Depuis l’émergence de plusieurs économies asiatiques dans les années 1980 et 1990, de nombreux chercheurs à l’esprit ouvert se demandent comment interpréter cette « émergence » et s’interrogent sur la place de la Chine dans le monde. S’agit-il d’une « menace » contre la domination des pôles majeurs de l’économie-monde que sont/qu’étaient l’ALENA et l’UE? S’agit-il d’un « remplacement » de l’Occident, traditionnellement considéré comme le point de départ du Progrès, de l’industrialisation, de la civilisation et du capitalisme depuis les Lumières, Marx et Hegel? S’agit-il d’une « transition » d’un cycle hégémonique européen puis américain à un cycle indien ou chinois? Certains historiens, maîtres de la notion de « système-monde » et approfondissant leurs recherches autour de cette importante question, ont développé une autre analyse: l’Asie de l’Est aurait en réalité toujours été le cœur du système-monde depuis son existence il y a 5000 ans. La Chine aurait d’ailleurs dominé un système tributaire interne à l’Asie de l’Est et du Sud-Est pendant plusieurs millénaires. Une série d’évolutions historiques, que l’Ecole de Californie a qualifié de « Grande Divergence » aux XVIIIe et XIXe siècles, a déplacé (momentanément) le centre de l’Asie vers l’Europe. L’histoire du capitalisme asiatique montre que de nos jours, le système-monde se reconstitue tel qu’il l’a toujours été, et pour de nombreux chercheurs, l’Asie dynamique de la fin du XXe siècle et du début du XXI siècle ne fait que reprendre la place qui était la sienne avant que les Européens ne soient venus « offrir le Progrès ».
William McNeill défend l’idée que la Chine est le centre du système-monde eurasiatique depuis l’an mil de l’ère commune. A la même l’époque, le monde chrétien est divisé par des querelles entre le jeune Saint-Empire Romain Germanique et la Papauté romaine; la Chrétienté provoque un schisme avec le Patriarche de Constantinople; la Méditerranée est de plus en plus parcourue par des flottes musulmanes qui menacent les intérêts des marchands italiens et des normands de Sicile; le monde musulman se divise entre 3 califats… La Chine, au contraire, assure une domination efficace sur toute l’Asie de l’Est continentale et insulaire. Les Européens n’ont accédé au même niveau de développement que les Chinois qu’au XIIIe siècle, après que les Mongols aient apporté en Méditerranée des connaissances et des technologies maîtrisées depuis plusieurs siècles en Asie. Le basculement se produit au début du XVIe siècle, au profit des Portugais qui pénètrent dans un océan Indien déjà très parcouru, mais par des flottes bien moins menaçantes.
Introduction
Immanuel Wallerstein a développé la théorie des systèmes-monde en 1974 ; en parallèle à ses travaux, d’autres chercheurs (Andre Gunder Frank, Barry Gills, Christopher Chase-Dunn, Thomas Hall, Giovanni Arrighi, David Wilkinson…) ont développé des approches à la fois similaires et nuancées. Dans les universités japonaises, les travaux des économistes, des historiens et des anthropologues ont également développé leurs propres approches des systèmes-monde (Takashi Shiraishi, Takeshi Hamashita, Heita Kawakatsu, Satoshi Ikeda: cette historiographie se nomme Kaiiki-Shi). Il faut parfois reconnaître que ces travaux sont parfois aussi centrés sur l’Asie que le système-monde wallersteinien l’est sur l’Europe. Néanmoins, il est important de reconnaître que l’analyse des systèmes-monde n’est pas l’apanage des chercheurs occidentaux et que l’application à l’Asie à travers les diverses phases de son histoire régionale met en évidence les traces d’un système-monde asiatique et remet en question la naissance du capitalisme en Europe, malgré les critiques des historiens anglo-saxons. Enfin, l’approche du système-monde asiatique permet de marquer les différences (et parfois, ce qui compte également, les ressemblances) avec le système-monde européen. Non seulement le système-monde asiatique pourrait être en place bien avant le système-monde européen, mais l’Europe et l’Asie ne formeraient jamais un seul système-monde eurasiatique. L’incorporation des deux systèmes-monde apporte des éclairages neufs sur la naissance du capitalisme et sur le dynamisme économique et culturel de l’Asie depuis la fin de la domination de l’Occident dans un monde post-guerre froide.
Il est donc temps, pour beaucoup de chercheurs, de ré-orienter l’histoire du monde global.
Le contexte économique des années 1980 invite à tourner le regard vers l’Asie
Du point de vue occidental, ce sont les pénétrations des Portugais dans l’océan Indien converti à l’Islam au XVIe siècle, puis la fondation de Manille en 1571, les flux d’or venus d’Amérique via l’océan Pacifique, la prise en main de Formose par les Néerlandais, les campagnes de conversions menées par les jésuites, les guerres coloniales menées par l’armée britannique en Inde et dans le golfe du Bengale, les guerres de l’opium et l’ouverture forcée des ports asiatiques dans le cadre de « traités inégaux », l’imitation consciente des valeurs occidentales dans le Japon à l’ère Meiji, qui auraient apporté le « progrès » nécessaire au développement de l’Asie de l’Est et du Sud-Est.
La meilleure preuve de cette ouverture se verrait dans la qualité de la vie politique, économique, sociale et militaire du Japon impérialiste de la fin du XIXe siècle à 1945, puis dans le take-off des NEI (« dragons » et « tigres » d’Asie) dans les années 1970, 1980 et 1990.
Après 1945, les études économiques ont démontré que le PIB de l’Asie a augmenté bien plus rapidement que celui de l’Occident. En 1960, le revenu par habitant des pays d’Asie de l’Est a commencé à croître plus rapidement que celui des pays occidentaux avancés ainsi que d’autres pays en développement. La croissance du PIB par habitant du Japon entre 1955 et 1973 (un taux de croissance d’environ 10% !) a été l’exemple le plus frappant de cette nouvelle tendance. Dans les années 1970 et 1980, c’est la cité-Etat de Singapour qui connaît à son tour une forte croissance ; Singapour est suivi de la Corée du Sud, de Taïwan et de la cité autonome de Hong-Kong. Au cours de la dernière décennie du XXe siècle, la part de l’Asie de l’Est dans le PIB mondial a apparemment dépassé celle des six plus grandes économies occidentales. Les observateurs ont parlé de « miracle » asiatique.
Pourtant, le « miracle » asiatique n’est qu’une définition complexée du développement technologique, commercial et financier d’une région éloignée du monde par l’Occident.
Du point de vue des chercheurs asiatiques, la réussite économique du Japon, de Singapour, de la Corée du Sud, de Taïwan et de Hong Kong (et plus récemment, de la Chine) ne s’explique pas par une collaboration bénéfique proposée par des étrangers plus développés puisque nombre des technologies ou des idées soi-disant véhiculées par ces étrangers ont en réalité été inventées dans cette région ! Ce sont d’abord des évolutions géopolitiques et géoéconomiques internes à l’Asie depuis de nombreux siècles, ainsi le choix des gouvernements et des entreprises privées de s’intégrer aux flux mondialisés (quelle que soit la date de naissance de la mondialisation) qui expliqueraient avant tout le décollage (ou plutôt les décollages) de l’Asie dans une chronologie différenciée à partir des années 1960.
Comment expliquer ce retournement de situation ?
William McNeill
Au milieu des années 1990, William McNeill a relu ses propres travaux sur l’affirmation de l’Occident (The Rise of the West, 1963) et a corrigé ses approches de jeunesse en insistant sur la « rencontre » comme le principal moteur du changement social, depuis le développement du commerce en Mésopotamie sumérienne jusqu’à l’arrivée des Portugais en Asie. Il a également réévalué l’importance de l’Asie dans la formation du système-monde1.
Pour McNeill, la Chine a atteint la primauté eurasienne vers l’an 1000 en empruntant les techniques commerciales de bazar au Moyen-Orient et en les superposant à un système de transport maritime bon marché, sûr et à forte capacité.
Le réseau de canaux chinois avait été conçu pour irriguer les rizières et de faciliter la concentration des revenus fiscaux en nature vers la capitale. Les bateaux, les canaux et les écluses qui fournissaient aux deux principales vallées fluviales de Chine un réseau de transport bon marché, sûr, spacieux et minutieusement réticulé. Mais lorsque les petits commerçants de bazar ont commencé à utiliser le système de transport par eau de la Chine pour acheter et vendre des biens de consommation courante, ils ont rapidement créé un marché qui s’est étendu à toute la société pour englober une grande partie de la population. L’effet spectaculaire a été d’augmenter la production agricole et artisanale en récompensant les meilleures pratiques et en développant de nouvelles techniques, plaçant ainsi la richesse et les compétences chinoises au-dessus de tout le reste du monde2.
Quelle est la part de l’Occident dans l’émergence du monde et dans sa modernisation ? Pour McNeill, comme pour d’autres, les Européens n’ont fait qu’emprunter les techniques chinoises permises par les rencontres indirectes, via la route de la soie sous les Han, les contacts mongols, les marchands karimis. Ils les ont ensuite appliquées avec des résultats spectaculaires à la fin du Moyen Age : encre, imprimerie, poudre à canon, techniques de calcul, boussole, fabrication de la soie3…
Les transports et les communications dans l’Extrême-Ouest européen différaient du système de canaux chinois en ce sens qu’ils nécessitaient le transbordement des navires fluviaux aux navires de mer dans les villes portuaires. De plus, sur la face atlantique de l’Europe, les navires de mer devaient traverser des eaux orageuses et agitées par les marées. Pourtant, au cours des XIVe et XVe siècles, une série d’améliorations de l’architecture des navires a rendu la navigation de port en port sûre et suffisamment sûre pour soutenir l’intensification du commerce interrégional de marchandises de consommation courante (poisson, céréales, sel, bois, laine, vin, etc). Le résultat a été d’inciter ou de contraindre une proportion considérable de l’ensemble de la population à s’engager dans la production et l’échange marchands, en récompensant les meilleures pratiques et en encourageant l’innovation technologique et organisationnelle comme cela s’était produit auparavant en Chine. C’est ainsi que les Européens ont commencé à rejoindre le niveau de développement de la Chine.
Il ne faut pas oublier que lorsque les marins européens maîtrisaient enfin les périls de l’Atlantique Nord, les constructeurs navals chinois possédaient depuis longtemps des navires en état de navigabilité comparable : les jonques. En conséquence, lorsque le gouvernement chinois a canalisé ses ressources dans la création de flottes impériales pour l’exploration, le commerce et la conquête de l’océan Indien, les résultats ont été rapides et spectaculaires, bien avant l’arrivée des Portugais dans l’océan Indien. Entre 1405 et 1433, l’amiral Zheng Hue mène 7 voyages dans l’océan Austral, affirmant la suzeraineté chinoise et explorant les côtes de l’Inde, de l’Arabie et de l’Afrique jusqu’au Mozambique. Des dizaines de navires et des milliers d’hommes ont été mobilisés pour ces voyages, dépassant de loin tout ce que les Européens ont pu déployer dans les mêmes eaux au cours du siècle suivant.
C’est encore une fois une histoire des réseaux qui font se rencontrer deux peuples qui explique le renversement de situation au profit des Européens : en 1433, face aux menaces mongoles au Nord de la Chine, les autorités chinoises ont démantelé la flotte et, en 1436, ont interdit la construction de navires de mer. Privée du soutien officiel des Ming, l’expansion de la Chine à l’étranger s’est soudainement arrêtée, laissant l’exploration systématique et politiquement organisée des côtes de la Terre aux navires et navigateurs européens. L’abdication de la Chine a permis aux gouvernements et aux marins européens de monopoliser la découverte océanique après 1433 ! Après un lent début d’exploration des eaux atlantiques au large des côtes africaines, les marins européens ont commencé à entrer en contact transocéanique avec le reste du monde habité en une seule génération, entre 1492-1522.
En Asie, l’arrivée de navires européens dans l’océan Indien après 1499 a modifié le commerce des épices en mettant en concurrence une nouvelle route autour de l’Afrique avec l’ancienne route via le Moyen-Orient et la Méditerranée. Les premiers efforts pour vaincre les Portugais en mer ont échoué de manière décisive lorsque les tirs de canon portugais ont perturbé une flotte musulmane beaucoup plus importante lors d’une bataille au large de Diu en 1509, mais le fait que les navires de l’océan Indien étaient trop légers pour transporter des canons signifiait également qu’ils étaient moins chers à construire et à entretenir que les navires portugais. L’avantage de coût qui en a résulté leur a permis de continuer à transporter des marchandises de commerce de l’océan Indien presque comme auparavant, en payant des droits aux Portugais en échange de leur « droit à naviguer ».
NOTES:
- William McNeill, « World History and the Rise and Fall of the West », Journal of World History, 9, 1998, p. 215-236 (traduit dans « Histoire mondiale : l’essor et le déclin de l’Occident », Le Débat, 154, 2009, p. 90-108).
- William McNeill, The Pursuit of Power : Technology, Armed Force, and Society Since AD 1000, Chicago University Press, 1982.
- William H. McNeill, « The Eccentricity of Wheels, or Eurasian Transportation in Historical Perspective », American Historical Review, 92, 1987, p. 111-126 ; voir aussi Carlo Maria Cipolla, Guns, Sails and Empire : Technological Innovation and the Early Phases of European Expansion, 1400-1700, Collins, 1965 ; Richard W. Bulliet, The Camel and the Wheel, Columbia University Press, 1990 ; Lucette Boulnois, « Commerce et conquêtes… Sur les routes de la soie », dans Laurent Testot (dir), Histoire globale : un autre regard sur le monde, Editions Sciences humaines, 2008, p. 19-30.