Cette fiche propose une synthèse de l’introduction de l’ouvrage. Le grand intérêt de l’approche est que chaque auteur s’efforce de replacer la Révolution française dans une dimensions globale ou mondiale: les événements qui ont marqué la France ont autant inspiré le reste du monde (colonial, le plus souvent) qu’ils ont été inspirés en retour par ce qui se produisait dans le reste du monde.

La Révolution française n’est donc pas traitée comme un événement « franco-français », mais comme un moment « connecté ». L’approche va plus loin que « l’âge des révolutions »: les auteurs insèrent la Révolution dans la longue histoire de l’espace atlantique d’une part, et dans le moment de la crise impériale mondiale de la fin du XVIIIe siècle d’autre part.

Cette introduction se poursuit avec un résumé de chacun des chapitres du livre.

Introduction (Suzanne Desan, Lynn Hunt, and William Max Nelson)

La Révolution française a eu un impact mondial indéniable. Comme l’a écrit le philosophe allemand du début du XIXe siècle G. W. F. Hegel, c’était « historiquement mondial : il veut dire que la Révolution française a changé l’histoire du monde entier. Pourtant, malgré l’intérêt récent pour l’histoire globale, mondiale ou transnationale, la Révolution en France elle-même a été analysée en grande partie à l’échelle nationale. Ce processus a peut-être remodelé le monde hors de la France, mais ses propres causes et processus ont été expliqués par des facteurs français. The French Revolution in Global Perspective vise à montrer comment des facteurs mondiaux ont façonné la Révolution française en France et contribué à la rendre « historique mondiale ».

Plus récemment, les historiens se sont concentrés de manière nouvelle sur les dimensions internationales de la Révolution française. De nombreux chercheurs se sont demandé comment la Révolution française a eu un impact à l’étranger et comment divers peuples — dans les Caraïbes, dans les Amériques, en Europe — ont interagi avec la Révolution française pour forger leurs propres traditions révolutionnaires. Par exemple, les esclaves rebelles des Caraïbes fusionnaient l’idéologie révolutionnaire avec l’expertise militaire ouest-africaine et les pratiques culturelles caribéennes pour exiger l’émancipation. Dès 1789, les officiaux locaux de la Martinique reçurent une menace anonyme signée « nous, Nègres » qui déclarait : « Nous savons que nous sommes libres et que vous acceptez que les rebelles résistent aux ordres du roi… » Nous mourrons pour cette liberté ; Nous le voulons et nous avons l’intention de l’obtenir à n’importe quel prix ». L’analyse de la différence, de l’appropriation et de la transformation de la culture révolutionnaire française a grandement contribué à notre compréhension de l’ère révolutionnaire, mais elle ne fait que commencer à susciter des questions sur l’impact de ces mouvements internationaux en France.

Deux modèles différents ont été utilisés ces dernières années pour relier la Révolution française à des développements plus larges : le monde atlantique et la crise impériale mondiale du XVIIIe siècle.

Les historiens qui insistent sur les développements partagés dans le monde atlantique ont attiré l’attention sur la circulation d’idées, de biens et de personnes autour de l’océan Atlantique. Il n’est pas exagéré de dire que la recherche sur les colonies françaises, en particulier Saint-Domingue (la colonie d’esclaves la plus riche des Caraïbes) a redéfini le domaine des études révolutionnaires françaises. Les colonies caribéennes fournissaient une source importante de revenus pour la France, leurs exportations (sucre, café, coton, indigo, tabac) stimulèrent de nouvelles demandes de consommation en France, et la grande révolte d’esclaves de 1791 à Saint-Domingue conduisit non seulement à l’abolition de l’esclavage, mais transforma aussi la politique étrangère et les desseins impériaux de la France. La traite des esclaves, l’économie esclavagiste et les rébellions d’esclaves pendant la Révolution française avaient à peine figuré dans les récits de la Révolution française par le passé.

L’économie, la structure sociale, la culture et la politique de la France ont été façonnées par sa participation au monde atlantique élargi.

L’accent mis sur les colonies, l’esclavage et la circulation dans le monde atlantique s’est élargi de manière transformatrice à la notion de « Révolutions atlantiques », qui a d’abord été développée dans les années 1950 par R. R. Palmer et Jacques Godechot. Palmer et Godechot soutenaient que la Révolution française devait être vue comme faisant partie d’un mouvement atlantique plus large incluant la Révolution américaine, le radicalisme britannique, ainsi que les révoltes néerlandaises, belges, suisses et même polonaises ainsi que la Révolution française. De nombreux historiens en France rejetèrent cette « thèse atlantique » ; certains dénonçaient ce qu’ils considéraient comme un effort effréné pour utiliser l’histoire de manière idéologique afin de soutenir l’Alliance atlantique de la Guerre froide, tandis que d’autres n’aimaient pas l’idée même que d’autres révoltes, mineures, puissent être comparées à la Révolution française.

Cependant, selon Lynn Hunt, même ce nouveau modèle atlantique élargi est trop contraint pour comprendre la dynamique révolutionnaire de cette époque. Au XVIIIe siècle, le commerce, la finance et la colonisation se sont déroulés dans un domaine mondial, et pas seulement atlantique. Les conditions préalables à la révolution en France doivent donc être recherchées à cette échelle plus large.

Le second grand modèle d’explication est la crise impériale mondiale du XVIIIe siècle. Il englobe un cadre géographique plus large. Dans ce modèle, la guerre coûteuse et la concurrence ont poussé toutes les nations européennes colonisatrices (cad la Grande-Bretagne, l’Espagne et la France) à s’organiser, taxer et réformer de manière à susciter une opposition sociale et politique. Les nations métropolitaines confrontées à la révolution réinventaient et revitalisaient souvent l’empire de nouvelles manières. Par exemple, la Grande-Bretagne a peut-être perdu les colonies américaines, mais à cette même époque, l’Empire britannique est devenu une puissance plus expansive et agressive dans d’autres parties du monde, comme l’Inde, l’Égypte, Java et l’Afrique australe. Et, n’étant plus une colonie, les nouveaux Etats-Unis poursuivirent leur propre expansion impériale agressive. Ce nouveau cadre interprétatif considère la période de 1760 à 1840 davantage comme une ère de « révolutions impériales » que comme une « ère de révolution démocratique ». Dans ce modèle, la guerre jouait fréquemment un rôle plus important que les idées révolutionnaires dans la production de changements clés, tels que l’émancipation des esclaves.

En utilisant l’approche de crise globale, Christopher Bayly a en particulier élargi notre compréhension de l’ère révolutionnaire au-delà de l’Europe et du monde atlantique en examinant les « révolutions conjoncturales » issues de la crise impériale, de la guerre et de diverses idéologies universalisantes, telles que le mouvement millénariste bouddhiste contre les Qing en Chine, ou la révolte puriste islamique des wahhabites en Arabie Saoudite contre les Ottomans. Bayly souligne également les interactions complexes à travers le monde entre les pratiques locales et les idéologies transnationales des droits et de la souveraineté. Dans « l’ère fragile de l’équipoise après l’ère révolutionnaire, dans de nombreux cas, l’État — en particulier l’État colonial — en est ressorti renforcé et revigoré.

The French Revolution in Global Perspective suggère un troisième modèle qui met l’accent sur la participation de la France à la mondialisation moderne. Plutôt que de souligner les similitudes dans la réponse de la France à une crise empirique plus générale, l’approche attire l’attention sur les réponses spécifiquement françaises aux processus de mondialisation. Elle le fait dans l’espoir d’expliquer pourquoi la Révolution française, parmi tous les autres bouleversements politiques de l’époque, a eu des effets si étendus, non seulement en France mais dans le monde entier.

La mondialisation est un terme notoirement vague, et les chercheurs s’opposent vivement à sa définition et à sa chronologie. Les chapitres de ce volume montrent que les causes, dynamiques internes et conséquences de la Révolution française découlent toutes de la participation croissante de la France aux processus de mondialisation. En particulier, ils démontrent que les innovations politiques républicaines sont issues de processus internationaux. Le volume s’appuie sur l’explosion récente des travaux sur la colonisation, la circulation internationale des idées et l’économie mondiale en plein essor pour explorer comment ces facteurs ont façonné la dynamique révolutionnaire en France, et, par conséquent, comment la Révolution française a laissé son empreinte sur les pratiques coloniales et les expériences politiques locales bien au-delà de l’hexagone.

La Révolution française ne peut être expliquée sans référence à la participation française à des circuits d’échanges économiques de plus en plus mondialisés et à la compétition géopolitique mondiale, en particulier avec la Grande-Bretagne, principal rival colonial de la France. Ces formes modernes de circulation économique mondiale et de compétition géopolitique ont ouvert la porte à de nouvelles conceptions du commerce, telles que le libre-échange, et à l’intensification de la circulation des idées politiques, telles que le républicanisme.

De plus, le cosmopolitisme, la croyance en la régénération, l’abolitionnisme et le féminisme ont tous leurs racines dans l’échange transnational et généralement transatlantique d’idées et de pratiques. A mesure que ces idées alimentaient l’aspiration républicaine française à énoncer des affirmations universelles sur toute l’humanité, elles ont inévitablement eu une résonance encore plus large et de plus en plus mondiale, qui perdure à bien des égards jusqu’à aujourd’hui.

Enfin, la nouvelle géopolitique mondiale du républicanisme et de l’empire a réellement fonctionné sur le terrain dans trois sites très différents. Ainsi, même lorsqu’elle n’est pas nommée ainsi, la mondialisation occupe une place importante dans tous les chapitres.

C’est l’approche globale qui offre l’opportunité de surmonter l’impasse actuelle dans les interprétations de la Révolution française. Dans les années 1950, 1960 et 1970, de nombreux historiens, en particulier ceux influencés par le marxisme, ont cherché à expliquer la Révolution française en termes sociaux et économiques (mécontentement de la paysannerie, ressentiment de la classe moyenne envers la noblesse, etc.). Dans les années 1980 et 1990, les critiques insistaient sur le fait qu’une interprétation sociale ou socio-économique, et surtout marxiste, ne pouvait expliquer les développements les plus importants, tels que l’émergence de la Terreur ou l’échec à établir une république durable. Sous l’influence de cette critique, les historiens ont davantage porté leur attention sur la politique à court terme, l’idéologie et les facteurs culturels. Sans abandonner l’accent politique et culturel, un cadre mondial ramène les facteurs sociaux et économiques sous un nouvel angle. S’appuyant sur des travaux récents sur l’économie mondialisée, plusieurs chapitres de ce volume interrogent la manière dont les dynamiques commerciales internationales — l’influx de produits étrangers tels que le tabac et les textiles, la spéculation sur les instruments monétaires et de dette, et la concurrence anglo-française pour le commerce et l’empire — ont interagi avec la construction de l’État français et les choix d’échelle de la couronne pour provoquer la Révolution et façonner sa dynamique. Avec une approche globale, il n’est pas nécessaire de choisir entre la culture, l’idéologie et la politique d’un côté, et les structures sociales et les tendances économiques de l’autre. En fait, la promesse d’une approche globale est la même que son défi : voir les liens entre des éléments et forces historiques apparemment disparates, les rassembler de manière à mieux mettre en lumière leurs caractéristiques et à nous offrir une image plus claire de leur influence interactive.

Résumé des chapitres

Dans le chapitre 1, Michael Kwass montre comment les efforts pour réguler les produits du commerce mondial (le tabac du Nouveau Monde et les calicots indiens) ont involontairement stimulé le développement d’une vaste économie souterraine de contrebande, avec des bandes armées. Les tentatives du gouvernement pour réprimer ces bandes ont suscité du ressentiment non seulement parmi les classes populaires mais aussi parmi les élites, qui étaient repoussées par la brutalité des autorités royales. En réaction, les élites ont poussé à des réformes profondes. Ainsi, le commerce mondial s’est traduit directement par une résistance armée et une opposition politique.

Soulignant les liens entre le commerce de l’océan Indien, la traite des esclaves africains, le commerce colonial dans les Caraïbes et la participation française au commerce transporteur espagnol, Lynn Hunt soutient au chapitre 2 que la monarchie française a fait face à une crise parce qu’elle a perdu le contrôle de ses pays durant une période de mondialisation croissante. Les interconnexions s’intensifiaient dans le commerce mondial, sur le marché international du capital et, plus généralement, dans le secteur bancaire. Les banquiers étrangers ont privé la couronne française de l’accès au capital étranger et d’un sursis aux réformes nécessaires de la capitalisation, mais au final, le résultat fut une révolution plutôt qu’une réforme.

Charles Walton concentre son analyse au chapitre 3 sur un secteur important du commerce mondial de la France : les relations commerciales avec son principal rival colonial, la Grande-Bretagne. Dans un renversement spectaculaire de son habituel soutien au protectionnisme, le gouvernement français signa un traité de libre-échange avec la Grande-Bretagne en 1786. Appelé le traité d’Eden d’après le négociateur britannique William Eden, ses résultats se révélèrent tout sauf édéniques. De nombreuses industries indigènes françaises ont perdu face à la concurrence britannique, créant un nouveau groupe de sujets mécontents, des ouvriers du textile aux grossistes. Le libre-échange avait des effets révolutionnaires, mais pas ceux prévus par les négociateurs du traité.

Si les résultats économiques du traité d’Éden ont incité les marchands et les industriels à exiger une représentation politique et une participation à l’élaboration des politiques, le monopole étatique sur les biens de consommation a poussé les penseurs des Lumières à critiquer la répression royale et à réclamer la refonte des politiques d’échelle et économiques au cœur de l’Etat de l’Ancien Régime. Lynn Hunt soutient que la guerre de pamphlets face à la spéculation et la participation de la couronne à cette frénésie ont joué un rôle clé dans la chute du gouvernement en 1789. Comme l’a commenté un observateur de la résistance populaire en 1788, il faut « arrêter d’accuser un public « ignorant » de s’énerver sans savoir pourquoi ». A la veille de la Révolution, les politiques mondiales, les relations et les interactions commerciales de la France ont engendré de multiples raisons d’exprimer leur mécontentement et ont directement contribué à un bouleversement radical dans la culture politique publique.

En se concentrant plus directement sur les origines intellectuelles de la Révolution au chapitre 4, Andrew Jainchill montre comment le républicanisme a repris vie grâce à la circulation transnationale des idées et des peuples. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 engendra une diaspora huguenote aux conséquences de grande portée. La simple présence des huguenots, dispersés à travers l’Europe protestante et ses colonies, rappelait visiblement qu’il était difficile, voire impossible, de fonder la légitimité sacrée de la monarchie française dans une seule religion. Plus directement, les auteurs huguenots, dont beaucoup vivant dans la République néerlandaise, ont pris l’initiative d’introduire les idées républicaines anglaises dans les Français par des traductions et des commentaires politiques. L’exégèse d’une constitution mixte et équilibrée déposait une alternative puissante à la monarchie absolutiste française. Jainchill contribue à la tentative plus large de ce volume de tracer une approche plus globale de la culture politique révolutionnaire. En se concentrant sur les Lumières internationales, ce chapitre propose que l’engagement de la France dans un projet colonial et commercial mondial a informé la Révolution non seulement de manière matérielle, mais aussi dans la genèse même des idées et de la culture révolutionnaires. Les révolutionnaires français s’inspiraient de concepts et de pratiques développés dans les colonies, et l’acte de tenter de créer un mouvement international et de répandre la révolution à l’étranger (que ce soit par le dialogue, la propagande ou la force) a influencé la manière dont les révolutionnaires ont façonné leur propre culture politique. Les Français imaginaient leur projet comme un projet mondial. En articulant une série de revendications à l’universalisme, ils ont simultanément construit la légitimité de leur propre révolution intérieure, placé la France en première ligne de la révolution internationale et généré une idéologie mondiale puissante en faveur du républicanisme, des droits et de la souveraineté populaire. Parfois, les révolutionnaires utilisaient leur nouvelle idéologie pour justifier l’expansionnisme, mais ils avaient aussi créé un langage et un ensemble de pratiques qui sous-tendaient la résistance.

Au chapitre 5, William Nelson tisse ensemble l’analyse des influences coloniales et des Lumières : lorsque les révolutionnaires débattaient de la manière de réformer les peuples et de les « régénérer » en tant que citoyens au sein de la nouvelle nation, ils s’appuyaient directement sur la « science de l’homme » qui s’était développée à travers la longue histoire de la colonisation. Vingt notions européennes de « parfaitabilité » morale sont issues d’un arsenal intellectuel créé par divers écrits coloniaux sur la médecine, le voyage et l’ethnographie, la théorie linguistique, l’économie politique et, surtout, l’histoire naturelle. Les pratiques coloniales ont également nourri la tentative révolutionnaire de fusionner la diversité de la France en un tout universel, comme l’ambitieuse enquête statistique de Nicolas-Louis François de Neufchâteau sur le commerce, l’agriculture, la politique et la religion à travers la France.

Pour explorer la construction de l’universalisme républicain, au chapitre 6, Suzanne Desan analyse un incident révélateur : la décision des révolutionnaires d’accorder la citoyenneté, le 26 août 1792, à un groupe restreint de penseurs et d’activistes étrangers. Le débat qui entoure met en lumière comment les révolutionnaires ont construit l’universalisme non seulement à partir de l’idéologie des droits, mais aussi en intégrant des peuples et projets étrangers dans la république et en politisant le cosmopolitisme des Lumières. De plus, l’événement du 26 août a donné un aperçu de la façon dont les contradictions sont apparues au sein de l’universalisme : cherchant à construire la république contre la géopolitique agressive des monarchies, les révolutionnaires ont approprié la renonciation cosmopolite à la conquête et élaboré une idéologie soutenant la souveraineté de chaque peuple, mais ils ont aussi transformé le cosmopolitisme en une croisade internationale pour régénérer, libérer et coloniser les territoires voisins.

La relation entre l’idéologie des droits universels et le statut de la France en tant que puissance mondiale est examinée par Denise Davidson au chapitre 7 sous l’angle de la question classique des droits des femmes et des esclaves durant l’ère révolutionnaire. Elle explore diverses interconnexions entre féminisme et abolitionnisme : de nombreux réformateurs, tels qu’Olympe de Gouges, Condorcet et Mary Wollstonecraft, ont défendu ces deux causes. Davidson se demande notamment comment et pourquoi la quête des droits des femmes utilisait des analogies avec l’esclavage, surtout avant son abolition en 1794. Allant bien au-delà de l’ère révolutionnaire, elle défend le pouvoir persistant du discours sur les droits jusqu’au XIXe siècle et illustre de manière convaincante comment les pratiques coloniales françaises ont influencé l’activisme politique en France, ce qui a contribué à façonner les discussions mondiales sur le féminisme et l’abolitionnisme.

En raison de leur portée mondiale et de leur influence idéologique, les guerres révolutionnaires françaises avaient des effets que personne ne pouvait prévoir. Dans le chapitre 8, Ian Coller examine le cas de l’Egypte. L’Egypte se trouvait juste de l’autre côté de la Méditerranée et était perçue par les Français comme une sorte de porte d’entrée mondiale, en particulier vers l’Inde sous contrôle britannique. L’invasion et l’occupation française de l’Egypte par Napoléon Bonaparte en 1798 constituent l’un des exemples les plus frappants de la manière dont le républicanisme révolutionnaire interagissait avec l’empire et brisa le cadre géopolitique européen précédent. Ian Coller situe l’aventure napoléonienne en Orient plus largement dans la politique égyptienne et les ambitions géopolitiques françaises. Initialement favorable à un réseau de « républiques sœurs » géographiquement reliées, le gouvernement du Directoire se tourna vers la construction de la « Grande Nation », un territoire étendu uni et dominé par les Français. Dans le cadre de la Grande Nation, l’expédition égyptienne devint l’échec final de la France à combiner liberté et égalité républicaine avec expansion territoriale, et l’erreur de Napoléon y joua un rôle clé dans son virage vers la « machtpolitik impériale » en Europe. Paradoxalement, comme l’illustre Coller à travers son analyse des réponses égyptiennes, tout comme Napoléon s’est détourné du républicanisme à l’intérieur et à l’étranger, l’expérience égyptienne a suscité des aspirations républicaines parmi un groupe diversifié d’Égyptiens. Coller offre à la fois un contexte global pour comprendre « l’expédition » en Égypte et une perspective pour saisir les effets majeurs de cet épisode sur l’histoire du républicanisme français et de l’expansion impériale en Europe.

Dans le chapitre 9, Miranda Spieler étudie comment le droit révolutionnaire et la culture politique ont atteint les confins de l’empire français : en Guyane. Plus que de simplement démontrer les effets de la Révolution sur les régimes esclavagistes dans les colonies atlantiques, Spieler montre que les principes et lois révolutionnaires fondamentaux paraissent radicalement différents lorsqu’on considère l’étendue complète de l’empire français. Bien qu’il y ait eu des actes importants comme l’émancipation de 1794 et la constitution de 1795, qui auraient apporté l’unité juridique à la France métropolitaine et aux colonies, Spieler insiste sur le fait qu’une véritable unité n’a jamais été atteinte. En fait, à la périphérie de l’empire français, même la mise en œuvre des principes républicains fondamentaux et des lois révolutionnaires (comme l’émancipation universelle) était souvent ambiguë, incohérente et contradictoire.

Bien que les Français aient perdu le contrôle de leurs colonies en Amérique du Nord pendant la guerre de Sept Ans, Rafe Blaufarb soutient au chapitre 10 que les guerres révolutionnaires françaises eurent un impact significatif sur le développement de l’Amérique du Nord. En épuisant les ressources britanniques et espagnoles, les guerres des années 1790 contre la France contribuèrent au « premier rapprochement » entre les Etats-Unis, les Britanniques, les Espagnols et divers groupes amérindiens. En conséquence, les nouveaux termes des relations éliminèrent les principaux obstacles à l’expansion américaine vers l’ouest et créèrent les conditions propices à l’hégémonie continentale américaine. Les guerres révolutionnaires affaiblirent ainsi la présence des empires britannique et espagnol dans le Nouveau Monde, tout en contribuant à jeter les bases de l’émergence d’un autre.

Le chapitre 11, de Pierre Serna, s’appuie sur la perspective globale des chapitres précédents tout en remettant en question de manière provocante presque toute l’historiographie existante de la Révolution française. Même s’il ne prétend pas tout expliquer sur la Révolution française dans les termes anticoloniaux qu’il propose, Pierre Serna s’interroge sur l’apparence de la Révolution si elle s’inscrivait dans une longue tradition de révolutions partageant leur origine dans des lieux périphériques, loin des centres du pouvoir. Cela inclurait des colonies luttant contre des centres métropolitains, tout comme cela inclurait des provinces résistant aux capitales. Les révolutions seraient unies dans leur caractère de guerres d’indépendance vis-à-vis de l’autorité centrale. Elles pouvaient toutes être vues, en essence, comme des luttes anticoloniales, et elles s’étendraient de la révolte des Provinces-Unies contre les Espagnols au XVIe siècle aux guerres de décolonisation au XXe siècle, incluant même possiblement les révolutions en Afrique du Nord au début du XXe siècle. Dans sa reconversion mondiale, Serna remet en question certaines des revendications traditionnelles de l’exceptionnalisme français, suggérant en effet que la Révolution française peut être provincialisée tout en étant élevée à une place dans « une spirale infinie » de révolution qui ne s’arrête jamais et ne se répète jamais.

Conclusion

Ce livre relie la révolution démocratique à une révolution impériale. La Révolution française n’a pas seulement participé à un réalignement mondial des empires, comme l’ont soutenu des chercheurs récents ; elle a peut-être résulté d’une crise empirique mondiale plus générale, mais elle a ensuite accéléré de façon spectaculaire le réalignement des empires, y compris l’Empire français, les Britanniques, les nouveaux Etats-Unis, et surtout les empires espagnol et portugais, qui ont fini par perdre presque toutes leurs colonies du Nouveau Monde dans les années 1820. La compétition impériale et les bouleversements nationaux majeurs se sont réunis dans des interactions explosives et répétées qui ont généré à la fois des forces centrifuges et centripètes : des revendications clameuses d’indépendance des périphéries, tant nationales qu’impériales, ont réagi et parfois contribué à propulser une centralisation étonnante du pouvoir d’Etat. Le « républicanisme révolutionnaire » a à la fois sapé et réinventé l’empire. Alors que les Français s’efforçaient de répandre la révolution à l’étranger et d’atteindre leurs propres ambitions territoriales, ils ont injecté de nouvelles pratiques et idées politiques dans les dynamiques locales de l’Egypte à l’Italie, précipitant simultanément l’expérimentation impériale en Europe et dans le monde entier. La violence, sous forme ancienne (guerre) et nouvelle (réesclavage), accompagnait ces efforts.

En résumé, une approche globale de la Révolution française met en lumière les façons dont les révolutionnaires ont généré de nouvelles formes politiques controversées, à la fois démocratiques et impériales et anticoloniales et centralisantes, en dialogue continu avec de multiples forces internationales, y compris la diaspora des peuples et des idées, le choc des guerres, le développement des pratiques coloniales, et l’internationalisation du commerce et de la finance.

Ce volume propose ainsi une approche plus ancienne qui mettait en avant comment l’idéologie révolutionnaire française est issue des Lumières européennes, en dialogue avec l’attention plus récente portée à la colonisation et à l’empire. Cette méthode devrait permettre de retracer les continuités depuis les origines de la Révolution dans la compétition mondiale et les idées transnationales des Lumières jusqu’à l’émergence d’une culture politique révolutionnaire qui fusionnait un immense idéalisme avec une ambition territoriale et combinait la quête des droits de l’homme avec diverses formes d’exclusion.