La fiche propose un rappel chronologique sur les empereurs romains de la dynastie des Antonins (de Trajan en 98 à Commode en 192) grâce à la partie « Repères » du manuel Atlande. Le IIe siècle des Antonins coïncide avec une phase majeure du renforcement du Principat, mais aussi de l’extension de l’empire romain en Orient, dont certains historiens (Matthew Fitzpatrick, Fergus Millar) pensent qu’il s’agissait d’une politique consciente et délibérée, motivée par les sénateurs, afin de contrôler les routes du commerce avec l’Inde. Plusieurs empereurs mènent des guerres en Dacie (région du Danube) et en Asie contre l’Empire parthe. Le second point important de cette chronologie est l’importance des connexions commerciales et diplomatiques entre l’Empire romain et les Etats de la péninsule arabique et de l’océan Indien. La fin du Ier siècle et la première moitié du IIe siècle sont, selon l’historiographie récente (Matthew Cobb), la période la plus dynamique en ce qui concerne les échanges entre entre la Méditerranée romaine et l’océan Indien. La 2e partie de la fiche propose donc de revenir sur les contacts et les échanges au cours du IIe siècle. De cette manière, les candidats aux concours pourront argumenter que l’Empire romain n’est pas le centre du monde au début de l’ère conventionnelle, mais qu’il ne forme qu’une partie d’un ensemble beaucoup plus vaste: le système-monde eurasiatique.
=> IIe siècle, épanouissement d’une forme de stabilité à l’intérieur comme à l’extérieur
=> période qualifiée par les sources antiques de « Pax romana » depuis Auguste, marquée par la stabilité.
Les Princes de la dynastie des Antonins sont considérés (à l’exception de Commode, le dernier d’entre eux) de « bons empereurs aux yeux de l’historiographie sénatoriale ».
-Leur avènement est fondé sur :
=> l’adoption
=> les relations apaisées avec le Sénat
=> le renforcement de la gestion de l’Empire romain.
Tout cela concoure à attribuer à cette dynastie, l’apogée de l’Empire romain, même si des nuances sont à apporter.
Trajan (98-117)
L’arrivée au pouvoir
-Le dernier représentant de la dynastie flavienne Domitien meurt assassiné le 18 septembre 96.
– C’est un sénateur, deux fois consul, Marcus Coeccius Nerva qui est acclamé impérator par les prétoriens.
– Ce dernier souhaite rompre avec la répression des sénateurs exercés par Domitien.
– Pour cela :
=> il s’occupe d’apaiser les revendication des soldats par un donativum (=don en argent exceptionnel offert en récompense aux soldats par le Prince à son avènement et aux grandes occasions de son règne)
=> il assure la sécurité de l’empire en poursuivant l’aménagement du réseau routier
=> il mène des opérations nécessaires contre les Suèves et en Pannonie.
– Ce dernier, n’ayant pas de descendance, décide d’adopter pour fonder une nouvelle dynastie et éviter le retour du chaos à Rome comme lors de la mort de Néron.
– Il choisit pour lui succéder Marcus Ulpius Traianus, qu’il adopte le 28 novembre 97.
– Marcus Ulpius Traianus est né le 18 septembre 53, originaire d’une ancienne famille romaine installée à Italica en Bétique depuis le IIe siècle avant J-C.
– Sa famille est promue et accède au patriciat sous Vespasien (69-79) pour services rendus par le père de Trajan
Pourquoi Trajan ?
=> Il exerce déjà auprès de son père adoptif un grand nombre de commandements militaires.
=> Il est légat de Germaine Supérieure
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Les premiers Antonins orientent le gouvernement de l’Empire vers l’Asie
Trajan et l’Orient méditerranéen (1) : la Nabatène
En 106, annexion de la Nabatène (capitale : Pétra), qui devient la province d’Arabie (proprétorienne). La Nabatène était un royaume-client depuis le début du Principat. Les Nabatéens sont les spécialistes du commerce caravanier dans le désert de la péninsule arabique : ils alimentent les marchés de Pétra avec l’encens, la myrrhe, le camphre et les aromates venus de l’Arabie heureuse. La Nabatène était reliée à Eudaimon Arabia (Aden) grâce à des oasis nombreuses le long du Hedjaz (rive orientale de la mer Rouge).
La nouvelle province permet à Rome de contrôler totalement les débouchés de toutes les routes terrestres de l’encens et des aromates, ainsi que les deux rives de la mer Rouge jusqu’au 20e parallèle (c’est-à-dire la côte des Trogodytes et le Hedjaz jusqu’à l’oasis de Hegra et au port de Leukè Komè).
Trajan et l’Orient (2) : le canal égyptien
L’innovation la plus importante est la construction d’un canal par Trajan entre le Nil et la mer Rouge. Toutefois, la question de l’existence réelle (les sources sont la Géographie de Ptolémée et quelques papyri grecs) et de l’utilisation supposée de ce canal fait débat parmi les historiens.
Le principal problème du commerce avec l’Inde était la rupture de charge en Egypte. Jusqu’au creusement du canal de Suez, les cargaisons devaient être déchargées des navires méditerranéens à Alexandrie, puis rechargés sur des felouques qui descendaient le cours du Nil jusqu’en Haute-Egypte. Là, elles étaient à nouveau déchargées des bateaux fluviaux et chargées sur des bêtes de somme ou des charrettes pour traverser le désert vers l’Est. Sur le littoral de la mer Rouge, elles étaient à nouveau déchargées et rechargées dans les cales des navires océaniques.
Le canal de Trajan partait de Memphis jusqu’au golfe de Suez, près de la ville d’Arsinoé/Cléopatris. Le canal en partie artificiel (parfois manifestement navigable) suivait un ancien bras du Nil traversant l’oued Tumilat, et le long du lac Timsah et des lacs amers, plutôt que de les traverser. Les travaux commandés par Trajan visaient à rouvrir un canal d’époque pharaonique, envasé. Un impôt spécial, dont témoigne plusieurs ostraca trouvés dans la région de Thèbes et datés de septembre 112, a été levé pour financer la construction.
Il ne s’agirait pas d’un canal au sens moderne du terme, mais d’une adaptation d’un bras du Nil visant à capturer et à domestiquer les crues du fleuve et de la mer Rouge. Ce sont en effet les combinaisons des crues du fleuve et des crues maritimes qui permettent l’ouverture d’une voie de navigation éphémère, fiable et rapide. En effet, le canal de Trajan n’aurait pas été empruntable toute l’année, puisque son utilisation dépendait des conditions hydrologiques du Nil et de ses crues (entre juillet novembre). Or, c’est à partir de juin que les vents et les courants de la mer Rouge favorisent la navigation vers le Sud, à destination de l’océan Indien. A partir de septembre, les vents de l’automne soufflent dans le sens inverse et cette saison rend impossible la navigation vers l’océan Indien. La question principale est donc celle du timing le plus propice à l’utilisation du canal lorsqu’il n’est pas asséché.
Si le canal de Trajan avait effectivement été navigable, au moins pendant la crue de la mer (de juillet à novembre) ou une partie de celle-ci (d’août à octobre), le commerce indo-méditerranéen aurait souffert du déséquilibre imposé par la nature en raison du manque de synchronisation entre la crue du Nil et les moussons. Par conséquent, le commerce vers l’est aurait bénéficié d’un canal navigable, tandis que le commerce vers l’ouest aurait dû utiliser la route du désert.
D’autres arguments peuvent être avancés contre l’utilisation régulière du canal de Trajan pour le transport fluvial commercial de la Méditerranée à la mer Rouge, ou le scénario à sens unique. Le plus important est que l’entretien des rivières est coûteux, tout comme l’approvisionnement des relais-stations le long du canal, dont la traversée demande plusieurs jours. Le nettoyage des cours d’eau de l’ensablement, la construction de tours de guet et de citernes, l’exploitation d’installations pour la nourriture et le logement, et la sécurité des voyageurs étaient probablement plus que ce que la faible population des régions concernées pouvait supporter. Le gouvernement provincial devait être impatient de réduire les dépenses inutiles et de se concentrer sur une seule route terrestre plutôt que sur un canal et une ou plusieurs routes terrestres.
Certains historiens pensent donc que ce « canal » a pu exister, mais qu’il n’a jamais été utilisé pour désigner une voie navigable reliant la vallée du Nil à la mer Rouge. Ce bras du Nil servait principalement à l’irrigation et à l’approvisionnement en eau douce, ainsi qu’au transport local. Si le commerce à longue distance a effectivement transité par la région, il a dû se faire par voie terrestre, sur un axe nord-sud plutôt qu’est-ouest.
Antonin le Pieux et l’Orient (3) : la mer Rouge
En 2003, une inscription latine découverte sur les îles Farasân (un petit archipel au sud la mer Rouge, aujourd’hui à la frontière entre l’Arabie Saoudite et le Yémen) témoigne de la présence d’une garnison permanente chargée de surveiller le trafic dans le sud de la mer et autour du détroit de Bab-el-Mandeb. L’inscription est datée de 144 après J.C., sous le règne d’Antonin le Pieux. Elle témoigne qu’il existait sur ces îles un détachement (vexillatio) de la IIe légion Traiana, dont le camp principal se trouve à Nicopolis, près d’Alexandrie d’Egypte. La Legio II Traiana a été créé vers 100, et était stationnée en Egypte au moins depuis 128. Il est impossible de dire si une vexillatio était déjà détachée de Nicopolis dans les îles Farasân à cette date ; néanmoins, il est probable que Trajan puis Hadrien aient fait quadriller la mer Rouge par des flottes romaines qui sécurisent d’autant plus un commerce devenu de plus en plus animé. Cela est à mettre en relation avec l’aménagement et l’équipement des routes de la côte troglodyte au début du IIe siècle. En revanche, en 144, une présence militaire romaine sur les îles de la mer Rouge, dirigée par un praefectus, est certaine.
L’inscription des îles Farasân démontre que malgré l’abandon de l’Arabie par Auguste, la Pax Romana continue de s’appliquer en mer Rouge au milieu du IIe siècle, alors que la navigation bat son plein en direction de la côte des Aromates, de l’Arabie heureuse ou de l’Inde. L’annexion du royaume nabatéen et sa connexion ultérieure au système routier romain, la restauration du canal sur le Nil et l’occupation des îles Farasân ne sont pas des actions séparées, mais plutôt des éléments distincts d’un plan directeur plus vaste. Tous les aspects de la politique de Trajan à l’Est ont beaucoup plus de sens lorsqu’ils sont considérés de ce point de vue : un contrôle plus strict des deux extrémités de la mer Rouge était le meilleur moyen d’assurer le contrôle de l’ensemble de la région.
Nous comprenons aisément que l’Etat romain ait tenté d’entretenir et de sécuriser les routes du Sahara oriental. A partir du IIIe siècle, l’Etat a eu de plus en plus de difficultés à le faire, et a peut-être finalement abandonné l’effort. Plusieurs forts sont abandonnés, tandis que le commerce à Myos Hormos faiblit peu à peu. Les ostraca de Krokodilo, sur la route Coptos-Myos Hormos, enregistrent des hostilités occasionnelles avec de petits groupes de Bédouins sous le règne de Trajan et au début du règne d’Hadrien (entre 108 et 118) dans le sillage, semble-t-il, de l’annexion du royaume nabatéen par Rome (106) et de la réorganisation de la région nord de la mer Rouge.
Au IIIe siècle, le tracé des routes entre le Nil et la mer Rouge se simplifie encore. Le port de Myos Hormos, envasé, n’est plus suffisamment entretenu et est finalement abandonné ; les forts construits sur la route entre Coptos et Myos Hormos sont eux aussi abandonnés. Les attaques des nomades des tribus Blemmyes contre les caravanes terrestres (et probablement les actes de piraterie en mer) obligent l’armée romaine à un geste unique : en 264, les légions distribuent du grain et du pain aux nomades à Xèron Pelagos. Cela signifie que la préfecture d’Egypte, sous Gallien, cherche à s’assurer de bonnes relations avec les nomades : incapable de leur faire la guerre, elle propose d’acheter le retour au calme en leur offrant de la nourriture. Mais cet équilibre dure peu. En 270, les derniers soldats de la route de Berenikè sont retirés, et les Blemmyes s’emparent de Phoinikôn, Berenikè et Coptos 10 ans plus tard. Dioclétien ne reprend le contrôle de la cité qu’en 296. Le Sahara oriental est devenu une zone d’instabilité et d’insécurité croissante, et les navires de la mer Rouge devaient se rendre à Clysma, dans le golfe de Suez, bien que le port de Berenikè soit resté actif jusqu’au VIe siècle.
Gouverner l’Orient pour favoriser le commerce avec l’Inde
Faut-il considérer les différents moments au cours desquels Rome tourne son regard vers le monde parthe comme les étapes décisives et conscientes d’un plan organisé par les élites dirigeantes pour la maîtrise des voies d’échanges avec l’Asie ?
Selon Matthew Fitzpatrick, depuis le milieu du Ier siècle avant J.C., le commerce avec l’Orient a influencé les décisions des autorités politiques romaines concernant les expéditions militaires, les projets d’infrastructure et la trajectoire de l’expansion impériale. Ce faisant, ils ont positionné la Méditerranée romaine dans un réseau commercial étendu jusqu’à l’océan Indien. En retour, la « civilisation romaine » a été bien plus influencée par de nombreux traits civilisationnels venus d’Asie (voir John Hobson, The Eastern Origin of Western Civilisation, 2004).
Le principal argument contre cette théorie est constitué par la critique du luxe par des moralistes. Les préoccupations des stoïciens concernant le luxe oriental dont Suétone, Pline, Sénèque et Tacite se font les porte-parole sous le Principat semblent répandues au sein de la société romaine. Néanmoins, le sentiment d’alarme concernant le commerce oriental ne suggère pas nécessairement que l’aristocratie sénatoriale ait craint la sortie d’or et d’argent hors du territoire soumis à l’imperium romanum. Bien au contraire, il est évident que le refus du luxe et de l’ostentation de la part de nombreux sénateurs n’a jamais freiné leur appétit de richesse, surtout lorsqu’il s’agissait de maintenir un niveau de vie correspondant au cens nécessaire pour être membre de l’ordre sénatorial (1 million de sesterces).
Cet argument n’est pas suffisant et a même été mal compris. Le problème n’était pas nécessairement le volume du commerce venu d’Inde, mais le type de marchandises que se procuraient les riches Romains. Comme l’a clairement montré le philosophe romain Sénèque dans De Vita Beata, la richesse et le luxe n’étaient pas la même chose pour un Romain stoïcien, et l’immense richesse (même si elle provenait du commerce oriental) était parfaitement acceptable pour un Romain qui n’était ni contrôlé par cette richesse ni ne l’utilisait pour vivre de manière avilie. Pline, quant à lui, présentait sa méfiance à l’égard des marchandises orientales « décadentes » en termes ouvertement genrés. La faiblesse fiscale de Rome, qui se manifestait dans les millions de sesterces qu’il soutenait avoir été versés vers l’est, était liée pour Pline aux modes de consommation et à la dépendance des femmes pour la soie et les perles. Tacite aussi, dans ses Annales, a offert un sens genré de l’ampleur de la demande de produits indiens dans la capitale impériale. En 16, un décret de Tibère a été promulgué interdisant aux hommes de porter le « honteux » des vêtements en soie de l’Est qui étaient alors en vogue. Quant à Suétone, il insiste sur le fait que l’empereur Caligula portait de la soie, ce qui lui permet de critiquer le mauvais empereur dans le cadre de son répertoire de transgression, affichant à la fois les conventions de genre imposées par la loi et la modestie stoïcienne ostentatoire plus habituelle qui caractérisait le comportement des empereurs précédents
En somme, l’aversion de l’aristocratie sénatoriale pour le luxe n’a jamais empêché le développement du commerce avec l’Orient. Pour Fitzpatrick, les sénateurs ont très vite compris que ce commerce pouvait les enrichir et enrichir l’Empire, grâce à la fiscalité. Ils ont donc orienté la politique des imperatores et des Caesares vers le contrôle des voies commerciales avec l’Orient. Cette intégration de Rome dans la route commerciale de l’océan Indien a conduit à une expansion économique en Egypte et en Arabie.
L’un des arguments les plus solides en faveur de cette théorie se trouve dans le De Re Publica de Cicéron (54 avant J.C.). Le discours montre combien était crucial la présence des marchands romains en Asie. A ce moment, Crassus est proconsul en Syrie et mène campagne contre les Parthes. La cité de Rome est marquée par l’insécurité de la guerre civile avec les affrontements entre les bandes armées de Clodius (césariste) et de Millon (pompéien). Cicéron met en garde contre les effets qu’une défaite de Rome en Asie aurait sur le marché du crédit. La politique militaire de l’Empire devait être formulée conformément aux réalités économiques d’un empire dans lequel les marchés financiers de Rome et de l’Asie étaient inextricablement liés. Une perte en Asie signifiait la ruine à Rome.
Quelques années plus tard, lors de la bataille d’Actium (31 avant J.C.), Virgile, Dion Cassius, Plutarque et Florus présentent Octave comme le protecteur des intérêts de l’Empire car il tente de reprendre le contrôle de l’Egypte, alors qu’Antoine s’est révolté contre Rome en s’appuyant sur « la richesse du monde barbare » (la mer Rouge et l’Orient). Les auteurs d’époque augustéenne invoquent une époque à laquelle Auguste, nouvel Alexandre, étendrait l’Empire au-delà de l’Inde, voire serait même victorieux de la Chine !
Après sa victoire, Auguste aurait porté son regard de l’Egypte vers l’Arabie. Auguste décide de lancer deux expéditions aux frontières orientales de l’empire :
- la première contre l’Arabie heureuse (le Yémen) entre 25 et 24 avant J.C. L’expédition est menée par le préfet d’Egypte, Aelius Gallus.
- la seconde en direction de l’« Ethiopie » (la côte « Trogodyte » et le royaume d’Aksoum) entre 24 et 22 avant J.C. L’expédition est menée par le nouveau préfet d’Egypte, Publius Petronius.
Peu à peu, les rives de la mer Rouge, déjà valorisées à l’époque ptolémaïque, sont développées par les armées romaines. La côte dite « Trogodyte » est tracée de plusieurs routes pavées, puits (hydreumata), citernes (lakkai), stations (hospitia) et forts (praesidiae) qui assurent l’efficacité du commerce avec l’océan Indien. Sans doute des chantiers de construction navale ont-ils également été ouverts sur le littoral.
Pourquoi Auguste voulait-il s’emparer de l’Arabie heureuse ? La question est complexe car il faut distinguer la volonté de départ de la réalisation finale et de la représentation qu’en donnent des sources idéologiquement orientées. Voulait-il étendre les frontières de l’imperium romanum et créer une nouvelle province d’Arabie ? Les peuples arabes ne sont pas considérés comme des barbares, mais comme des marchands au long cours ; il n’était donc pas utile de repousser des peuples insoumis au-delà des limites de la civilisation romaine. Voulait-il mettre la main sur les richesses du commerce arabique, et contrôler une partie conséquente de la route de l’encens pour ne plus dépendre de ses nombreux intermédiaires ? Il est possible que des sénateurs romains aient convaincu l’empereur de soutenir leur prise de contrôle de ce commerce. Voulait-il faire du butin ? C’est ce qui semble le plus probable.
Ainsi, en 25 avant J.C., une puissante armée romaine de 10 000 légionnaires, ainsi que plusieurs centaines de Nabatéens et 500 Juifs fournis par Hérode, conduite par le préfet d’Egypte Aelius Gallus, franchit la mer Rouge, débarque sur la rive arabique à Leukè Kômè et s’avance vers le sud. Il fallait traverser plus de 1 500 km de désert pour parvenir en Arabie Heureuse depuis leur point de débarquement et l’armée en sortit épuisée. En dépit des difficultés, des morts de fatigue, de faim ou de maladie, l’armée romaine arriva au pays qu’elle voulait atteindre sans avoir à affronter d’ennemis avant d’être presque au terme du chemin. Elle remporta une victoire sur ses adversaires avant d’arriver à la capitale des Sabéens, Mariaba, ne laissant que deux morts dans ce combat alors que l’adversaire, peu familier des armes, comptait des victimes en grand nombre. Elle mit alors le siège devant Mariaba.
L’histoire de l’intérêt que porte Auguste à l’Arabie se poursuit. Quand, en 9 avant J.C., le roi de Nabatène Obodas III meurt, une crise de succession s’ouvre en Nabatène. Arétas IV est contesté par le principal ministre d’Obodas III, Syllaios. Celui-ci est convoqué à Rome (ou s’y rend de lui-même) et tente de faire destituer Arétas IV par l’empereur. Il est alors arrêté et exécuté sur ordre d’Auguste. Vers 4 ou 3 avant J.C., le roi Arétas IV de Nabatène (pourtant allié et protégé par Auguste depuis 9 avant J.C.) est destitué. Le monnayage royal cesse complètement à partir de 3 avant J.C. le royaume est probablement annexé et provincialisé. En 3 ou 2 avant J.C., Caius César, le petit-fils et héritier d’Auguste, dirige une flotte en mer Rouge, chargée de conduire une nouvelle expédition en Arabie heureuse. Caius est finalement rappelé en Méditerranée pour mener une campagne contre l’Arménie. Il n’a jamais dépassé les frontières de la Nabatène.
Peut-être que le projet d’annexion de toute l’Arabie a été abandonné par Auguste par manque de temps et de régularité : la confiscation (temporaire) de la Nabatène à Arétas IV, la solidité des relations clientélistes avec le royaume de Himyar-Saba et la présence de garnisons romaines (à condition que les garnisons aient été entretenues, ravitaillées et remplacées depuis près d’un quart de siècle) auraient pu permettre la mise en place de ce projet. La dynastie régnante à Saba disparaît à cette époque et est remplacée par une autre dynastie, venue du royaume voisin du Himyar (qui a très probablement soutenu la progression de l’armée d’Aelius Gallus et a été récompensé par une extension de son royaume). Les monnaies sabéennes sont remplacées par un nouveau type avec le portrait d’Auguste ! En somme, comme en Judée, Auguste s’est assurée de la fidélité d’un peuple éloigné en remplaçant son dynaste par un roi-client, au détriment de l’ancienne dynastie.
Etait-ce là le plan d’Auguste ? Il est probable que le préfet d’Egypte ait renoncé à annexer le sud de l’Arabie et qu’Auguste, prévenu, ait trouvé plus commode l’installation d’une dynastie indigène voisine soumise à Rome, et dont la fidélité reste assurée par le maintien de plusieurs garnisons romaines réparties sur le territoire. Ces garnisons maintiennent un ordre favorable à Rome et crée les conditions d’une paix durable qui rende à la fois la domination de Rome acceptable et qui sécurise l’approvisionnement de la région méditerranéenne en produits venus de la péninsule. Le développement des routes entre Coptos, Myos Hormos et Berenikè, la construction de nouveaux forts dans le désert égyptien, l’accroissement des échanges maritimes selon Strabon, le Périple de la mer Erythrée et les propos de Pline l’Ancien, tendent à prouver que la période du Principat a vu un accroissement conséquent du commerce de longue distance entre l’Egypte et l’océan Indien.
Mais c’est surtout Trajan que les efforts pour contrôler les principaux réseaux commerciaux de l’Est ont atteint une sorte d’apogée. Le royaume commercial de Nabatène fut acquis par Trajan après la mort du roi client nabatéen en 106. Cela a vu non seulement le centre commercial historique de Petra tomber sous le contrôle romain complet, mais, plus important encore, maintenant que les routes commerciales orientales commençaient à s’étendre plus au nord, le centre commercial de plus en plus important de Bostra a également été capturé, à un moment où il menaçait de revigorer l’économie nabatéenne. Cela permit à Trajan d’achever la nouvelle artère commerciale et militaire orientale importante, la Via Nova Traiana, qui reliait Bostra et Petra au golfe d’Aqaba. Cette pièce d’infrastructure commerciale et militaire a servi de précurseur utile aux campagnes à venir contre les Parthes, qui ont poussé le contrôle romain sur les marchés orientaux et les routes commerciales des Arsacides. Ayant atteint le golfe Persique lors de sa conquête de la Parthie et des réseaux commerciaux de la Mésopotamie, un Trajan mélancolique aurait voulu suivre les navires marchands du golfe Persique jusqu’à la riche Inde (Dion Cassius).
Mais ce désir de conquête ne relevait-il que de la volonté d’un imperator d’imiter l’épopée d’Alexandre ? Le voyage vers l’Inde, bien en place depuis le début du Principat, exigeait un apport de capital particulièrement important. Le seul mécanisme bancaire disponible pour le transfert géographique de sommes d’argent vraiment importantes sans recourir au transport physique de pièces de monnaie dans tout l’Empire résidait dans l’élite sénatoriale romaine, qui était capable de mobiliser des réseaux d’associés à l’échelle de l’empire pour couvrir les prêts commerciaux. Or, l’élite sénatoriale romaine soutenait constamment les décisions politiques qui protégeaient ses investissements personnels dans le commerce parallèlement aux intérêts fiscaux de l’Etat. L’Etat et les sénateurs étaient donc tous deux sensibles au volume et à la vitesse du commerce extérieur. Lorsque Néron envisagea brièvement d’abolir les droits d’accises commerciaux lucratifs au début de son règne, le portorium de 25% fut conservé grâce à l’intervention de sénateurs plus avertis qui s’arrangeaient pour que les navires marchands soient exemptés de l’évaluation de l’impôt foncier. De cette façon, les recettes douanières de l’Etat ont été conservées tandis que les coûts du commerce extérieur pour les marchands ont été réduits, ce qui a facilité le volume et la rapidité des échanges et généré davantage de recettes douanières.
Rome a toujours suivi une politique orientale qui avait un bon sens économique à la fois d’un point de vue « impérial » abstrait et d’une perspective de richesse privée. Il est peu probable que toutes ces décisions astucieuses sur le plan commercial aient été une simple conséquence involontaire plutôt qu’une considération centrale dans la prise de décision impériale.
Les guerres de Rome en Orient n’étaient pas exclusivement dues à la soif de l’empire pour la soie, le poivre, l’encens, les perles, les épices, l’ivoire et l’écaille de tortue ; le désir de contrôler le commerce lucratif des marchandises en provenance de l’Orient n’était pas déconnecté des pratiques militaires et politiques de Rome. L’expansion romaine vers l’Est était cohérente avec une politique qui cherchait à la fois à faciliter le commerce et l’investissement dans ces régions pour les sujets romains et à prendre progressivement possession des centres commerciaux qui étaient à portée de main. L’accumulation de richesse par le biais des intérêts sur les prêts aux marchands romains engagés dans le commerce extérieur et la liquidité immédiate fournie par le pillage étaient des tentations auxquelles les aristocrates romains n’étaient pas disposés à résister, malgré leur aversion stoïcienne pour la décadence connotée par certaines marchandises orientales.
L’émergence de Rome en tant que centre majeur du système-monde à la fin du premier millénaire d’une part, l’habitude des voyages maritimes vers la mer Rouge et la connaissance du régime des vents de mousson par les marins arabes, cinghalais et indiens d’autre part, a conduit à l’expansion des connexions commerciales entre l’Orient et l’Occident. C’est à ce moment de l’histoire mondiale que se met en place la « première économie mondiale eurasienne » reliant l’Occident à l’Orient. Certains historiens parlent aussi d’un « premier système-monde eurasiatique », aussi bien terrestre que maritime.
Dans le cadre d’une histoire plus large des échanges commerciaux, le commerce de l’Empire romain en Orient doit être considéré dans ce contexte historique mondial de l’activité commerciale. Au début de la période romaine (du Ier siècle avant J.C. au IIIe siècle après J.C.), cette activité commerciale faisait partie d’un système plus large d’échanges commerciaux entre au moins sept régions de l’économie mondiale, alors qu’au début de l’âge du bronze, l’activité commerciale était plus régionale et que les connexions commerciales de la Méditerranée orientale à travers les régions (mer Rouge, Golfe Persique, océan Indien) à l’Asie du Sud-Est et à l’Asie de l’Est n’étaient pas du tout développés.
Helvin Seland décrit plutôt bien le système-monde antique centré sur l’océan Indien. Au tournant de l’ère chrétienne, l’océan Indien était un noyau du commerce mondial. A travers l’Inde, le système-monde se connectait à l’est à la Chine et au nord à l’Asie centrale. Par la mer Rouge, elle était reliée au système méditerranéen et, par les ports africains, au continent africain. L’océan Indien reliait indirectement les trois grandes puissances de l’époque, l’Empire romain, les Parthes, plus tard la Perse sassanide et la Chine Han, mais n’était sous le contrôle direct d’aucune d’entre elles.
Matthew Fitzpatrick rappelle que ce moment clé de l’expansion du monde romain vers l’océan Indien correspond à une phase A du cycle d’expansion repéré par Andre Gunder Frank et Barry Gills dans « World System Cycles, Crises, and Hegemonic Shifts, 1700 BC to 1700 AD” (1993) puis Philippe Beaujard dans “From Three Possible Iron-Age World-Systems to a Single Afro-Eurasian World-System” (2010). Selon lui, « The Periplus offers perhaps the most thorough insight into how the Roman economy interlocked with antiquity’s broader economic network. The document itself was produced, it is generally accepted, between 40 and 70 c.e., as Rome’s trade in the Indian Ocean was nearing its peak. Interestingly, this places it firmly within the window suggested by the world system theorists Andre Gunder Frank and Barry Gills for an “A” phase in global economic cycles, when trade linkages between various regions within the Indian Ocean oikumene were at their peak. While their “B” phase, beginning in the third century c.e., coincides with the hitherto assumed date of the dwindling use of the Indian Ocean artery by Roman traders linked to the disruption to Sino-Indian trade triggered by the warfare occasioning the end of the Han Empire in the early third century, recent archaeological evidence has suggested that Roman trade continued, albeit at a reduced level, into the sixth century […]. Using the Periplus, along with other archaeological and written sources from India and China, it is possible to elucidate not only the dimensions of classical global trade, but also to confirm the centrality of India to the global economy during the same period, enabling the “provincializing” of Rome within the global classical economy. Although Rome was clearly the economic and military hegemon of the Mediterranean basin, and, in a fictitious hermetically sealed Roman imperial system, would have played the role of “core” in any peripherycore transfers of surplus from its provinces, this was not the complete nature of the Roman economy. Rome’s capacity to extract surplus from a periphery via taxation, through the control of valuable assets from a periphery via taxation, through the control of valuable assets such as mines, and from the sporadic spoils of conquest was of course such as mines, and from the sporadic spoils of conquest was of course limited to its empire. Wealth was transferred from its provinces in two limited to its empire. Wealth was transferred from its provinces in two directions—directly to trading partners external to Roman control, directions—directly to trading partners external to Roman control, and to metropolitan Rome, and thence to zones external to Roman and to metropolitan Rome, and thence to zones external to Roman control through loans to merchants engaged in Eastern trade. As such, it is arguable that, if the core of a world system is defined by its capacity to extract surplus from a peripheral zone, the Roman Empire lacked the capacity to act as the “core” of the global economy in its trade relations with its external trading partners—including the various commercial hubs of India, Parthia, Sabaean Arabia, and Axumite Africa. Rome was unable to dictate the terms of trade with the East and, as a result, continued to leach a proportion of its imperial surplus to Indian Ocean trading hubs ».
La discussion sur la « mondialisation » en tant que processus historique devrait se concentrer sur les réseaux et les systèmes plutôt que sur la géographie physique. C’est la connectivité qui crée le réseau systémique et met les sociétés en contact entre elles. Il peut donc y avoir une réelle mondialisation même si toute la planète n’est pas concernée. Le système-monde antique, centré sur l’océan Indien, consistait en des réseaux d’interconnexion provenant de ports romains, aksoumites, arabes, perses et indiens. Il comprenait des échanges de produits de prestige et de luxe (Wallerstein), mais aussi des produits de subsistance, des métaux communs, des outils et des textiles ordinaires (Chase-Dunn, Hall, Frank, Gills).
Enfin, cette mondialisation antique produite à partir des échanges marchands a entraîné des échanges civilisationnels importants. La mondialisation exige non seulement que les continents échangent des marchandises en permanence, mais aussi que cela ait un impact durable sur tous les partenaires commerciaux.
Selon Pline l’Ancien, les échanges commerciaux entre Rome et l’Inde ont été accélérés lorsque les Grecs de l’Egypte lagide ont commencé à maîtriser les vents de la mer Erythrée, à la fin du IIe siècle avant J.C. Mais pour Strabon, ces échanges n’atteignent pas la portée qu’ils ont après qu’Auguste ait assuré la paix en mer Méditerranée et en mer Rouge. La fin des guerres civiles, la lutte contre la piraterie, l’unification douanière de l’empire (après l’annexion de l’Egypte), ont renforcé le commerce direct avec l’Orient.
La plupart des historiens soutiennent l’idée d’un courant à sens unique jusqu’au IIe siècle avant J.C. : seuls les marins arabes, indiens et cinghalais maîtrisaient suffisamment les vents de la mousson pour se rendre dans les ports de l’Arabie heureuse ou de l’Afrique orientale. A partir du IIe siècle avant J.C., les marins grecs commencent à comprendre le fonctionnement annuel de la mousson et son inversement à chaque saison : ils sont alors capables de se rendre eux-mêmes en Inde par la mer, et non plus par les voies terrestres de l’ancien empire achéménide, devenu l’empire d’Alexandre le Grand puis l’empire séleucide. Les ports lagides de la mer Rouge prennent une place plus importante dans les échanges de longue distance.
Les historiens (Helvin Seland, Roberta Tomber, Steven Sidebotham, Sing Chew, Gary Keith Young, Matthew Cobb, André Tchernia, Philippe Beaujard) s’accordent ensuite pour reconnaître que l’annexion de l’Egypte en 30 avant J.C. a facilité le régime douanier entre les ports méditerranéens et ceux de la mer Rouge. La Pax Romana a ensuite accéléré les échanges et multiplié les ports d’escale sur la côte de l’Arabie heureuse et sur la côte des Aromates. Les connexions avec l’Inde se font de plus en plus importantes (120 navires par an, selon Strabon). S’ouvre alors ce que Helvin Seland a nommé « une nouvelle phase de la globalisation antique, ou de l’oekouménisation de l’océan Indien » et ce que Philippe Beaujard appelle « le premier système-monde afro-eurasien ».
Entre septembre 31 avant J.C. et juillet-août 30 avant J.C., Octave vainc son rival Antoine et s’empare de l’Egypte ptolémaïque, qui devient une préfecture. Devenu Auguste, le nouvel empereur contrôle alors directement toutes les côtes de la Méditerranée orientale. Le régime politique, civique, fiscal et douanier des Lagides est modifié pour se conformer au reste de l’empire romain.
Cela fait, Auguste décide de lancer deux expéditions aux frontières orientales de l’empire :
- la première contre le royaume de Saba dans l’Arabie heureuse (l’actuel Yémen) entre 25 et 24 avant J.C. L’expédition est menée par le préfet d’Egypte, Aelius Gallus et crée un nouveau royaume client : le Himyar, qui annexe le royaume de Saba.
- la seconde en direction de l’« Ethiopie » (la côte trogodyte et le royaume d’Aksoum) entre 24 et 22 avant J.C. L’expédition est menée par le nouveau préfet d’Egypte, Publius Petronius.
Peu à peu, les rives de la mer Rouge, déjà valorisées à l’époque ptolémaïque, sont développées par les armées romaines. La côte dite « Trogodyte » est tracée de plusieurs routes pavées, puits (hydreumata), citernes (lakkai), stations (hospitia) et forts (praesidiae) qui assurent l’efficacité du commerce avec l’océan Indien. Sans doute des chantiers de construction navale ont-ils également été ouverts sur le littoral.
Pourquoi la préfecture d’Egypte a-t-elle tant investi dans la création d’infrastructures et la protection des routes du Sahara oriental ? La réponse la plus évidente est celle de la fiscalité. En effet, le commerce avec l’Inde (en place depuis deux siècles) est l’une des ressources les plus lucratives de l’Etat impérial. Les douanes prélèvent (ici comme dans les autres cités marchandes telles que Pétra, Palmyre, Gaza, Antioche…) une taxe de 25% sur les produits venus d’Arabie et d’Orient !
L’apogée du commerce entre les Romains et les Indiens s’est produite du Ier siècle avant J.C. au IIIe siècle après J.C. De grandes quantités de marchandises ont été échangées à partir de l’Egypte via la péninsule arabique, le golfe Persique, l’Afrique orientale avec le sous-continent indien et Ceylan. Strabon note que la flotte augustéenne stationne à Arsinoé. Chaque année, 120 navires partiraient de Myos Hormos jusqu’à Mouziris.
Qu’échange-t-on entre la mare nostrum des Romains et les mondes de la mer Erythrée ? Le Périple de la mer Erythrée (milieu du Ier siècle) laisse entendre l’importance des échanges abondants, non seulement de produits rares, mais aussi de produits courants. Ainsi, à Barbarikon, au milieu du Ier siècle, les navires apportent une grande variété de vêtements, du corail rouge de Méditerranée, du corail noir de la mer Rouge, du styrax, des pierres précieuses africaines, de l’encens d’Arabie, de la vaisselle (de verre, d’argent et d’or). A Barygaza, les fouilles ont montré la présence de nombreux articles importés comme les amphores vinaires, le cuivre, le plomb, l’étain, le styrax d’Egypte et le mélilot (fleurs parfumées), le verre blanc, la sandaraque (gomme végétale pour la préparation des vernis). Les fouilles menées depuis 20 ans à Berenikè confirment la nature de ces échanges dans le sens Méditerranée-Inde.
Les archéologues tiennent désormais un meilleur compte de l’ensemble des trouvailles céramiques du IIIe siècle avant J.C. au IIIe siècle après J.C. Les découvertes montrent la diffusion de la céramique sigillée romaine, transportant du vin de Bétique (Haltern 70) ou de Tarraconnaise (Pascual 1), de l’huile de Bétique (Dressel 20) et des sauces et salaisons de poisson (Dressel 7-8). Mais les chercheurs ont aussi mis au jour des amphores gauloises, africaines, égyptiennes. Une analyse plus fine encore met en évidence des céramiques sigillées originaires de Syrie du Nord (Eastern Sigillata A) et d’Asie Mineure (Eastern Sigillata B).
Dans le sens inverse, le monde méditerranéen et la péninsule arabique contiennent des restes de céramiques origines d’Inde : il s’agit d’une céramique décorée à la roulette (Rouletted Ware/RW). L’origine de cette céramique particulière a été localisée dans la région de Chandreketugarh-Tamluk, dans le delta du Gange. Elle s’est diffusée dans toute l’Inde, ainsi qu’à Ceylan et dans la vallée du Fleuve rouge (Tonkin), ainsi qu’en Occident. Une autre céramique, plus fine, à décor rouge brillant (Red Polished Ware/RPW) a été fabriquée dans le Gujerat. Enfin, d’autres formes (de jarres, de casseroles, de plats…) étaient produites en céramique grossière dans les ports du Gujerat et de Malabar : ces céramiques ont été retrouvées dans des lieux que fréquentaient les marins indiens. D’autres céramiques, façonnées avec des outils de bambous, ont été retrouvées aussi bien à Berenikè, Myos Hormos, Moscha Limèn et Mouziris. Il s’agit vraisemblablement de vaisselle importée comme équipement des navires indiens fréquentant la mer d’Oman et la mer Rouge.
Les élites grecques et romaines possédant suffisamment d’argent pour se le permettre peuvent s’offrir des aromates, du sésame, des épices (poivre blanc, poivre noir, poivre long plus rare et plus cher, cannelle, cardamome), des aromates (clou de girofle, noix de muscade), de la noix de coco, des animaux vivants (principalement des primates), des peaux d’animaux (lion, tigre, léopard…), des pierres précieuses (turquoise, diamant, agate, béryl, cornaline, onyx, jade, améthyste, rubis, fluorite, obsidienne d’Erythrée, perles de Ceylan, lapis-lazuli originaire d’Afghanistan, saphir de Bactriane), des bois précieux (santal, ébène, teck), de la soie, de la mousseline, du coton, de l’indigo ; de l’encens d’Arabie. Les apothicaires utilisent le poivre comme antiseptique, fabriquent des pharmacopées à partir de macer (contre les hémorragies et la dysenterie), des « larmes de Job » (des baies médicinales originaires d’Asie du Sud-Est, utilisées contre les troubles intestinaux) ou du bdellium (une gomme extraite d’une variété indienne d’arbre à myrrhe). Ils achètent aussi du malabathrum originaire des confins de l’Himalaya (Inde du Nord, Chine du Sud-Ouest) : il s’agit de la feuille de certaines variétés de canneliers, qui sert à produire du camphre. D’autres variétés de cannelier (en particulier à Ceylan) permettent de transformer son écorce en rouleaux de cannelle.
Au IIe siècle, c’est incontestablement Trajan qui donne une nouvelle impulsion pour le développement du commerce en mer Rouge, au tournant du Ier et du IIe siècle. Les Antonins profitent peut-être d’une reprise des échanges permise par Dioclétien, mais rien ne permet de prouver cela. En tout cas, Trajan bénéficie d’une vraie dynamique qui a précédé son accession au trône et qu’il a su mettre à profit. Trajan et Hadrien ont renforcé la sécurité de la navigation en luttant contre la piraterie en mer Rouge qui se développait à partir du royaume d’Himyar ; ils ont aussi multiplié les travaux routiers et la restauration de praesidia le long des routes égyptiennes entre le Nil et la mer Rouge.
Au milieu du IIe siècle, la piraterie se développe à nouveau. De nouvelles installations de garnisons visant à renforcer la sécurité du transport sont réalisées, comme une vexillatio sur les îles Furasân en 144. Sous Marc-Aurèle, les relations semblent à nouveau excellentes : c’est au milieu du IIe siècle que navigue l’Hermapollon, et des Romains (probablement sur une initiative privée) se rendent même en ambassade en Chine en 166.
L’Hermapollon est une corbita (un navire de haute mer) qui est connu grâce au papyrus Vindobonensis G 40822, publié en 1985 par H. Harrauer et P.J. Sijpesteijn et étudié récemment par Federico de Morelli et Federico de Romanis.
Cet exemple illustre le trafic de l’océan Indien au IIe siècle. Le papyrus décrit le contenu des cales d’un gigantesque navire de 635 tonneaux : l’Hermapollon, de retour en mer Rouge depuis Mouziris (dans le sud-ouest de l’Inde/l’actuel Etat du Kerala). Il contient au recto un contrat de prêt précisant les conditions de remise des marchandises à la douane de Coptos et à celle d’Alexandrie, ainsi que la nature de l’hypothèque à verser en cas de non-remboursement. Le verso détaille le poids et la valeur des marchandises importées.
Le document est parcellaire. Cependant, une étude approfondie et une série d’interprétations ont permis à Federico de Romanis de fournir une analyse précise de ce navire, de sa cargaison, de ses armateurs et des taxes qu’il rapporte à l’Etat romain. Le recto du papyrus conserve un contrat de prêt pour le transport de marchandises qui seront ramenées de Mouziris depuis un port de la mer Rouge à Coptos. Le verso est une déclaration de la cargaison rapportée, probablement à la douane d’Egypte, afin de calculer le montant des taxes à acquitter à l’entrée dans l’Empire romain. En effet, la arabarques de la douane romaine imposent le tetartê (une taxe de 25%) pour les produits d’Orient qui entrent dans l’Empire. Aux sommes fournies par le papyrus, il faut donc ajouter 25% pour découvrir la cargaison totale transportée depuis l’Inde.
Trois articles sont facilement lisibles sur le papyrus : le nard, des défenses d’éléphant et des morceaux d’ivoire. La valeur du nard telle qu’indiquée sur le bordereau est de 45 talents ; celle des défenses en ivoire est de 76 talents et 5 575 drachmes ; celle de l’ivoire en morceau est de 8 talents et 5 882,5 drachmes. Ces trois cargaisons ne représentent que 12% de la valeur totale du navire, et leur montant s’élève à 130 talents et 5 157 drachmes.
De quoi se composait le reste de la cargaison de l’Hermapollon ? Il est difficile de le dire de manière catégorique. Cependant, il s’agissait avant tout de produits capables de servir de ballast afin d’équilibrer le navire de très fort tonnage lors de sa navigation en haute mer. Les historiens pensent aujourd’hui que le commerce de longue distance n’était pas réservé aux seuls produits de luxe consommés par l’aristocratie romaine : ce commerce aurait coûté davantage qu’il n’aurait rapporté. Il n’aurait finalement pas été rentable. A l’inverse, des marchandises précieuses ont effectivement été achetées en-dehors de l’Empire romain, mais elles ont été transportées à côté d’autres marchandises plus quotidiennes mais qui étaient assez rares en Occident pour justifier leur importation à grande distance, comme certaines essences de bois, certaines pierres, certains biens alimentaires… Comme tous les citoyens pouvaient théoriquement s’offrir ces biens « exotiques », ils offraient le double avantage d’enrichir assurément le marchand qui les faisait entrer dans l’Empire tout en lui assurant un meilleur équilibre dans les cales de son navire lors de la traversée de la haute mer.
Pour de Romanis, le poivre noir, le malabathrum et les écailles de tortue constituaient la valeur et le poids restant de la cargaison de l’Hermapollon. Ses calculs l’amènent à penser que le poivre noir représentait à lui seul 67% (ou au moins les 2/3) de la valeur totale du navire, soit environ 772 talents et 5 377,5 drachmes ; le malabathrum représentait 19% de la cargaison et sa valeur était de 223 talents et 3 429 drachmes ; les écailles de tortue représentaient 2% de la cargaison et leur valeur était de 248 talents et 1 317 drachmes. Le total de la valeur nette de la cargaison du navire (après le prélèvement des taxes de 25%) était donc de 1 151 talents et 5 852 drachmes.
En résumé, d’après le Papyrus de Mouziris, l’Hermapollon transportait de l’ivoire en grande quantité, 167 défenses complètes d’éléphant pesant plus de 3 tonnes, des morceaux de défense pour un peu plus d’une demi-tonne, des écailles de tortue, du nard gangétique, mais la plus grande partie de la cargaison était constituée de poivre (550 tonnes) et de malabathrum (75 tonnes). Sa cargaison totale peut être évaluée à une valeur de 7 millions de sesterces (alors que la fortune minimale pour pouvoir faire partie de l’ordre sénatorial dans l’Empire romain était de 1 million de sesterces). Le prix du poivre indiqué par le bordereau de douane montre étonnamment qu’il s’agit d’un produit presque banal, sans doute parce que les navires qui viennent le charger sont nombreux. Pour l’ivoire, au contraire, son prix très élevé montre que les Romains n’accédaient pas encore, ou difficilement, aux éléphants. Ce n’est qu’à la fin de l’Antiquité que l’ivoire devient un produit plus courant.
Il faut insister sur l’importance fiscale du commerce entre la Méditerranée romaine et la mer Erythrée (l’océan Indien) : l’Etat romain perçoit une taxe douanière d’un quart de valeur sur toutes les importations commerciales franchissant les frontières de l’Empire. Une inscription du IIe siècle provenant d’une tour funéraire à Palmyre (province de Judée) rapporte comment des biens de caravane de soie d’une valeur de plus de 360 millions de sesterces ont été évalués pour l’impôt lorsqu’ils sont entrés en Syrie romaine. Comme ce commerce valait environ 360 millions de sesterces, la taxe douanière (tetartè) étant de 25%, il aurait rapporté environ 90 millions de sesterces au trésor impérial. Pour mettre ce chiffre en contexte, 90 millions de sesterces représentaient les coûts annuels de huit légions ainsi que de leur soutien auxiliaire (80 000 soldats).
Jusqu’au milieu du IIIe siècle, une nouvelle instabilité en Arabie heureuse entraîne un relâchement du contrôle sur la mer Rouge. Le royaume de Saba tente de retrouver son indépendance en se révoltant contre le royaume d’Hadramaout dans les années 220. Saba victorieux doit ensuite résister aux incursions du royaume d’Himyar, qui finit par l’annexer vers 275. A la fin du siècle, le Himyar annexe également le royaume vaincu d’Hadramaout. Parallèlement, les royaumes de Saba et d’Himyar font face aux attaques du royaume d’Aksoum.
A partir du IIIe siècle, cependant, le commerce avec l’Inde ralentit. Ce ralentissement n’est pas tant dû à une crise au sein de l’Empire romain (51 empereurs entre 235 et 284) ou à une insécurité liée au comportement des peuples voisins (en particulier les Alamans, les Goths, les Parthes puis les Sassanides) et aux épidémies, même si les empires Han, Parthe et Kouchan disparaissent en 220, 226 et 250, et que Constantinople remplace Rome comme principale cité méditerranéenne au début du IVe siècle. Le repli du système-monde afro-eurasien est plutôt corrélé à une redistribution structurelle des réseaux du commerce indien vers l’Indonésie, les péninsules malaise et indochinoise et la Chine, c’est-à-dire que le centre du système-monde se déplace vers l’Orient et fait de la Méditerranée une simple périphérie qui peine à s’approvisionner. L’Inde et Ceylan exportent désormais davantage de perles, sucre, cotonnades, vers l’Orient que vers l’Occident ; c’est l’époque de « l’indianisation » des sociétés du Sud-Est asiatique, visible à travers la diffusion de l’écriture sanscrite et dans le développement des sanctuaires bouddhistes. Le nord du golfe du Bengale, sous la domination de l’Empire gupta, devient le nouveau cœur de ce réseau commercial et la Méditerranée devient une périphérie éloignée.