alimenté la concurrence interétatique pour les capitaux mobiles en Europe. Des pressions de ce type ont contribué à la grande expansion du commerce maritime privé chinois pendant la période des Song du Sud (1127-1276).

Des travaux de la fin du XXe siècle ont modifié le paradigme de l’historiographie nationaliste classique en Chine. Ils ont démontré que les lourdes dépenses militaires et les réparations impliquées dans les guerres avec les peuples mongols aux frontières nord de la Chine ont incité la cour des Song à encourager le commerce maritime privé comme source de revenus. Cette source de revenus est devenue encore plus essentielle avec la perte de contrôle du Nord et de la route de la soie, et l’affaiblissement de la capacité de l’État à soutenir des monopoles gouvernementaux aussi rentables que le sel, la production de fer et de vin. L’administration des Song du Sud a encouragé la technologie de navigation chinoise en fournissant un soutien financier et technique aux constructeurs navals privés. Les jonques chinoises sont alors devenues les navires les plus avancés au monde. Leur conception leur permettait de naviguer à grande vitesse dans des mers turbulentes et les Chinois ont été les premiers à utiliser la boussole en navigation.

Enfin, la pression militaire et les pertes territoriales dans le nord ont provoqué une augmentation importante des migrations Nord-Sud vers les régions situées au sud du fleuve Yangzi. Ces régions plus chaudes étaient les plus propices à la culture du riz humide à haut rendement. Comme la population de ces régions augmentait rapidement, atteignant des densités beaucoup plus élevées que celles de l’Europe, la maîtrise des techniques de riziculture humide a conduit à ce que Mark Elvin a appelé la « révolution de l’agriculture ». L’efficacité de la riziculture humide pour garantir un approvisionnement alimentaire suffisant a permis aux agriculteurs d’augmenter la quantité et la variété des produits qu’ils cultivaient et commercialisaient et de s’engager dans des activités non agricoles.

Sous l’impact de l’encouragement de l’Etat et du développement de la culture du riz humide, le commerce maritime et l’économie de marché des régions côtières ont connu un long essor caractérisé par les progrès de la technologie de navigation, la consolidation de la Route de la soie maritime et l’essor des cités de Guangzhou, Quanzhou et des petites villes portuaires de la côte sud-est en tant que centres du commerce tributaire. Dans le même temps, le commerce maritime privé, reliant les régions côtières de la Chine et la mer de Chine méridionale, stimulé par la formation de communautés chinoises dans toute l’Asie du Sud-Est insulaire, a rapidement dépassé le commerce officiel ou tributaire pour devenir le mode dominant d’échange économique entre la Chine et l’Asie maritime.

Cette « révolution commerciale » a survécu à la chute des Song en 1276. Sous les Mongols Yuan (1277-1368), le soutien continu au commerce maritime privé et à la migration chinoise vers l’Asie du Sud-Est a conduit à la formation de réseaux commerciaux chinois d’outre-mer à travers les mers du Sud et l’océan Indien aussi étendus que n’importe lequel des réseaux européens contemporains.

Les Ming (1368-1644) ont développé un engagement beaucoup plus énergique que sous les Song et les Yuan dans un processus de création d’une économie nationale. C’est ce processus qui a jeté les bases de la position centrale sur le marché que la Chine a fini par occuper dans l’économie mondiale au « long » XVIe siècle. Ce même processus, cependant, a également abouti à un désengagement politico-militaire de la Chine impériale des régions maritimes environnantes : les expéditions lointaines menées par la flotte de l’amiral chinois Zheng Hue à partir de 1403 s’interrompent en 1433. Ce désengagement a été l’un des facteurs ayant facilité une présence européenne de plus en plus intrusive dans ces régions à partir de 1498 4.

Au début du XVIe siècle, la capacité du régime Ming à gouverner efficacement a été sérieusement sapée à l’intérieur par une corruption généralisée et des déficits budgétaires croissants. La dégradation interne s’est accompagnée d’une pression extérieure croissante : dans le Nord, l’expansion des Jurchens ; le long de la côte sud-est, l’expansion du commerce illégal qui contournait les collecteurs d’impôts Ming. Mené par des commerçants chinois et japonais armés (woku, ou « pirates japonais », selon la caractérisation du gouvernement chinois), le commerce illégal était activement encouragé par les seigneurs de guerre japonais locaux qui cherchaient à utiliser le commerce lucratif des produits chinois pour financer leurs luttes mutuelles5. Face à cette interlope, les Ming à court d’argent n’avaient plus les moyens d’exercer un contrôle militaire efficace sur les zones côtières du sud. Dans les années 1560, ils décident par défaut de lever les restrictions commerciales. Le commerce privé est redevenu la principale forme d’échange économique dans la région.

Ces diverses tendances (extension du commerce tributaire par l’Etat, expéditions maritimes lointaines, profusion des initiatives privées, piraterie…) se sont renforcées mutuellement, ce qui a entraîné une croissance explosive des troubles sociaux au milieu du XVIe siècle. Face à l’ingouvernabilité croissante de l’empire, les dirigeants Ming ont cherché à résoudre le problème de l’argent métallique. Cet important changement dans les politiques fiscales, monétaires et commerciales a été rendu possible et encouragé par l’afflux massif d’argent provenant du commerce extérieur, principalement d’abord avec le Japon, le principal fournisseur d’argent de la région, puis avec l’Europe et les Amériques. Ce n’est pas un hasard historique si ce changement a coïncidé avec la conquête espagnole des Philippines à la fin des années 1560 et l’ouverture des mines d’argent de Potosi dans les années 1570. Les expéditions espagnoles d’une grande partie de leur argent sud-américain vers leur base de Manille pour payer les exportations chinoises ont contribué à atténuer la crise fiscale des Ming et la pression croissante sur la paysannerie. En même temps, ils ont établi un nouveau lien commercial solide entre les régions d’Europe et d’Asie de l’Est. Du XVIe siècle jusqu’à une bonne partie du XVIIIe siècle, les trois quarts de l’argent du Nouveau Monde se sont retrouvés en Chine, un produit à la fois des exportations très compétitives de soie, de porcelaine et de thé de la Chine, et d’une soif chinoise d’argent qui a fait grimper les prix de l’argent à des niveaux deux fois supérieurs à ceux qui prévalaient dans d’autres parties du monde.

L’expansion du commerce intra et interrégional à la fin de l’ère Ming a stimulé la fortune non seulement des zones côtières de la Chine et de l’Asie de l’Est maritime, mais aussi des diasporas chinoises d’outre-mer. Au cours des deux cents premières années du règne des Ming, les réseaux commerciaux des Chinois d’outre-mer avaient continué à s’étendre, malgré les restrictions sur le commerce privé outre-mer et sur les migrations chinoises vers l’Asie du Sud-Est. Le commerce et la migration qui l’accompagne sont devenus le principal moyen de subsistance d’une partie importante de la population des régions côtières du sud-est de la Chine, la source de profits extraordinaires pour les marchands et la principale source de revenus pour les gouvernements locaux. Les marchands, artisans et marins chinois sont devenus des participants extrêmement vigoureux dans la construction d’un nouveau monde de commerce et de colonisation autour de la mer de Chine méridionale. A partir du XVe siècle, malgré les restrictions des Ming, les revers périodiques et les défis des musulmans et d’autres peuples des mers, les Chinois étaient les commerçants dominants dans toute la région de l’Asie de l’Est, certains établissant des réseaux commerciaux, commerciaux et financiers s’étendant jusqu’au niveau des villages à travers l’Asie du Sud-Est. Ils ont lié la Chine à un large éventail de partenaires embrassant un kaléidoscope de peuples et de cultures à travers l’Asie de l’Est, et ont fourni un flux constant d’envois de fonds vers les villages côtiers du sud-est qui ont engendré la migration et qui sont devenus à leur tour parmi les régions les plus riches, les plus productives et les plus prospères d’Asie de l’Est.

Le pouvoir des Chinois d’outre-mer a été consolidé par l’arrivée des Européens, qui, loin de freiner les activités des commerçants chinois, ont stimulé le commerce dans toute la région et au-delà en complétant l’approvisionnement japonais en argent et en reliant le commerce régional aux réseaux mondiaux. Contrairement aux dirigeants locaux, en outre, ils avaient peu de retenue pour contester l’autorité de la cour impériale chinoise. Ils ont ainsi apporté un soutien politique et militaire aux commerçants chinois qui ont contourné les restrictions imposées par le gouvernement chinois. Il en résulta une implication croissante des marchands chinois dans des activités de contrebande très rentables avec un encouragement européen actif.

Les Européens ont également détruit de nombreuses classes et réseaux commerciaux indigènes dans le but de consolider leur contrôle sur les ressources et les populations locales. De cette manière, ils ont ainsi renforcé la capacité des Chinois d’outre-mer, qui ont échappé à l’assaut, à monopoliser le rôle d’intermédiaires commerciaux entre les Européens et les politiques et sociétés de la région6. Et plus les réseaux commerciaux chinois devenaient précieux et exclusifs dans leur rôle d’intermédiaire, plus les Européens étaient incités à se faire concurrence pour obtenir la coopération des Chinois d’outre-mer. La formation d’une grande communauté marchande à Batavia au XVIIe siècle, par exemple, était le résultat de la politique néerlandaise délibérée, qui cherchait à obtenir un monopole total du commerce de l’Asie de l’Est et du Sud-Est en utilisant les réseaux commerciaux chinois déjà établis dans tout l’archipel malais, les côtes indochinoises et le Japon. Ils ont accueilli favorablement la coopération chinoise et ont essayé de les courtiser autant que possible loin des Portugais et des Espagnols. De cette façon, une chaîne de communautés chinoises soutenues par les Néerlandais s’est développée entre Batavia et des régions comme les Moluques à l’est, le Siam au nord et la Chine et le Japon au nord-est.

La richesse et le pouvoir des marchands chinois ont atteint de nouveaux sommets au cours de la transition du XVIIe siècle entre les Ming et les Qing. C’est à cette époque qu’une nouvelle comparaison avec la situation européenne devient possible. Au début du XVIIe siècle, la famille marchande Zheng a créé un empire maritime comparable à certains égards à l’empire néerlandais contemporain en Asie du Sud-Est. Dans les années 1620, leur puissance militaire et commerciale, centrée sur le Fujian et le Guangdong sur la côte sud de la Chine et s’étendant jusqu’à Taïwan, était telle qu’elle éliminait toute suprématie maritime que les Portugais avaient réussi à établir dans la région. Dans les années 1630, Zheng Zhilong, se faisant appeler « le roi de la Chine du Sud », avait pris le contrôle des vastes réseaux commerciaux qui reliaient la Chine côtière aux marchés lucratifs de l’Asie du Sud-Est. Utilisant les ressources et les contacts qu’il avait acquis en travaillant pour la VOC néerlandaise et en faisant du commerce avec les Portugais et les Espagnols, Zheng déploya des navires de guerre et des armes à feu de style européen pour dominer le commerce maritime, défier les collecteurs d’impôts et les forces navales Ming et défendre son royaume. À son apogée, les Zheng ont monopolisé le commerce de la soie et de la céramique et ont construit une sphère d’influence qui s’étendait du Guangdong et du Fujian au Japon, à Taïwan et à l’Asie du Sud-Est. En 1650, les Zheng avaient créé un Etat rebelle sur la côte sud-est. Mais, ne parvenant pas à vaincre les Mandchous, en 1662, ils se retirèrent à Taïwan, expulsèrent les Hollandais et fondèrent le royaume de Taïwan. Un ancien gouverneur néerlandais de Taïwan colonial en 1675 a comparé l’essor des Zhengs en tant que puissance maritime à l’essor des Néerlandais en Europe un siècle plus tôt. Après avoir observé qu’en commercialisant les marchandises japonaises à l’étranger, la VOC suivait les traces des Zheng, Chumei Ho a affirmé avec une certaine raison que « The Zheng networks of commercial and political intelligence must have been at least as effective as those of either of its main enemies, the Manchus and the Dutch . . . Arguably, the Zheng organization had some of the same traits as the VOC »7.

Tout aussi important, l’empire maritime Zheng a été dès le début un acteur clé dans la lutte dynastique en cours en Chine continentale. Allié respecté des Ming au début de la lutte (lorsque de nombreux membres de la famille Zheng sont devenus officiers et généraux de l’armée Ming) Zheng Zhilong a tenté de changer de camp après l’entrée de l’armée Qing dans le Fujian en 1647. La tentative échoua, car les Qing répondirent aux ouvertures de Zheng Zhilong en l’emprisonnant et finalement en l’exécutant. Mais sous Zheng Chenggong (le célèbre Koxinga), le pouvoir des Zheng atteint de nouveaux sommets jusqu’à leur chute en 1683.

3) Conclusions et interprétations

Selon toute vraisemblance, ces deux réponses radicalement différentes et leur interaction mutuelle ont constitué le primum mobile de la réorganisation et de la revitalisation de l’économie mondiale au cours du « long » XVIe siècle. Ils ont propulsé les systèmes interétatiques centrés sur l’Europe et la Chine le long de trajectoires de développement divergentes.

La trajectoire du système historique centré sur la Chine a été celle d’une spécialisation croissante dans la création de l’économie nationale par le biais d’un élargissement et d’un approfondissement des marchés intérieurs et des divisions du travail, non seulement en Chine, mais aussi au Japon et dans d’autres Etats du système commercial centré sur la Chine. C’est ce type de trajectoire qui a fait de la Chine du début du XVIIIe siècle le pays le plus peuplé et le plus prospère du monde. Mais c’est cette même trajectoire qui a progressivement entraîné les économies d’Asie de l’Est dans un piège d’équilibre de haut niveau (« high-level-equilibrium trap »).

La trajectoire européenne, en revanche, a été celle d’une spécialisation croissante dans les activités de guerre à une échelle géographique toujours plus étendue. L’Etat de justice et l’organisation féodale du Moyen Age se sont transformées en un Etat moderne militaro-fiscal avancé. Comme l’a supposé William McNeill (The Pursuit of Power : Technology, Armed Force, and Society Since AD 1000, Chicago University Press, 1982), les Etats européens se sont lancés dans un cycle d’auto-renforcement militaire, économique et politique, renforcés par la diplomatie des Congrès (Westphalie 1648, Utrecht 1713, Vienne 1815, Versailles 1919) aux dépends des autres peuples de la Terre.

Pour Arrighi, c’est ce cycle d’auto-renforcement qui est le facteur manquant de l’argumentation d’Andre Gunder Frank. Il fournit une explication beaucoup plus plausible que la révolution industrielle de Frank induite par la seule grande divergence entre la trajectoire européenne et la trajectoire asiatique au recentrage éventuel de l’économie mondiale sur l’Europe. Pour Arrighi, la révolution industrielle qui importait vraiment d’un point de vue mondial (c’est-à-dire le décollage de la production de masse dans les industries lourdes et l’introduction et la diffusion ultérieures des chemins de fer et des bateaux à vapeur) était principalement le résultat d’une escalade de la course aux armements intra-européenne, financée en grande partie par des ressources extra-européennes8.

Une autre lecture de la « grande divergence »

La question de la « grande divergence » peut alors être posée autrement que l’a fait l’Ecole de Californie, reprise par Frank. Entre 1793 et 1815, Frank définit la grande divergence comme une pénurie de capital et un excédent de main-d’œuvre à l’Est et une pénurie de main-d’œuvre et un excédent de capital à l’Ouest. Ces processus étaient en effet à l’œuvre, d’abord pour créer les conditions préalables, puis pour soutenir la révolution industrielle dans l’Ouest. Mais cette bifurcation elle-même ne peut être comprise qu’à la lumière des trajectoires divergentes des systèmes interétatiques européens et asiatiques au cours des trois ou quatre siècles précédents9.

Le cycle d’auto-renforcement des Etats européens a engendré une intense concurrence politico-militaire qui a elle-même créé la soupape de sécurité qui manquait à l’économie asiatique : l’aventure militaire et coloniale a permis de s’emparer par la force d’un capital plus important tout en évacuant hors du marché européen la main d’œuvre quand elle devenait trop abondante. Cette soupape de sécurité a fourni aux Etats européens des débouchés pratiquement illimités pour l’affectation lucrative de la population excédentaire à la conquête, à la colonisation et à l’approvisionnement de leurs domaines d’outre-mer en expansion.

Pour Arrighi, les Etats asiatiques ont eux aussi été en compétition l’un avec l’autre, mais la nature de cette compétition était très différente. La Chine occupait une position hégémonique beaucoup plus stable dans le système interétatique de l’Asie de l’Est que n’importe quel Etat dans le système européen. Il n’y a pas eu de développement d’un « Etat militaro-fiscal » (John Brewer) au contraire de l’Europe.

La réponse apportée par Arrighi à la « Grande Divergence » est donc différente de celle de Frank : la domination de l’Asie entre 1450 et 1750 ne repose pas sur une « économie-monde basée sur l’étalon-argent » (« silver-standard world economy ») puisque certainement en Chine, et à des degrés divers dans le reste de l’Asie, l’accumulation d’excédents monétaires en tant que fin en soi (ou, plus précisément, en tant que source de pouvoir à part entière), bien qu’elle soit indubitablement présente, n’a jamais acquis l’importance systémique alors qu’elle était indubitablement présente, n’a jamais acquis l’importance systémique qu’elle a eue en Europe.

Elle est également différente de celle de Kenneth Pomeranz et de Roy Bin Wong : les deux conditions qui ont rendu l’accumulation d’excédents monétaires si rentable en Europe (une concurrence interétatique intense pour les capitaux mobiles et un élargissement géographique constant du rayon d’action européen) n’existaient tout simplement pas en Asie. En conséquence, l’accroissement de la richesse nationale et l’excédent persistant de la balance des paiements n’étaient pas associés à une tendance systématique à générer un excédent de capital et à la panoplie d’institutions financières nécessaires pour mobiliser et investir de manière rentable un tel excédent. En Europe, en revanche, l’intense compétition politico-militaire qui, dès le début, a opposé les puissances les unes aux autres a été un ingrédient essentiel de la reproduction élargie de la dynamique capitaliste (braudélienne) qui a engendré de manière récurrente un surplus toujours croissant de capital au sein du système régional européen. Cet excédent de capital toujours croissant, à son tour, a fourni à la fois les moyens et les incitations de nouveaux cycles de compétition politico-militaire à une échelle géographique toujours plus grande. Directement et indirectement, ce cycle auto-renforcé d’accumulation de capital et d’expansion territoriale a été le principal moteur des innovations technologiques et organisationnelles (y compris les révolutions industrielles) qui ont finalement permis au système européen de dominer le monde.

Le cycle d’auto-renforcement politique, militaire et territorial de McNeill a donné lieu à un autre cycle d’auto-renforcement complémentaire dans le monde de la haute finance. C’est-à-dire que la concurrence interétatique pour le capital mobile à une échelle géographique toujours plus vaste a soutenu, et a été à son tour entretenue par l’accumulation d’un excédent de capital toujours croissant et la formation de réseaux financiers de plus en plus étendus et denses.

C’est le développement combiné de ces cycles européen et asiatique qui se renforcent d’eux-mêmes au cours de plusieurs siècles, qui expliquerait le mieux le recentrage de l’économie mondiale au XIXe siècle sur l’Europe auparavant périphérique et marginale10.

Le développement particulier de l’histoire du capitalisme asiatique dans le cadre d’un empire-monde chinois qui influe sur son aire d’influence régionale par l’animation d’un système tributaire

L’une des approches originales de Giovanni Arrighi est de mettre en évidence l’existence d’un capitalisme dans les deux régions concernées, quand les autres historiens (y compris Wallerstein) ne voient le capitalisme que comme l’instrument de la domination européenne. Sur ce point, Arrighi a corrigé sa propre opinion à plusieurs reprises.

Dans The Long Twentieth Century. Money, Power and the Origins of Our Times (Verso, 1994), Giovanni Arrighi avançait plusieurs raisons pour expliquer pourquoi le capitalisme est devenu un mode de production dominant en Europe depuis le XVIe siècle :

1) la compétition des Etats centralisés, relativement faibles, pour un capital mobile a permis à un pouvoir capitaliste concentré de dicter ses conditions. Le système de relations instaurées entre les cités-États méditerranéennes médiévales est devenu un modèle pour les Etats qui se modernisent à la fin du Moyen Age ;
2) la compétition militaire entre des Etats européens a favorisé des avancées technologiques et organisationnelles qui ont induit la poussée expansionniste du système-monde moderne. A la fin du XVe siècle, le contournement par l’Europe des « trois corridors centraux » (Asie centrale, golfe Persique, mer Rouge) du système-monde eurasien conduit à de nouvelles relations transatlantiques ;
3) l’exploitation de l’or, de l’argent et des terres des Amériques ainsi que la traite des esclaves africains ont constitué le soubassement de l’essor capitaliste européen. Les Etats européens ont construit un nouveau système-monde sur les Amériques et une partie de l’Afrique.

Selon lui, le capitalisme ne pouvait pas se développer en Asie parce que la Chine imposait un système de tributs aux autres Etats. Pour dominer, l’Etat impérial chinois a empêché l’initiative privée de naître et de croître en Chine. Une différence essentielle entre les dynasties chinoises et les régimes européens était liée à la plus grande influence en Europe que les capitalistes avaient sur la politique de l’Etat dans les principaux Etats centraux hégémoniques.

Par la suite, Arrighi a nuancé ses propos quant à l’opposition radicale entre système monde capitaliste européen et système impérial tributaire chinois. Dans Adam Smith in Beijing : Lineages of the Twenty-First Century (Verso, 2007), il revisite les classiques de l’économie politique pour expliquer la montée de l’Occident, son éclipse de la Chine au XIXe siècle, la montée et le déclin de l’hégémonie américaine au XXe siècle et la récente montée de la Chine vers une plus grande centralité dans l’économie mondiale. La lecture des travaux des historiens chinois, ainsi que ceux de Fernand Braudel, d’Andre Gunder Frank et de l’Ecole de Californie lui ont révélé que le régime impérial n’a jamais empêché le développement des marchands privés sous les Song, les Yuan, même les Ming et surtout à la fin de la dynastie Qing.

Arrighi néglige les « modes de production » de Frank, jugés trop schématiques, et préfère s’inspirer des structures économiques braudéliennes : dans la typologie de Braudel, le « capitalisme » occupe la couche supérieure et se compose des participants au commerce qui s’approprient systématiquement les plus gros profits, quelle que soit la nature particulière des activités (financières, commerciales, industrielles ou agricoles) dans lesquelles ils sont impliqués. Cette couche présuppose l’existence d’une couche inférieure (intermédiaire) : l’« économie de marché » constituée de participants réguliers à des activités d’achat et de vente dont les récompenses sont plus ou moins proportionnelles aux coûts et aux risques liés à ces activités. Enfin, au bas de la hiérarchie se trouve l’« économie non marchande » du troc et de l’autosuffisance, composée d’individus et d’organisations qui ne participent que par intermittence (ou pas du tout) à l’achat et à la vente, mais dont les activités sont directement ou indirectement une source importante de vitalité pour les couches supérieures11.

Dans Adam Smith in Beijing, Arrighi a continué de caractériser les dynasties chinoises comme des empires tributaires. Mais il les décrit comme de plus en plus « commercialisées », c’est-à-dire ouvertes au négoce avec les puissances voisines. Au XIVe et au XVe siècle (avant les mesures isolationnistes des Ming), les réseaux commerciaux chinois de don-contre don animaient l’ensemble de la « Méditerranée asiatique » de la mer du Japon à la mer des Célèbes et à l’océan Indien. Des marchands, souvent liés au pouvoir politique, usaient de leurs missions d’ambassadeurs pour tisser des liens et établir des connexions durables dans les ports d’Hirado, d’Okinawa, de Malacca, de Luçon, de Ryukyu, de Corée… A l’occasion, les marins chinois jouent également le rôle de « pirates », de « brigands » (wakou) ou de contrebandiers autorisés par l’Etat impérial pour renforcer le contrôle des espaces maritimes.

Le système tributaire a donc également tissé un réseau dense de marché noir en Asie. L’Etat lui-même participait à ce système en fermant les yeux sur les pratiques de ses sujets. Cette ouverture (parfois non-contrôlée) au libre-échange a donc été bénéfique à une classe de négociants privés qui ont profité des difficultés politiques et militaires de l’Etat impérial pour s’emparer d’une place interstitielle mais très importante et rapidement tolérée par l’Etat qui en tire des revenus fiscaux avantageux. Les autres nations commerçantes de la région ont reproduit les mêmes pratiques, ce qui a contribué à créer un profitable à tous (dans le Japon féodal, c’est-à-dire avant la prise du pouvoir par Toyotomi Hideyoshi à la fin du XVIe siècle, les seigneurs locaux (daimyos) étaient à la fois des seigneurs terriens qui administraient leur domaine et en garantissaient la sécurité avec leurs samouraïs, mais aussi des seigneurs maritimes qui soutenaient la piraterie et la contrebande pour accroître leurs ressources et financer leurs rivalités avec les autres daimyos)12. Dans ce contexte, il n’y a pas eu de véritable concurrence entre les Etats, ce qui n’a pas enclenché le processus d’auto-renforcement qu’a connu l’Europe au même moment. Les cités-Etats maritimes, si elles se sont autonomisées un moment, ne sont jamais parvenues à la puissance qu’ont connues Venise et Gênes en Méditerranée13.

Les racines asiatiques de l’hégémonie britannique mondiale au XIXe siècle

Dans « Historical Capitalism, East and West » (dans Giovanni Arrighi, Takeshi Hamashita, Mark Selden (dir), The Resurgence of East Asia, 500, 150 and 50 Years Perspective, Routledge, 2003, p. 259-333), Giovanni Arrighi, Po-Keung Hui, Ho-Fung Hung, Mark Selden avancent trois arguments pour démontrer les racines asiatiques de l’hégémonie globale du Royaume-Uni au XIXe siècle.

1) le tribut extorqué à l’Inde n’était pas uniquement un « avantage compétitif » sur les marchés des matières premières mais bien un pilier essentiel à la capacité de la Grande-Bretagne à occuper et à conserver pendant plus d’un siècle la position de centre politique et économique du système européen mondialisé ;
2) la nécessité de faciliter le transfert du tribut indien au centre britannique a rendu indispensable l’assaut mené par les Britanniques contre le système de commerce de tribut centré sur la Chine ;
3) si au début, l’hégémonie britannique a entraîné des conséquences désastreuses, au fil du temps, cependant, elle a créé des conditions propices à la renaissance économique de l’Asie de l’Est à la fin du XXe siècle.

Les auteurs résument ainsi le développement de l’hégémonie britannique au XIXe siècle : dans les premiers stades de la révolution industrielle, les principaux fabricants de textiles londoniens et provinciaux s’étaient aventurés dans l’approvisionnement direct en coton brut aux Etats-Unis et aux Antilles. Après la fin des guerres napoléoniennes, cependant, ils ont trouvé plus rentable de se spécialiser dans la production nationale et dans l’industrialisation domestique, laissant l’achat d’intrants et la vente de produits entre les mains d’entreprises spécialisées qui ont encouragé et financé la formation de réseaux de commissionnaires et de petits marchands véritablement mondiaux. Au tournant des XIXe et XXe siècles, le système britannique d’entreprises était plus que jamais un ensemble d’entreprises familiales hautement spécialisées maintenues ensemble par un réseau complexe de transactions commerciales – un réseau centré sur la Grande-Bretagne mais couvrant le monde entier.

La compétitivité mondiale des entreprises britanniques n’est pas due à une spécificité de ses unités, mais à la nature mondiale des réseaux commerciaux britanniques qui redessinent une nouvelle organisation du système monde. Comme l’a souligné Melvin Copeland (The Cotton Manufacturing Industry of the United States, 1966) en se référant en particulier à l’industrie cotonnière, la structure fragmentée des entreprises britanniques impliquait des coûts de transaction très élevés. Néanmoins, ces coûts de transaction élevés ont été plus que compensés par les avantages d’être situés au centre de réseaux denses de spécialistes connectés aux marchés du monde entier par un réseau commercial très flexible. L’une des explications principales de cette domination britannique repose sur le développement du « gentlemanly capitalism » (Peter Cain, Anthony Gerald Hopkins14), ce qui fait écrire à Eric Hobsbawm que « [Britain’s] finance triumphed, her services as shipper, trader, insurance broker, and intermediary in the world’s system of payments, became more indispensable. Indeed, if London ever was the real economic hub of the world, the pound sterling its foundation, it was between 1870 and 1913 »15.

Au fur et à mesure que les concurrents étrangers développaient des techniques de production, les entreprises britanniques pouvaient relever le défi en se spécialisant davantage dans les activités à forte valeur ajoutée associées au rôle de la Grande-Bretagne en tant qu’entrepôt central du commerce et de la finance mondiaux.

Le rôle de la Grande-Bretagne en tant qu’entrepôt central du commerce et de la finance mondiaux qui sous-tendait la compétitivité des entreprises britanniques était le résultat d’un long processus. Elle trouve son origine dans la suprématie croissante de la Grande-Bretagne dans le commerce colonial européen et outre-mer au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, mais n’est devenue véritablement mondiale que lorsque la Grande-Bretagne a libéralisé unilatéralement son commerce. Dans les vingt années qui suivirent l’abrogation des Corn Laws en 1848 et des Navigation Acts en 1849, près d’un tiers des exportations du reste du monde allèrent à la Grande-Bretagne. Les importations massives et en expansion rapide ont réduit les coûts des fournitures vitales en Grande-Bretagne, tout en fournissant au reste du monde les moyens de paiement pour acheter des produits manufacturés britanniques. Un nombre important et croissant d’États et de territoires ont ainsi été « mis en cage » dans une division du travail à l’échelle mondiale qui a renforcé l’intérêt de chacun à participer au marché mondial centré sur la Grande-Bretagne, d’autant plus que ce marché est devenu pratiquement la seule source d’intrants critiques et le seul débouché pour disposer de manière rémunératrice des produits.

Mais si le libre-échange unilatéral a permis à la Grande-Bretagne de consolider et d’étendre son rôle d’entrepôt commercial et financier central du monde, c’est son empire d’outre-mer qui a fourni à la Grande-Bretagne la flexibilité et les ressources nécessaires pour continuer à étendre l’influence du marché mondial centré sur la Grande-Bretagne et pour pratiquer le libre-échange unilatéralement malgré les déficits persistants de sa balance commerciale.

L’abondance de liquidités qui s’accumulait ou passait par les mains britanniques était un instrument puissant dans la lutte concurrentielle. Les financiers britanniques ont maîtrisé l’art de ne tenter que très peu d’investissements aveugles ou hasardeux. Si la moitié des actifs de la Grande-Bretagne se trouvait à l’étranger et qu’environ environ 10 % de son revenu national était constitué d’intérêts sur les investissements étrangers en 1914, les sommes investies ont permis la construction de chemins de fer britanniques aux États-Unis, et a fortiori dans les pays du Commonwealth et de l’empire britannique, a contribué à l’ouverture de ces vastes masses continentales et au développement des secteurs d’exportation des produits primaires… pour la Grande-Bretagne. Peter Mathias note en 1969 que « The complex of activities into which capital lending fitted can be most clearly seen in such a case as China where the British firm Jardine Matheson was in the lead. They organized the raising of loans to Chinese provincial governments (on which they took the margin). They supplied the railways at a profit, sometimes shipped the equipment on their own shipping lines, which brought in freight charges, and supplied equipment and arms to the contestants in the wars whose strategy was being shaped by the railways »16.

L’Inde britannique était essentielle à ces deux égards. Les énormes ressources démographiques de l’Inde ont renforcé la puissance mondiale de la Grande-Bretagne, tant sur le plan militaire que financier. Militairement, l’Inde était une caserne anglaise dans les mers orientales d’où les Britanniques pouvaient tirer n’importe quel nombre de troupes sans les payer. Entièrement payées par les contribuables indiens, ces troupes étaient organisées dans une armée coloniale de style européen et utilisées régulièrement dans la série interminable de guerres (soixante-douze campagnes distinctes entre 1837 et 1900) par lesquelles la Grande-Bretagne a ouvert l’Asie et l’Afrique au commerce, aux investissements et à l’influence occidentaux. Cette armée de Cipayes était la principale force coercitive derrière l’internationalisation du capitalisme industriel17.

La main-d’œuvre militaire n’était pas le seul type de tribut que l’East India Company tirait de l’Inde. Le contrôle de la Banque d’Angleterre sur les réserves de change de l’Inde ont fait de l’Inde le « pivot » de la suprématie financière et commerciale mondiale de la Grande-Bretagne au travers de sa dernière grande compagnie à monopole. Le déficit de la balance des paiements de l’Inde avec la Grande-Bretagne et son excédent avec le reste du monde ont permis à la Grande-Bretagne de régler son déficit de compte courant avec le reste du monde. Sans la contribution forcée de l’Inde à la balance des paiements de la Grande-Bretagne impériale, il aurait été impossible pour cette dernière d’utiliser les revenus de ses investissements à l’étranger pour d’autres investissements à l’étranger et de redonner au système monétaire international les liquidités qu’elle a absorbées comme revenus d’investissement. 

En résumé, pour les trois auteurs, le système capitaliste mondial du XIXe siècle, centré sur le Royaume-Uni, reposait du début à la fin sur le tribut de l’Inde. C’est le tribut de l’Inde (levé par l’EIC) qui a rendu possible la multiplication par six des dépenses publiques britanniques qui, en 1792-1815, a jeté les bases de la suprématie britannique dans les industries des biens d’équipement au cours du demi-siècle suivant. Et c’est la soumission de l’Inde qui a consolidé la centralité de la Grande-Bretagne dans les processus d’accumulation du capital à l’échelle mondiale lorsque sa suprématie industrielle a commencé à décliner. Le tribut et le commerce étaient donc aussi étroitement liés dans le système mondial centré sur le Royaume-Uni que dans le système régional centré sur la Chine. La différence est que le tribut que l’Inde a payé à la Grande-Bretagne (d’abord sous forme de pillage pur et simple, puis, de plus en plus, sous la forme de main-d’œuvre militaire et de moyens de paiement) était une forme d’imposition imposée de manière coercitive qui n’avait pas d’équivalent dans le système de l’Asie de l’Est.

La mobilisation et le déploiement du tribut indien à l’échelle requise pour reproduire et consolider cette capacité présentaient toutefois des problèmes difficiles. C’est précisément ce défi qui a poussé la Grande-Bretagne à se heurter à la Chine lors des deux guerres de l’opium du milieu du XIXe siècle. La nécessité d’étendre le commerce entre l’Inde et la Chine afin de faciliter les opérations de revenus entre l’Inde et l’Angleterre a été dès le début le principal stimulant de l’expansion du commerce de l’opium. Dès 1786, Lord Cornwallis, alors gouverneur général de l’Inde, considérait l’expansion du commerce entre l’Inde et la Chine comme essentielle pour payer au moins en partie les exportations chinoises de thé et de soie vers la Grande-Bretagne et d’autres pays européens et, surtout, comme le seul moyen de transférer le vaste tribut du Bengale à l’Angleterre sans lourdes pertes dues à la dépréciation des changes. Lorsque l’abrogation du monopole commercial de l’Inde a incité la Compagnie des Indes orientales à redoubler d’efforts pour promouvoir la contrebande d’opium en Chine, les expéditions ont rapidement augmenté (plus de trois fois entre 1803-1813 et 1823-1833).

Le développement étonnant des entreprises capitalistes privées dans un empire-monde

A partir des années 1830, en Chine, l’EIC mène une existence de plus en plus précaire : en métropole, les partisans du libre-échange font des progrès significatifs grâce à des associations et des campagnes politiques anti-Corn Laws ; en 1833, l’abolition du monopole commercial de la Compagnie en Chine accélère le déclin de l’EIC, avant que la Compagnie ne se voit retirer le contrôle de l’Inde par la Couronne britannique après la Révolte des Cipayes en Inde en 1857. Les compagnies à monopole sont rapidement remplacées par une forme familiale du capitalisme. Ce système plus flexible d’entreprises compétitives consistait en des réseaux d’entreprises privées, y compris dans le monde chinois des Qing.

L’abrogation enhardit encore plus les partisans du libre-échange, qui continuèrent à faire campagne pour mettre fin aux restrictions que le gouvernement chinois imposait à leur liberté d’action. Tout au long de la première moitié du XIXe siècle, l’opium était la seule entrée possible de l’Occident sur le marché chinois. L’opium était surtout la seule marchandise capable de contenir l’hémorragie d’argent de l’Occident vers la Chine. D’un point de vue britannique, la principale signification des ventes britanniques d’opium indien à la Chine résidait dans le rôle que ces ventes jouaient pour faciliter le transfert du tribut indien vers la métropole. Le gouvernement chinois, pour sa part, loin de céder aux pressions britanniques, s’empressa de réprimer le commerce de l’opium. Le commerce de l’opium a entraîné une dépendance de nombreux toxicomanes chinois, provoquant un affaiblissement de la population, mais il a eu aussi des effets politiques et économiques très perturbateurs sur l’Etat chinois. Les revenus de la contrebande d’opium se répercutaient sur les fonctionnaires chinois dont la corruption nuisait gravement à l’exécution de la politique officielle dans tous les domaines et alimentait directement et indirectement les troubles sociaux. Dans le même temps, le commerce a provoqué une fuite massive et croissante de l’argent de la Chine vers l’Inde. Comme le soulignait l’édit impérial de 1838 en annonçant la décision de détruire le commerce, les effets de la ponction sur l’intégrité financière et fiscale de l’État chinois (et, par conséquent, sur sa capacité à tenir le centre du système régional de l’Asie de l’Est) ont été dévastateurs.

Le gouvernement chinois a souhaité réprimer la contrebande d’opium. Mais n’ayant pas réussi à persuader le gouvernement britannique de coopérer à la répression du trafic au nom du droit international et de la moralité commune, il procéda à la confiscation et à la destruction de l’opium de contrebande et à l’incarcération de certains contrebandiers en 1839. Cette opération policière a été dénoncée au Parlement britannique comme un crime pervers. Après une première guerre de l’opium désastreuse, une explosion de rébellions majeures et une deuxième guerre tout aussi désastreuse avec la Grande-Bretagne, la Chine a pratiquement cessé d’être le centre d’un « monde en soi » (le système-monde régional de l’Asie de l’Est) pour devenir un membre subordonné du système capitaliste mondial centré sur le Royaume-Uni.

Pourtant, les auteurs mettent en avant l’idée que les deux guerres de l’opium n’ont pas totalement domestiqué l’économie de la Chine. Les entreprises familiales chinoises ont conservé une bonne qualité de produits et les consommateurs ont continué d’exercer des choix préférentiels en faveur de l’artisanat chinois plutôt que pour les produits de moindre qualité commercialisés par les Européens. A partir des années 1830, par exemple, les importations de textiles de coton britanniques ont dévasté certains secteurs et régions de l’économie chinoise, notamment le Jiangsu, qui a longtemps été une base de production, de retraitement et d’exportation. Avec le métier à tisser mécanique nouvellement inventé pour permettre aux fabricants britanniques de quadrupler la production et de réduire de moitié les prix, et avec la chute des prix mondiaux du coton à la suite de l’introduction généralisée de l’égreneuse de coton, les industries textiles du Bas-Yangzi ont eu du mal à survivre à la concurrence du fil de coton fabriqué à l’étranger. Pourtant, le tissu de coton britannique n’a jamais été en mesure de rivaliser sur les marchés ruraux avec le tissu chinois plus fort. En 1894, l’artisanat indigène fournissait encore 86 % du marché chinois pour les tissus de coton. A cette époque, les importations étrangères remplaçaient rapidement la filature artisanale du fil de coton, qui a subi une contraction estimée à 50 % entre 1871-1880 et 1901-1910. Mais l’utilisation de fils étrangers moins chers, produits à la machine, a donné un nouvel élan à l’industrie nationale du tissage, qui a réussi à se maintenir et même à se développer.

La compétitivité des entreprises occidentales qui ont ouvert des sites de production en Chine est encore moins impressionnante. Les Occidentaux n’ont jamais pénétré efficacement dans le vaste intérieur du pays et ont dû compter sur les commerçants chinois indigènes pour l’approvisionnement en matières premières et la commercialisation de leurs produits. Dans le cas de la soie et du thé, comme pour l’opium, les marchands chinois ont réalisé d’énormes profits en coopérant avec les Européens, tandis que d’autres ont créé leurs propres entreprises, prenant le dessus sur la concurrence des entreprises étrangères. Mais en dehors des chemins de fer et des mines, le triomphe s’est limité à des produits tels que les cigarettes, qui n’ont fait concurrence à aucun produit indigène, et le kérosène, qui a remplacé l’huile végétale locale. La seule exception était l’opium.

D’autre part, loin de détruire les formes indigènes de capitalisme asiatique familial, l’incorporation subordonnée de la Chine dans les structures du système capitaliste mondial centré sur le Royaume-Uni a conduit à une nouvelle expansion des réseaux et des communautés chinoises ultramarines qui, au cours du millénaire précédent, s’étaient développés dans les régions côtières de Chine et dans les zones d’ombre du système de commerce de tribut centré sur la Chine. Alors que la capacité du gouvernement Qing à contrôler les canaux entre l’économie intérieure chinoise et le monde extérieur diminuait, la plus grande expansion de la couche capitaliste chinoise d’outre-mer était basée sur le commerce des coolies : l’achat et le transbordement de main-d’œuvre sous contrat pour le service à l’étranger et les bénéfices des banques sur leurs envois de fonds au pays. La transformation d’une grande partie de la « périphérie » du système centré sur la Chine en une source majeure de matières premières pour les pays européens a créé une expansion soudaine de la demande de main-d’œuvre bon marché dans la région. Entre 1851 et 1900, plus de 2 millions de « travailleurs sous contrat » ont été transportés de Chine vers d’autres parties du monde.

Le boom du commerce des coolies a stimulé l’expansion de la diaspora commerciale chinoise d’outre-mer de plusieurs manières connexes. Bien que le transport soit entre les mains des compagnies maritimes européennes, la plupart des autres branches du commerce étaient contrôlées par des sociétés secrètes chinoises dans les principaux ports de Chine et d’Asie du Sud-Est. En plus de faire la fortune des marchands individuels, le commerce des coolies a également fait la fortune des villes portuaires de Singapour, Hong Kong, Penang et Macao. Poids du secteur privé, la couche capitaliste des Chinois d’outre-mer, a bénéficié des pressions fiscales et financières auxquelles la fin des Qing a été confrontée à la suite de guerres, de rébellions, de la détérioration des conditions commerciales et des catastrophes naturelles. Ces pressions ont forcé la cour des Qing non seulement à assouplir les contrôles sur leurs activités, mais aussi à se tourner vers les Chinois d’outre-mer pour obtenir une aide financière. En échange de l’aide apportée à la cour des Qing, les Chinois d’outre-mer emportent le privilège de participer au fonctionnement de l’Etat tout en étant protégés et soutenus par lui. Ils obtinrent des postes, des titres, la protection de leurs propriétés et de leurs relations en Chine, ainsi que l’accès au commerce très rentable des armes et aux prêts gouvernementaux.

NOTES:

  1. Arrighi justifie la coïncidence de ces réponses : Fernand Braudel, en 1982, avait déjà relevé qu’au cours de ces trois siècles, les deux dynamiques régionales en sont venues à s’influencer mutuellement à un degré sans précédent et, en même temps, les graines de la divergence ultérieure ont commencé à germer. La divergence ne s’est matérialisée que dans les deux siècles qui ont suivi la paix de Westphalie à l’Ouest et la disparition des Ming à l’Est. Mais ses origines peuvent être attribuées aux différentes réponses des principales organisations gouvernementales des deux régions à l’effondrement de l’empire mongol au XIVe siècle et à la désintégration du système commercial mondial afro-eurasien du XIIIe siècle reconstruit par Janet Abu-Lughod.
  2. Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century : Money, Power, and the Origins of Our Time, Verso, 1994 ; « The World According to Andre Gunder Frank », Review (Fernand Braudel Center), 22, 1999, p. 327-354 ; Giovanni Arrighi, Po-Keung Hui, Ho-Fung Hung, Mark Selden, « Historical Capitalism, East and West », dans Giovanni Arrighi, Takeshi Hamashita, Mark Selden (dir), The Resurgence of East Asia : 500, 150 and 50 Year Perspectives, Routledge, 2003, p. 259-333.
  3. Biblio de Hamashita, voir 1989 et « The Intra-Regional Sustem in East Asia in Modern Times », dans Peter J. Katzenstein, Takashi Shiraishi (dir), Network Power. Japan and Asia, Cornell University Press, 1997, p. 113-135. Voir aussi Gakusho Nakajima, « The Structure and Transformation of the Ming Tribute Trade System », dans Manuel Perez Garcia, Lucio de Sousa (dir), Global History and New Polycentric Approaches : Europe, Asia and the Americas in a World Network System, MacMillan, 2018, p. 137-162.
  4. Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century, Verso, 1994 ; Immanuel Wallerstein, The Modern World-System, Volume 1, Academic Press, 1974.
  5. Toshio Kage, « Japanese Daimyos as Sea Lords in the Fifteenth and Sixteenth Centuries : their Involvement in the Japan-Ming Trade », dans Mihoko Oka (dir), War and Trade in Maritime East Asia, MacMillan, 2022, p. 31-58.
  6. Eric Tagliacozzo, Wen-Chin Chang (dir), Chinese Circulations : Capital, Commodities, and Networks in Southeast Asia, Duke University Press, 2011  ; Kwee Hui Kian, « Chinese Economic Dominance in Southeast Asia : a Longue Durée Perspective », Comparative Studies in Society and History, 55, 2013, p. 5-34 ; Kwee Hui Kian « The Expansion of Chinese Inter-Insular and Hinteland Trade in Southeast Asia, c. 1400-1850 », dans David Henley, Henk Schulte Northolt (dir), Environment, Trade and Society in Southeast Asia, a Longue Durée Perspective, Brill, 2015, p. 149-165.
  7. Chumei Ho, « The Ceramic Trade in Asia, 1602-1682 », dans John Latham, Heita Kawakatsu (dir), Japanese Industrialization and the Asian Economy, Routledge, 1994.
  8. « This self-reinforcing cycle is the missing « leg » in Frank’s story. It provides a far more plausible explanation than Frank’s market-driven industrial revolution of the divergence of the European from the Asian trajectory and of the eventual recentering of the global economy on Europe. For one thing, the industrial revolution that really mattered from a global perspective- that is, the take-off of mass production in the heavy industries and the subsequent introduction and diffusion of railways and steamships- was primarily the result of an escalating intra-European armament race financed in good part by extra-European resources » (Giovanni Arrighi, « The World According to Andre Gunder Frank », Review (Fernand Braudel Center), 22, 1999, p. 327-354, p. 351).
  9. « More specifically, the self-reinforcing cycle of intense interstate politico-military competition sustaining, and sustained by, territorial expansion at the expense of non-European states and peoples did not just provide the impetus needed for mass production to take off in the heavy industries. Before and after that, it also created the conditions for a systematic departure of at least some of the European/Western economies from the pattern of labor abundance and capital shortage that was stranding one Asian economy after the capital shortage that was stranding one Asian economy after the other in high-level equilibrium traps. The most obvious mechanism through which such conditions were created was territorial expansion itself. Not only did such an expansion give Europe, in Eric Jones’ words, an ‘unprecedented ecological windfall’ (1981 : 84). Equally important and closely related to this windfall, it provided Equally important and closely related to this windfall, it provided European states with practically unlimited outlets for the gainful deployment of surplus population in the conquest, settlement and provisioning of their expanding overseas domains. This is the most provisioning of their expanding overseas domains. This is the most plausible and parsimonious explanation of why Europe, in comparison with other world regions, came to be characterized by a shortage of labor in spite of its higher-than-world-average demographic growth » (Giovanni Arrighi, « The World According to Andre Gunder Frank », Review (Fernand Braudel Center), 22, 1999, p. 327-354, p. 352).
  10. « Here ultimately lies the answer to the question that Frank should have asked, but never did, concerning the Western sur- plus and Eastern shortage of capital in spite of the relentless flow of means of payments from West to East. Put simply and crudely, the answer could be that, certainly in China, and to varying degrees elsewhere in Asia, the accumulation of monetary surpluses as an end in itself (or, more precisely, as a source of power in its own right), while undoubtedly present, never acquired the systemic prominence that it did in Europe. The two conditions that made the accumulation of monetary surpluses so profitable in Europe intense inter-state competition for mobile capital and a steady geographical widening of the European radius of action simply did not exist in Asia. As a result, growing national wealth and a persistent surplus in the balance of payment were not associated with a systematic tendency to generate a surplus of capital and the panoply of financial institutions needed to mobilize and invest profitably such a surplus. In Europe, in contrast, McNeilTs self-reinforcing cycle of increasing military proficiency, sustaining and being sustained by territorial expansion at the expense of non European states and peoples, gave rise to another, complementary self-reinforcing cycle in the world of high finance. That is to say, interstate competition for mobile capital on an ever expanding geographical scale sustained, and was in turn sustained by, the accumulation of an ever growing surplus of capital and the formation of ever more extensive and dense financial networks. I may be wrong, but all the evidence I have seen has convinced me that the secret of the nineteenth-century recentering of the global economy on previously peripheral and marginal Europe must be sought in the combined (and uneven) development of these two self-reinforcing cycles over the preceding three or four centuries » (Giovanni Arrighi, « The World According to Andre Gunder Frank », Review (Fernand Braudel Center), 22, 1999, p. 327-354, p. 352-353).
  11. L’utilité de cette définition n’a pas échappé à Roy Bin Wong (China Transformed : Historical Change and the Limits of European Experience, Cornell University Press, 1997) qui l’utilise pour distinguer « entre un capitalisme commercial braudélien et le fonctionnement d’une dynamique smithienne d’expansion économique ». Selon lui, la Chine était allée plus loin que n’importe quel État européen dans la création d’une économie de marché (c’est-à-dire dans la promotion et l’expérience d’une dynamique smithienne de l’expansion économique) mais ne disposait pas de certaines des formes d’organisation et des institutions financières du début de l’Europe moderne qui ont favorisé la création d’un capitalisme commercial braudélien : « Much European commercial wealth was tapped by needy governments anxious to expand their revenue bases to meet ever-escalating expenses of war . . . Amidst the mercantilist competition among European merchants and their governments for wealth and power, maritime expansion played a role of particular importance. Both European merchants and their governments benefited from their complex relationship, the former gaining fabulous profits, the latter securing much-needed revenues. The late imperial Chinese state did not develop the same kind of mutual dependence on rich merchants. Lacking the scale of financial difficulties encountered in Europe between the sixteenth and eighteenth centuries, Chinese officials had less reasons to imagine new forms of finance, huge merchant loans, and the concept of public as well as private debt. Not only did they depend little on mercantile wealth to support the state, they also feared the potentially disruptive consequences of both concentrated wealth and the pursuit of such wealth » (cité dans Giovanni Arrighi, Po-keung Hui, Ho-fung Hung, Mark Selden, « Historical Capitalism, East and West », dans Giovanni Arrighi, Takeshi Hamashita, Mark Selden (dir), The Resurgence of East Asia, 500, 150 and 50 Years Perspective, Routledge, 2003, p. 259-333, p. 263-264).
  12. Voir Toshio Kage, « Japanese Daimyos as Sea Lords in the Fifteenth and Sixteenth Centuries : their Involvement in the Japan-Ming Trade », dans Mihoko Oka (dir), War and Trade in Maritime East Asia, MacMillan, 2022, p. 31-58.
  13. Giovanni Arrighi, Po-keung Hui, Ho-fung Hung, Mark Selden, « Historical Capitalism, East and West », dans Giovanni Arrighi, Takeshi Hamashita, Mark Selden (dir), The Resurgence of East Asia, 500, 150 and 50 Years Perspective, Routledge, 2003, p. 259-333.
  14. Peter J. Cain, Anthony G. Hopkins, « Gentlemanly Capitalism and British Expansion Overseas I. The Old Colonial System, 1688‐1850 », Economic History Review, 39, 1986, p. 501-525 ; « Gentlemanly capitalism and British expansion overseas II. New Imperialism, 1850‐1945 », Economic History Review, 40, 1987, p. 1-26 ; British Imperialism : Innovation and Expansion 1688-1914, Pearson Education Limited, 1993.
  15. Eric Hobsbawm, Industry and Empire : an Economic History of Britain Since 1750, Weidenfeld & Nicolson, 1968, p. 125.
  16. Peter Mathias, The First Industrial Nation : an Economic History of Britain 1700–1914, Methuen, 1969, p328.
  17. Ajouter des notes avec des historiens spécialistes de l’Inde comme Metcalf, Bayly…